Depuis sa victoire à l’élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron mène une entreprise de saccage de la vie politique française. Non content d’avoir siphonné les cadres d’un Parti socialiste en déshérence il y a cinq ans, celui qui se présente comme « ni droite ni gauche » vient de ravir aux Républicains nombre de ses têtes et de ses électeurs. Dans la confusion, une partie de la gauche s’affichant pro-européenne, scientiste et anti-autoritaire se rallie encore explicitement ou par défaut au bloc macroniste. Alors que le Président réélu assume de plus en plus son ancrage à droite, ce positionnement pose question et mérite d’être analysé.
On sait depuis longtemps qu’il existe diverses manières d’être de gauche, et mille et une raisons de continuer à se taper dessus par organisations interposées entre sociaux-démocrates, trotskystes, autonomes ou néo-stalinien-nes. Ce que l’on sait moins, c’est que si la jambe gauche du macronisme est une jambe de bois, celle-ci ne s’est pas vermoulue en cinq ans grâce aux efforts intellectuels d’une gauche bourgeoise – auto-proclamée « gauche intellectuelle » – sourde aux questions sociales et enfermée dans une posture de dénigrement perpétuel de tout ce qui n’est pas elle.
Qu’est-ce que la gauche macroniste ?
L’expression « gauche macroniste » ressemble à un oxymore. En effet, elle recouvre davantage une réalité sociologique et discursive que politique. Elle désigne une partie de l’intelligentsia de gauche ayant, par pessimisme et souci de distinction avec son milieu politique, abandonné tout espoir réformiste – ne parlons même pas ici de révolution – et tout intérêt pour le rapport de force. Cette intelligentsia composée de commentateurs universitaires ou amateurs se caractérise par ses privilèges de classe, son capital culturel et son élitisme. Elle forme une tendance fantôme produisant ses effets dans le réel : en effet, elle a par exemple activement milité contre la présence de la gauche mélenchoniste au second tour de l’élection présidentielle 2022, arguant du fait que cette gauche-là, infréquentable, ne méritait pas ses services, et que le bon peuple pouvait bien attendre cinq ans de plus pour sortir de son asphyxie.
La gauche macroniste est une anomalie historique, un humanisme contrefait et une falsification idéologique : aucun de ses représentants ne se dira proche de Macron. Pire, ils et elles ne mâcheront pas leurs mots pour critiquer la politique éducative de Jean-Michel Blanquer, les excès sémantiques de Gérald Darmanin ou la bêtise de Marlène Schiappa. Mais à chaque échéance importante, cette gauche brillera par son absence, sa lâcheté ou ses atermoiements. In fine, il n’y aura plus personne lorsqu’il faudra critiquer la destruction de l’école et la mise en danger du personnel de l’éducation nationale pendant la crise du Covid, la saignée de l’hôpital ou les dissolutions antidémocratiques et islamophobes de Darmanin.
Pléthores d’exemples existent pour personnifier cette posture. Prenons Guillaume Duval, ancien journaliste chez Alternatives économiques : voilà un homme de gauche raisonnable, social-démocrate, keynésien, anti-marxiste et très écouté sur les réseaux sociaux. Guillaume Duval n’est pas un phare de la pensée, mais il est utile de se rendre sur sa page de temps en temps afin de prendre la température souvent tiédasse d’une gauche centriste ignorant la lutte des classes. L’économiste a été conseiller de Yannick Jadot durant la campagne 2022, ce qui est son droit le plus strict, mais au lieu de donner de la force aux idées sociales et écologistes, Duval a consacré toute la campagne à des attaques en règle contre l’Union populaire de Jean-Luc Mélenchon. Et s’il y a bien des choses à reprocher au patron des insoumis, notons bien quels furent les arguments de Duval : Mélenchon est un homme qui n’est pas clair sur son rapport à la Russie poutinienne. Jusqu’ici, tout va bien, nous sommes d’accord, c’est peu ou prou le cas de tous les partis ou candidats français. L’anathème jeté, la conclusion est sans appel : il n’est pas possible de reconstruire la gauche autour de Jean-Luc Mélenchon, jugé comme un équivalent de Le Pen, comme le veut la désormais bien connue doxa réactionnaire des macronistes.
Guillaume Duval se fait retoquer par de nombreux-ses internautes qui lui rappellent qu’en temps d’hégémonie culturelle de l’extrême droite, avec un Président de la République détesté car autoritaire, raciste, islamophobe et antisocial, il y a un intérêt certain à tenter de placer la gauche au second tour plutôt que Marine Le Pen, et ce, même si cette gauche laisse à désirer. Et soudain, voilà notre économiste parti sur une autre bataille, celle de la pédagogie : alors que Jadot culmine à 6 % des intentions de vote et Mélenchon à 12 %, il est nécessaire de bien comprendre qu’il vaut mieux voter écolo qu’insoumis, parce que Jadot est le seul candidat de gauche capable de l’emporter au second tour. Délicieuse pensée magique, mais cela ne s’arrête pas là : au moment où Jadot s’effondre et que Mélenchon remonte, Guillaume Duval explique que l’insoumis n’ayant aucune possibilité de se qualifier au second tour, Le Pen étant trop haute et Macron indéboulonnable, il vaut mieux pour les électeurs et électrices de gauche ne pas tenter de regroupement stupide avec un dictateur en puissance et donc voter pour n’importe quel autre candidat de gauche – au hasard, Jadot.
Résultat des courses : au premier tour, Jean-Luc Mélenchon rate la seconde place à 1 % près derrière Marine Le Pen, et Yannick Jadot ne parvient même pas à 5 %. Merci à Guillaume Duval et, par extension, à tous ceux qui n’ont pas voulu se salir les mains.
Puis sans aucune gêne, dans le sillage des législatives, les statuts Facebook et les textes fleurissent pour annoncer un soutien à la NUPES. En jonglant habilement on peut expliquer qu’il est possible d’être en même temps contre un vote utile de gauche à la présidentielles en faveur de Mélenchon mais pour un vote de gauche utile aux législatives en faveur de la France Insoumise.
Sur le front syndical, dans les services publics, dans la rue et ailleurs, nous avons été nombreux-ses à nous battre d’arrache-pied durant cinq ans pour obtenir des miettes de miettes. La machine est grippée, ou plutôt, elle marche trop bien pour celles et ceux qui souhaitent nous mettre En Marche. Notre énergie a été dispersée aux quatre coins de nos lieux de travail et de nos existences, notre idéalisme a subi des coups de cutter successifs et parfois même, nos corps et ceux des personnes que nous souhaitions protéger ont été violentés. À ce constat terrible qui parlera à n’importe quel-le militant-e de l’ère Macron, les intellectuels bourgeois répondront : « Mais pourquoi vous ne respectez pas les procédures ? Pourquoi vous n’écrivez pas un courrier à Messieurs les ministres ? Pourquoi vous n’attendez pas les élections et ne votez pas pour le bon candidat que nous vous avons choisi ? Pourquoi écrivez vous “ni Macron ni le Pen” sur les murs des facs occupées? Pourquoi, en d’autres termes, vous ne jouez pas le jeu ? ». Et nous sommes sommé-es de remercier ces belles âmes qui daignent se pencher sur notre sort, ignorant tout de la réalité du terrain, crachant sur ce que nous avons enduré avec Macron, nous reprochant d’en faire notre ennemi du moment parce que bien sûr, nous ne comprenons rien du haut de nos petites places, car ce n’est pas un homme contre lequel nous devons lutter, c’est contre le capitalisme. Nous voilà bien avancé-es.
Pendant que des ouvriers, des profs, des artistes, des retraités, des jeunes, des femmes, des sans-emploi, des abstentionnistes, des sociaux-démocrates, des anarchistes, des déçus du macronisme, des banlieusards et des blédards de la diagonale du vide décidaient collectivement de se faire violence en donnant sa chance à la candidature de gauche la plus haute, petit radeau de sauvetage dans la tempête, une poignée de hauts-parleurs branchés à fond s’élevaient contre un risque autoritaire fictif, oubliant l’autoritarisme déjà en marche et le risque lepéniste. Prise de risque zéro et refus catégorique de se mêler à un élan commun. Face à l’intelligence collective et la nécessité du compromis, un mauvais remake de 2017 et la solitude des postures idéologiques.
Une position de classe, de sexe et de race
Nous parlons ici d’une gauche représentée non pas par des prolétaires ou des « sans-dents » mais d’une gauche CSP+, attachée à certains de ses privilèges et incapable d’empathie pour ce qui n’est pas elle. Cette tendance politique a certes des liens avec la nôtre, mais ses représentant-es, de par leurs habitus de classe et les positions sociales qu’iels occupent, ne sont pas empressé-es de dévier la marche du monde. En d’autres termes, iels ont le temps : le temps d’observer les catastrophes sans en prendre une gouttelette sur leur chemise, le temps d’analyser, du dessus, la casse de la démocratie, la recrudescence des haines et la fin des services publics sans en ressentir les effets.
La gauche macroniste est une position de principe qui ne souffre jamais d’oppositions franches à ce qui est. Inscrite dans le cadre dans lequel elle a été peu à peu contrainte, elle ne le remet pas en question, préférant l’ajuster en négociant le poids des chaînes portées par les autres. Dans l’air du temps, elle est anti-marxiste et ne comprend pas le rapport de force. Non contente de faire fît de la question sociale, elle traite l’écologie, le féminisme et l’antifascisme avec dédain, quand elle ne défend pas directement les islamophobes, n’aimant rien plus qu’invisibiliser les combats qui ne concernent pas la possibilité du confort de ses âmes.
La gauche macroniste se revendique tout de même féministe, antiraciste ou écologiste : cependant, ces mots se cantonnent chez elle à des modes, des hashtags, des slogans publicitaires. Son idéologie conservatrice est habilement camouflée derrière des concepts fétichisés, vidés de toute leur substance, « république », « Europe », « démocratie ». Elle tolère les féministes, les personnes racisées et les militants de gauche dans ses cercles tant qu’iels sont à son service mais elle ne leur autorise ni la liberté, ni l’égalité, ni la fraternité. « Les devoirs avant les droits », et le double de devoirs pour tout ce qui n’est ni petit.e bourgeois.e, ni blanc.
Durant le premier quinquennat Macron, cette gauche a pris soin de tenir un rôle critique éloigné de tout débat sérieux : il s’est agi de critiquer la communication gouvernementale mais pas son action, d’analyser les lois retorses sans s’y opposer, d’enfoncer tout détracteur plus bas que terre plutôt que d’appuyer des mouvements de révolte. À leur insu parfois, des personnes ayant voix au chapitre et faisant partie des important-es sont entrées dans une défense systématique de l’ordre établi pendant cinq ans. On se souvient que des intellectuels s’en étaient pris aux mouvements anti-Juppé de 1995 à coups de tribunes qualifiant les manifestants de « passéistes ». Nous avons assisté peu ou prou à la même chose vis-à-vis de tous les opposants à la Macronie, des Gilets jaunes aux anti-pass sanitaire, en passant par les militant-es pour les droits humains. Mystérieusement, pas un-e opposant-e n’était assez bien face au président des ultra-riches, et s’il y avait beaucoup à dire à propos de certains mouvements confusionnistes, il n’était pas possible d’ignorer la politique ultra-violente d’Emmanuel Macron et le confusionnisme irriguant tout l’appareil En Marche.
Comme dit précédemment, mais il convient de le répéter, l’idéologie n’a pas forcément été la motivation première de cette gauche macroniste : il y a aussi eu la peur. Et d’une crise à l’autre, des Gilets jaunes à l’Ukraine en passant par la pandémie, nous avons vu que cette gauche-là a toujours eu tendance à préférer se ranger derrière le costard d’Emmanuel Macron, en faisant passer sa couardise pour une nuance critique de gauche, plutôt qu’affronter la tempête en développant ses propres analyses.
La gauche macroniste est une petite bourgeoisie comme les autres… et une tendance de droite supplémentaire
La gauche macroniste est avant tout une position sociale, avec l’anxiété du déclassement qui en découle. C’est une petite bourgeoisie qui rêve de se faire une place au soleil à gauche, en s’organisant un petit business d’hégémonie culturelle.
L’avenir était possible, il était d’ailleurs le passé: l’hégémonie culturelle était à gauche, et avec elle, les idées du Bien. On pouvait imaginer une carrière à dire le Bien en le facturant quelques euros par mois en conférence, à écrire le Bien et à le vendre sous forme de livre ou de revues, à donner des cours de Bien à la fac avec un poste de Docteur ès Bien, à fonder et se faire subventionner un think tank de réflexion sur le Bien. A se coopter entre soi évidemment, en appliquant la qualité du Bien à ses ami-es, aux gens dont on a besoin, pour son jury de thèse, pour une interview, pour une tribune prestigieuse, et en considérant que quiconque n’est pas coopté dans le cercle, par définition n’est pas le Bien.
Puisqu’on se permet de vendre de l’hégémonie culturelle c’est qu’on la possède, et que logiquement ceux qui ne la vendent pas, c’est qu’ils ne la possèdent pas. En clair si on ne vend pas de livre et de conférence sur les droits de l’homme ou l’anti-poutinisme c’est la preuve qu’on n’est pas pour les droits de l’homme et qu’on soutient Poutine. «Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule de l’impérialisme économique, » aurait dit Carl Schmitt, un précepte que cette gauche dite macroniste a décidé de prendre au pied de la lettre et d’appliquer à gauche.
Dans le monde sans conflit de la gauche macroniste, tout ce beau modèle devait normalement continuer de prospérer. Le problème est qu’un double mouvement est venu doucher ces espérances. D’abord l’extrême droite a, pendant un temps, conquis l’hégémonie culturelle, et le business de vente d’hégémonie culturelle est passé à la réaction.
Dire qu’il faut interdire le burkini dans les piscines, le voile dans la rue, les musulmans aux élections, voilà ce qui se vend actuellement – comme on l’avait analysé dans cet article. Les Think Tanks, les journaux comme Franc Tireur ou Front Populaire, les livres de Rachel Khan les discours de Gilles Clavreul ou les tweets de Raphaël Enthoven occupent les chroniques “idées et débats” ou les rayons « meilleures vente », et ils sont difficile à remplacer sur les étals sans reprise d’une partie de leur discours, celui d’un extrême centre mettant au même niveau gauche mélenchoniste et extrême droite lepéniste. Une autre version de Macron qui remerciait à titre égal Poutou et Zemmour pour leur participation à la campagne au soir du premier tour.
Et là le business model devient très compliqué, car pour continuer à vendre le Bien, il faut l’enrober dans des trucs de droite. Les droits de l’homme, oui, bien sûr, mais avec une interview dans une revue michéiste rouge-brune comme le Comptoir; l’Europe évidemment, dans la prestigieuse revue Esprit, mais en discussion avec l’avant garde intellectuelle du souverainisme chevènementiste; le renouveau de la gauche par l’écologie, mais barré du titre « Retour de la Nation! » ; la tribune anti-Poutine pour la Syrie, certainement, mais avec des macronistes islamophobes haïssant la gauche… Les relations étaient déjà complexes et les tensions visibles entre une gauche qui produit les luttes et sa bourgeoisie qui voulait les vendre au plus offrant : la nécessité pour la gauche macroniste de compromettre les idées qu’ils reprennent pour mieux les revendre ont rendu les choses encore plus insupportables.
Puis la gauche radicale de la France Insoumise a mis la main sur la social-démocratie, aspirant à gouverner. Mélenchon a toujours tenu sa place de responsable politique social-démocrate, dénonçant les casseurs en manifs et faisant des élections pour être élu. En tout état de cause, si la France Insoumise devient la social-démocratie, que devient la social-démocratie qui n’est pas la France Insoumise?
Sous ce double effet, l’espace du « Bien » s’est retrouvé d’un coup entre Macron et Mélenchon, c’est-à-dire réduit à néant, et les figures qui squattaient les chefferies dans cet espace se sont retrouvées sans trône, voire sans chaise ni tabouret. Coincé-es, iels ne peuvent désormais plus être grands mandarins, tout en refusant de ne plus l’être, ayant fait de leurs positions un métier. Il ne leur est plus possible de demeurer sur une position qui n’existe plus, mais ils ne peuvent pas non plus se déplacer. Misères de la professionnalisation de la vie politique.
Iels sont coincés, car pour continuer à vendre des livres ou des conférences, il faut rester sur place. On peut difficilement revenir sur ce que l’on a dit l’année d’avant si on l’a gravé dans le marbre d’un livre que l’on doit continuer de vendre. Le problème est identique pour les conférences: difficile de changer d’avis ou d’admettre qu’on s’est planté quand on a imprimé des affiches ou vendu des billets à 19 euros 99. Qui dit professionnalisation de la politique dit postes, financements, think tank, et négociations perpétuelles pour des places individuelles… Ce qui engendre une proximité avec le pouvoir et un emploi du temps tellement chargé qu’on n’a plus de place pour faire autre chose. Pour avoir un CDI d’idéologue, il faut postuler auprès du pouvoir puisque c’est lui qui signe les CDI.
La professionnalisation des positions militantes est inévitablement destinée à se mettre au service du pouvoir : cela a toujours été vrai à droite comme à gauche. C’est aussi comme cela que d’une bourgeoisie de gauche classique, on est passé à une gauche macroniste, c’est-à-dire à une énième nuance de droite.
Printemps républicain modéré
À courir sans tête entre la gauche et le macronisme tout en jurant qu’il est la seule vraie gauche et la plus haute morale, à fustiger le poutinisme et l’antisémitisme de gauche pour mieux en exempter ses amis, son petit cercle ou soi-même, ce courant se précipite lui-même dans l’avenir inévitable d’un nouveau Printemps républicain. On rejoue ici la fameuse « tenaille identitaire », mais dans une version nouvelle, entre la gauche et le macronisme. On se lamente à la fois d’être victime d’un macronisme qu’on n’ose pas complètement rejoindre et de la gauche sur laquelle on ne peut plus régner. Il n’existe donc qu’une seule voie possible: tenter à tout prix de recréer un espace politique entre Macron et Mélenchon. Et tant pis si cet espace n’a plus aucune raison d’être, car ces gens ont besoin d’exister politiquement, puisque le sermon politique est leur métier et qu’il leur faut se battre pour conserver leur position sociale.
Jouer la victime de la tenaille entre Macron et Mélenchon, se réclamer de la vraie gauche en tapant continuellement sur la social-démocratie devenue trop radicale, devoir être proche du pouvoir pour avoir des postes et financer la professionnalisation de sa posture politique. Trois éléments qui sont les trois piliers ayant fondé le Printemps républicain, condamnant ces gens à suivre exactement le même chemin.
Cette tendance au Printemps républicain « modéré » était déjà en germe avant d’éclore durant la campagne présidentielle. En 2018 par exemple, une tribune dans le monde se vantait de répondre à la théorie du “nouvel antisémitisme”. Cette théorie réactionnaire et raciste explique qu’il existe une spécificité de l’antisémitisme “islamiste” diffusé dans la communauté musulmane, sensé avoir remplacé le vieil antisémitisme. Or, que dit la tribune qui prétend lutter contre cette théorie? Elle explique qu’il existe bel et bien une spécificité de l’antisémitisme “islamiste” diffusé dans la communauté musulmane, que les théoriciens du « nouvel antisémitisme » soulignent, « à raison, le rôle délétère des islamistes et de leurs réseaux idéologiques, lesquels partagent les obsessions antisémites de l’extrême droite et d’une partie de la gauche radicale. Il est hors de question de minorer cette réalité » que nombre des partisans de la théorie du nouvel antisémitisme sont honorables, et qu’il est tout à fait possible de « dénoncer les mésusages du concept d’islamophobie ». On saluera la nuance.
Tout est ici en germe: la création d’un espace politique entre gauche radicale et printemps républicain, la récupération de toutes leurs idées pour les amener à gauche dans une grande tribune qui dénonce, non pas le fond raciste et islamophobe, mais seulement la forme un peu trop radicale.
Et cet éternel schéma qu’il faut sans cesse reproduire: préserver l’islamophobie, mettre sur un même plan l’extrême droite islamophobe et les décoloniaux qui dénoncent l’islamophobie d’état, draguer les souverainistes, pondre des tribunes pour expliquer que contre le fascisme, on préfère Macron et Darmanin plutot que Mélenchon, taper sur sa gauche, se faire récupérer sur sa droite… et refaire éternellement le mouvement du Printemps Républicain…
En définitive, la conclusion à laquelle ces discours aboutissent est toujours la même : la tyrannie des minorités juive et arabes maintiendrait la gauche sous emprise et ce serait donc contre ce double mouvement qu’il faudrait lutter pour promouvoir le « commun », qui est en fait incarné par leurs individus.
L’Europe sociale, oui, mais après-demain
Toutes les gauches sans projet crédible qui se sont targuées pendant cinq ans d’occuper un espace entre Mélenchon et Macron n’ont représenté que le flanc gauche de la Macronie. Cela a été valable pour une grande partie de la gauche pro-européenne, en état de mort cérébrale depuis déjà longtemps. Ce camp politique aurait pu s’illustrer en développant un projet européen ambitieux, social, écologiste et critique, mais là encore, par aveuglement et pensée magique, elle n’a pas rempli le rôle historique qu’elle prétendait porter.
Comme aime le faire le Printemps Républicain avec son totem « République; Laïcité; Universalisme », la gauche macroniste brandit son totem « Europe » dès qu’elle se sent en difficulté, mais la répétition de ces mots-clés vidés de leur sens, en plus de dégouter ceux qui y croient sincèrement, ne justifient pas tout. Ainsi, l’Union européenne ne peut pas devenir le prétexte à la justification de politiques d’austérité budgétaire anti-démocratiques, de lois xénophobes ou de débats perpétuels sur les dangers de l’immigration ou la sécurité, comme la République ne peut pas être l’alibi intouchable de nos antisémites et islamophobes locaux.
L’Union européenne est une construction ayant un sens historique. Elle est sensée être un garde-fou contre les nationalismes. Ainsi, la gauche européenne a toujours tort d’omettre l’existence de Frontex, d’un business anti-migrants et des régimes autoritaire – notamment hongrois et polonais qui prospèrent à l’ombre d’une démocratie européenne devenue abstraite et lointaine, car elle ne remplit pas son rôle de contre-pouvoir et ne fait rarement bouger les lignes.
L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine début mars a été un épisode révélateur des errances stratégiques d’une gauche devenue acritique sur des questions fondamentales comme celle des droits humains. Peu de voix ont été entendues pour s’opposer au rejet à la frontière des ukrainien-nes racisé-es en Pologne et en Hongrie. Aucun garde-fou n’a empêché ces pays d’opérer un tri raciste entre migrants, alors même que l’Union européenne se targuait d’humanisme en communiquant sur sa politique d’accueil. Et le ralliement s’est fait à la position macroniste fanfaronne dans les mots, pro-Poutine dans les faits.
Pas plus qu’elle n’est critiquée pour ses mauvaise politique l’Europe n’est elle louée pour les bonnes. On peut citer par exemple la RGPD, (Règlement Général sur la Protection des Données) ou le DSA (Digital Services Act) qui régissent les données personnelles et l’économie des plateformes et des réseaux sociaux. Des réseaux sociaux que cette gauche macroniste utilise pourtant beaucoup. A défaut de contenu de leur pensée il serait intéressant que cette gauche macroniste pousse la réflexion sur le contenant des réseaux sociaux, d’autant plus que l’Union Européenne produit dans ce domaine des règlements et des débats parmi les plus intéressants.
L’Union européenne devient une entité militaire et politique. C’est la première fois de son histoire qu’elle prend toute entière position sur un conflit armé. C’est historique. Cela annonce de profonds changements politiques, sociaux et culturels qu’il nous appartient de prévoir si nous ne voulons pas être dépossédés de notre mot à dire, et si nous ne voulons pas laisser la balle au conspirationnisme ou au souverainisme.
L’Union européenne n’est ni bonne ni mauvaise : elle est un cadre idéologique et institutionnel dans lequel s’inscrivent des rapports de force. Que l’UE se refasse une santé symbolique peut être une bonne comme une mauvaise nouvelle, tout dépendra de ce que nous en ferons. Tout dépendra surtout de la manière dont les différents gouvernements se coordonneront pour perpétuer leurs orientations néo-libérales et conservatrices. Il y a là une lutte à mener. Cela peut être l’occasion de relancer un rapport de force en Europe, de nous battre pour que les institutions et les orientations évoluent, d’imposer des lois anti-lobbying, de rompre avec la technocratie. Nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre le jour d’après pour construire une Europe sociale.
Mais l’Europe, en dehors du mot clé, n’intéresse pas réellement le courant du macronisme de gauche. C’est une mode politique, tout au plus un pin’s qu’il faut accrocher à son veston comme on en accrochait un autre hier. L’Europe, l’écologie, le soutien à la révolution syrienne, le progressisme, vidés de leur substance de gauche et récupérés pour se donner un vernis de gauche. A l’image du grand frère Printemps Républicain qui se dit « laïque » et « universalistes ».
Car en effet, il y a deux ans à peine, le « festival des idées » de Guillaume Duval se faisait avec Alexis Poulin, chroniqueur sur Russia Today et Boulevard Voltaire (son cv ici). D’autres louaient le “retour de la nation” avec les jeunes souverainistes de Le Vent Se Lève. Raphaël Glucksmann lui-même n’hésitait pas à prendre des accents souverainistes. Et le géopoliticien du journal islamophobe Franc Tireur et soutien des trolls du Printemps républicains pouvait parader sur des murs de gauche adoubés comme références sur la révolution syrienne.
Car La gauche macroniste est d’abord un courant suiviste. Il doit trouver la bonne posture qui rapporte, et exploiter le filon. Problème, il est difficile en ces temps de recomposition politique de savoir où se trouve ce filon. Pour qui n’ambitionne pas de faire de son avis politique un truc rentable à monétiser cela n’a pas grande importance de ne pas savoir, de changer, de se planter, de bouger. Les vrais politiques dont c’est le métier font ça tout le temps. Mais pour les macronistes de gauche, c’est impossible. Il faut prendre une position qui soit la bonne position, bonne pour toujours et dont on pourra assurer qu’elle l’a toujours été.
C’est aussi ce qui donne l’air à ce courant de toujours chercher la bonne posture et de faire passer la posture d’hier pour similaire à celle d’aujourd’hui en donnant des leçons. Ce qui donne des moments comiques quand des gens qui ont flirté avec les pro-Assad et ont dragué les souverainistes donnent des leçons d’international et d’Europe. Quand, après des mois de campagne électorale à hurler avec la Macronie que Mélenchon = Le Pen car les deux sont pro-Poutine, les cigales se trouvent politiquement fort dépourvues lorsque recommence officiellement la politique pro-Poutine de Macron. On les voit soudain prêter des serments d’antimacronisme, la main sur le screenshot des trois lignes qu’iels avaient écrit un jour sur Macron trois ans auparavant. Quand iels multiplient les tribunes pour parler racisme et antisémitisme de gauche mais en évitant soigneusement de risquer de fâcher les amis islamophobes que l’usage du mot “islamophobie” pourrait contrarier. En évitant aussi de fâcher les antisémites, parce qu’il faut bien que les copains du comité de thèse puissent publier dans Lundi Matin et serrer la main de Filoche le dimanche après midi.
Des options conservatrices sur de nombreux sujets
Du local au mondial, il y a matière à discuter, mais ce n’est pas tout. Ces dernières années, il n’a pas été rare de voir fleurir des embrouilles à propos d’autres sujets importants à gauche comme les questions énergétiques, les retraites, le logement mais aussi à propos des questions stratégiques et de débats élémentaires comme la manière de créer du rapport de force.
Un sujet a été particulièrement clivant dans notre camp durant l’élection présidentielle et bien avant, à savoir la question du nucléaire. Tandis qu’à l’instar de Tristan Kamin, nombre de lobbyistes se tissaient une toile sur les réseaux sociaux en fabriquant une nouvelle image cool à l’atome, nombre de militants politiques, syndicaux ou autonomes se sont laissés bercer par la petite musique rassurante du « nucléaire, énergie la plus verte de toutes ». Or, s’il n’est évidemment pas possible de débrancher toutes les centrales nucléaires d’un coup, rappelons que l’énergie nucléaire sous-tend la société capitaliste et que les questionnements qui l’entourent dépassent de très loin la seule question de l’énergie.
C’est en effet le plus souvent au nom de l’écologie qu’on nous vend le nucléaire à gauche. Nombre d’écologistes convertis à la cause considèrent que nos sociétés occidentales doivent continuer leur trajectoire vers un progrès technique considéré comme infini et un « développement » jugé illimité. Dans cette perspective, le positionnement d’un mouvement comme la France insoumise, pourtant assez timoré, est jugé « radical » et « utopiste », et les défenseurs d’une société plus sobre sont vus comme des obscurantistes – on les accuse même parfois de souhaiter un retour aux centrales à charbon, alors même que la Macronie promet et le nucléaire, et le carbone.
Ce positionnement, que l’on peut qualifier de scientiste, ne remet jamais en question la société de consommation ni les délires énergivores des structures capitalistes et étatiques. Il ne pose jamais la question du culte du secret et de la militarisation du parc nucléaire français, ce qui pose d’évidents problèmes démocratiques. Les pro-nucléaires ne proposent rien de sérieux pour adapter nos sociétés à une époque caractérisée par le gaspillage tout azimut, le réchauffement climatique ou la fabrique des besoins. Ce positionnement, qui vise avant tout à garantir l’extension du confort de quelques-uns, constitue donc un loquet très efficace à tout débat écologiste allant plus loin que la culpabilisation des individus : en cela, il est profondément conservateur.
Ces gens considérant l’écologie comme naturellement de gauche par essence sont incapable de se rendre compte que l’écologie peut aussi développer des tendances conservatrices, réactionnaires, voir fasciste. Et qu’on peut ambitionner de renouveler la gauche par l’écologie mais finir par glorifier le retour de la Nation à côté de Mazarine Pingeot et de Le Vent Se Lève.
Pire, la gauche qui ignore ses privilèges a parfois tendance à instrumentaliser l’enjeu écologique contre le social : c’est particulièrement vrai dans certaines sphères comme la collapsologie. On y entend trop souvent des bourgeois expliquer à leur prochain moins bien lotis que les retraites, le RSA ou la vie en maison individuelle seraient des luxes trop coûteux pour la planète. On finit par se demander si ce n’est pas la possibilité même de la vie des pauvres qui constitue le pire des outrages pour ces « écologistes » de pacotille.
Une fois de plus, rien dans ces options ne vient contredire le récit que Macron tente d’impulser en France, un récit extractiviste, capitaliste, xénophobe, et une islamophobie d’état. Mais un récit ayant le grand mérite pour la gauche modérée d’être « optimiste » et de promouvoir des « garanties européennes ». Il ne s’est donc rien passé ces cinq dernières années : la France rayonne à l’international, les écarts de richesse diminuent, la pandémie a été maîtrisée avec brio et le mécontentement est devenu invisible. Tout va pour le mieux dans le meilleur des monde, et gare à celui ou celle qui dirait le contraire. En règle générale, gare aux militant-es de terrain sérieux qui expliqueraient qu’il n’y a plus rien à attendre, plus rien à faire avec un tel chef d’État et ses méthodes autoritaires, gare à ceux qui oseraient prévoir la continuation de la catastrophe : ils seraient immédiatement taxés de « conspirationnistes » ou “anti-système”, parce qu’on ne peut pas reprocher à un gouvernement ce qu’il n’a pas encore fait. On ne peut pas lui reprocher d’avoir mené une politique de droite, puisqu’il promet le soir du second tour que sa politique va changer. Il est donc inutile de tenter de prédire le coup d’après, de prendre de l’avance, d’élaborer une stratégie intelligente, de se préparer à la bataille, non : ayons confiance en l’Homme, et attendons trente ans que les historiens travaillent sur notre époque, alors, nous saurons. Une vision des choses peu risquée, il est vrai, pour celles et ceux qui ont la chance d’être nantis.
Après cinq ans prise dans les glaces du macronisme, une nouvelle partie de notre camp choisit donc de faire sécession en rejoignant le bloc bourgeois. Plus qu’une difficulté de quelques-uns à jouer collectif avec les autres classes sociales, voilà un mal qui peut nous ronger longtemps si nous ne nous attaquons pas à ses racines dès maintenant. Car il est évident que la gauche macroniste ne rejoindra pas Macron tout de suite ou d’un coup mais continuera de se revendiquer de gauche, de soutenir la NUPES comme la corde soutient le pendu et ne se déclarera macroniste que lorsqu’elle se sera assuré qu’il ne reste plus d’autre “gauche” qu’elle.
Notre camp politique est par essence collectif : il n’est pas et n’a jamais été celui d’un seul homme, raison pour laquelle il n’est pas bon de nous inféoder à Mélenchon et à ses aléas stratégiques. Mais une fois que l’on a dit cela, on n’a encore rien dit, car face à un bloc bourgeois résolu à faire plier tous les contres-pouvoirs qui se dressent devant lui, quitte à utiliser une extrême-droite revigorée pour cela, il va falloir travailler, et autrement que depuis son petit bureau.
La liberté, l’égalité et la fraternité ont toujours été des conquêtes : il est temps de retrouver notre intelligence collective pour briser l’arc libéral-conservateur et faire changer la peur de camp.