"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Alors le 17, on n’y va ou pas ?

in Chroniques du déni by

En dehors de cette orthographe, c’est la question que bien des gens de gauche se posent.
Le 17 novembre est une mobilisation d’extrême-droite. Pas seulement parce que le Front National et Debout la France soutiennent. Pas seulement parce que bon nombre des promoteurs et organisateurs sont d’extrême droite. Comment une pétition qui stagnait à quelques centaines de signatures a-t-elle soudainement pris une telle ampleur ? Qui a les meilleurs réseaux sur internet depuis des années, au point d’avoir son nom, la fachosphère ?

Le 17 novembre est une mobilisation d’extrême-droite dans sa nature même

Il n’y a pas de corps intermédiaires dans cette mobilisation, disent les commentateurs. C’est évidemment ne pas tenir compte des réseaux qui ont donné de l’ampleur au mouvement, tant nationalement (les clubs automobiles et d’amateurs de voitures, motos, caravanes et compagnie, mais aussi la fachosphère) que localement (à Dôle par exemple, c’est un entrepreneur de droite amateur de François Ruffin qui a lancé une action dès le 2 novembre, mais il bénéficie d’un réseau déjà existant lié aux campagnes électorales et à son activité professionnelle).
Ils ne sont peut-être pas encartés, et peut-être même se croient-ils sincères en se disant « apolitiques », comme l’humoriste Anthony Joubert, un des « initiateurs ».

Pourtant si l’on regarde de près les pages qu’aime l’humoriste sur sa page facebook personnelle, on trouve, au milieu d’une quantité de pages liées à l’humour ou à des spectacles, quelques rares pages plus politiques : les reportages de Vincent Lapierre, qui effectue des reportages pour Egalité et Réconciliation ; la page « Macron dégage » qui a comme publication épinglée la pétition lancée par Laurent Obertone (on rappelle ici qui est Obertone); et une page anti-François Hollande appelée « je ne te serre pas la main » (mélange de Ruffin, du blog les-crises et de ce qui est devenu classique de postures anti-médias). Anthony Joubert parle aussi beaucoup de liberté d’expression, d’une manière qui laisse entendre qu’elle serait menacée, ce qui est un des grands thèmes de l’extrême-droite (et leur liberté d’expression donne ça)

L’apparente spontanéité de ce mouvement n’est pas innocente. Le 17 novembre, cela a été débattu où ? Ceux qui en parlent le font à quel titre ? Ce tout petit dénominateur du prix des carburants ne créent pas du commun, mais une simple identification individuelle. Et un collectif, ce sont des individus, oui, mais qui acceptent un centre de gravité qui ne réside pas en eux seuls.
Il existe des syndicats, des associations de solidarité ou des collectifs. C’est-à-dire des personnes qui ont fait le choix de s’organiser, de s’engager, de définir ou de s’inscrire dans un cadre commun où il y a des règles (pour gérer l’argent, prendre des décisions, décider des positions, répartir les responsabilités et le travail, mais aussi faire respecter les minorités et l’égalité). Il y a toujours à redire sur la démocratie interne d’un groupe, sur ses revendications, ses modes d’action ou d’intervention. Mais il y a malgré tout ce cadre qui change tout.

Dans le monde politique depuis déjà quelques années est mise en avant cette idée de lien direct avec « le peuple. » Donc de l’inutilité de débats démocratiques, de modes de fonctionnements communs. Il n’y a pas à cheminer et se creuser la tête pour trouver des idées, des solutions. Il y a quelqu’un qui sait pour tous, que ce soit un leader bien identifié ou au contraire cette espèce de surgissement dont on ne peut identifier la source. C’est l’inverse d’une mobilisation émancipatrice, parce qu’en réalité on accepte ce que d’autres ont décidé sans pouvoir y mettre de soi, de ses expériences, de ses réflexions. Cela a un côté très confortable, puisque cela crée l’illusion d’une identité (façon photocopie), ce que certains recherchent clairement. Nous sommes tous pareils, on veut juste payer moins cher l’essence (et le réclamer si possible avec des drapeaux bleu blanc rouge partout, comme on le voit sur pas mal de groupes facebook).

Depuis ce confort politique et cette illusion de commun, certains proposent donc d’y aller le 17 novembre

Il faudrait y aller pour ne pas se couper des travailleurs

C’est un mouvement mené et organisé dans une grande partie des cas par des patrons et des gens qui portent des idées d’extrême-droite. Dont des salariés ou des retraités, certes. Pourquoi faudrait-il ménager des gens racistes ou qui votent pour amener l’extrême-droite au pouvoir, au motif qu’ils sont salariés ? A part si on veut juste récupérer leur voix aux élections plutôt que faire changer la société ? Cette focalisation sur les « ouvriers qui votent FN » (qui sont une réalité mais pas une majorité) laisse dans l’ombre tous ceux qui ne votent pas pour des partis racistes, xénophobes et autoritaires, tous ceux qui ne participeront pas au 17 novembre, et qui luttent déjà (ou pas) pour les conditions d’éducation des enfants, leurs conditions de travail, pour obtenir des papiers ou un logement.

Bien sûr qu’on peut parfois faire changer d’avis des électeurs du FN, des amateurs de Dieudonné, des homophobes, des mecs qui font des blagues sexistes. Mais pas si souvent que ça (et plus facilement dans une dynamique collective)… et pas en leur donnant raison.
Et les manifs syndicales ou associatives où il y a des gens d’extrême-droite, ça ne revient pas au même ? Ben justement non, parce qu’ on dispose justement d’un cadre commun qui permet de mettre un terme à des propos, comportements ou actes d’oppression, en tout cas d’essayer.

Il faudrait y aller pour faire entendre un autre discours

Faire entendre un autre discours, c’est aussi faire entendre des pratiques. Et redonner son sens à ce qu’est un discours politique (au sens général), car ce n’est pas une succession de petites phrases et de slogans, ou des généralités répétées mille fois sans être incarnées dans la vraie vie.
Pourquoi présente-t-on les personnes qui sont interrogées dans un journal (même en cas d’anonymat au niveau du nom), qui interviennent dans une conférence, ou la ligne d’un média ? Parce que quand on s’exprime, on ne parle pas de nulle part.
A l’opposé de prendre quelqu’un au hasard ou juste parce qu’il a fait une vidéo populaire sur internet…

Etre mobilisés le 17 novembre, même sur d’autres revendications, même à d’autres endroits, c’est s’inscrire dans un cadre défini et dominé par l’extrême-droite, c’est leur donner du poids. Imaginez la jubilation de Marine Le Pen et l’utilisation politique qu’elle en fera s’il y a, au hasard, des drapeaux CGT le 17 novembre dans les blocages. Et faire autre chose à côté, c’est admettre en action que l’on avait besoin de cette poussée des rancœurs pour agir.
Ce que les organisations progressistes ont à défendre, à proposer, elles le faisaient avant le 17 novembre, elles continueront à le faire après ! Qu’elles aient besoin de s’interroger et de se remettre en cause, sans doute que ça ne ferait pas de mal, ce devrait être un processus permanent.

Il faudrait y aller parce qu’il y a de la colère

La colère est souvent revendiquée dans des mouvements sociaux. Elle l’est aussi par l’extrême-droite, dont une mobilisation en a tout simplement pris le nom, « Jour de colère »
Alors peut-être que ce n’est pas sur la colère seule qu’il faut s’appuyer aujourd’hui. Parce que bon, les définitions de la colère ne donnent pas franchement envie : « violent mécontentement accompagné d’agressivité » ou « état affectif violent et passager résultant du sentiment d’une agression, d’un désagrément, traduisant un vif mécontentement et accompagné de réactions brutales »

Après des heures sur internet à regarder les pages d’administrateurs de groupes appelant au blocage le 17 novembre et à y trouver des amateurs de Vincent Lapierre, de Marsault, de Causeur, de Marine Le Pen ou de sa nièce, parfois de Philippot, de l’Europe des Nations et des Libertés, de Mélenchon et de Bolsonaro en même temps, le plus tristement révélateur sur ce mouvement, c’est peut-être bien cette conversation dans la Meuse. Dans un article de Florence Aubenas paru dans le Monde daté du 8 novembre, elle relate des discussions sur les « gilets jaunes » : « Un petit blond s’excuse de ne pas s’en mêler. ‘’Il ne gagne pas d’argent, il le touche’’, explique à sa place un autre conducteur. Le petit blond confirme. ‘’Je suis au RSA. Je ne me sens pas autorisé à défiler’’ »

Et si on créait plutôt des mouvements où les précaires n’auraient pas honte, où les salariés seraient bien contents qu’il existe des filets de sécurité (un peu troués certes mais on peut se lancer dans le raccommodage ou en faire un nouveau) quand on est au chômage, où les racisé.es se sentiraient à leur place parce qu’il n’y a pas de drapeaux bleu blanc rouge et de sorties contre les migrants, un mouvement où on parlerait de la vie, des relations qu’on aimerait avoir, avec nos collègues ou avec les agents du service public, de la place qu’on fait aux personnes âgées, malades ou handicapées, de comment on traite les enfants et la jeunesse, de ce qu’on aimerait avoir les moyens de découvrir si on pouvait partir en vacances ?

Plutôt que nos colères et nos peurs, mettons nos espoirs et nos rêves en commun !

Que le sentiment de l'étrangeté nous ouvre à l'égalité, que l'expérience de la solitude, qui est à la fois intime et sociale, nous donne l'envie du collectif

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