"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Tout commence – retour sur la manifestation du 19 janvier

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Un pote qui a monté sa boîte me dit que quatre de ses développeurs sont en grève, qu’il a jamais vu ça.

Mon père qui a la soixantaine bien tapée va travailler tous les jours où il le peut, quand les effets de son traitement ne sont pas trop incapacitants. Il dit que c’est une question d’annuités, et qu’il faut bien s’occuper de ce qui reste de l’hôpital public. Mais il dit aussi que là, vraiment, les gens en ont marre.

Paris est recouvert de stickers “retraite à soixante ans” et de gens fatigués avec les poings serrés. Sur les plateaux pullulent des richards qui veulent nous convaincre que c’est nous, les parasites.

Les milliards des milliardaires défilent dans des comparaisons absurdes, puisqu’il suffirait de leur prendre 1 ou 2 % pour “être à l’équilibre”. Alors qu’il faudrait bien sûr tout leur prendre et leur laisser le SMIC. On le passerait à 2000 balles de toute façon, ils ne pourraient pas se plaindre.

J’espère que demain, quand ça va commencer, on va voir les camarades du SO et ceux du bloc, les profs et les chômeurs, les aides-soignantes, les raffineurs, les chauffeurs de bus, de métro et de train, les employés de bureau, tout le monde en fait.

Tout le monde.

Et demain, il y avait effectivement tout le monde à République. CFDT, CFTC, UNSA, SUD, CGT, CNT, l’autre CNT, et j’en passe, tout le monde était là. Tout le monde, et les autres. Pendant dix minutes une camarade a même tenté de nous négocier un canotier orange collector siglé CFDT mais les camions étaient vides, tout était parti. La place se remplissait toujours plus, et à moins cinq on pouvait plus avancer sur le boulevard principal, dans l’odeur des merguez, évidemment. Alors la foule s’est déversée sur un second, obligeant les camions de CRS à reculer lentement, au pas.

Des familles avec poussette, des vieux, des lycéens, des teuffeurs, des ouvriers, des employés, l’Oréal, des cadres, des avocats, des sans-papiers, le pink bloc, le black bloc, le PS, des élus, des gens, des gens, encore des gens, tout le monde.

En s’arrêtant à un troquet pour un café ou un verre de blanc on voyait la foule passer, toujours plus dense, toujours plus de monde avancer sur le boulevard, contournant le cortège et les travaux, s’arrêter pour saluer un ami ou attraper un tract. Quelques tags et beaucoup d’affiches, de slogans et de collages, les murs se sont fait tapisser en quelques heures. Malgré le froid mordant tout le monde avait l’air joyeux, les joues rosies ou le teint cireux, tout le monde piétinait, reculait, levant les yeux pour déchiffrer les pancartes. Sur un échafaudage des jeunes en tenues noires suspendaient

TRAVAIL
FAMILLE
PÂTE-RIZ

Au moment de repartir tout le café huait Pascal Praud et son gang de raclures sur CNews. Ils ont peur, on s’est tous dit. Ils ont peur, parce qu’à ce moment-là on savait déjà qu’on était nombreux.

– C’est marrant ça me rappelle avant le confinement l’ambiance, là, dit un camarade.

Avant, quand on sortait facilement, quand c’était normal d’aller quelque part pour rien, de se retrouver par centaines ou par milliers, avant. Les gens étaient ressortis, on était là.

Pas beaucoup de chants malgré tout, ça papotait surtout. L’absence de la flicaille était notable, on les apercevait parfois au coin d’une rue ou sur les parallèles, mais dans l’ensemble ils sont restés longtemps invisibles. Quelques vapeurs de lacrymogène accompagnées d’un

TOUT
LE MONDE
DETESTE LA POLICE

a fini par nous rappeler leur existence, nous forçant à bifurquer vers le cortège principal. Derrière, une petite fanfare jouait Bella ciao.

On est arrivés à Bastille alors que la nuit tombait, avec l’envie de se poser cinq minutes au chaud. Un gars titubait à côté, une canette à la main. On a longtemps cherché un café où le verre ne coûtait pas deux SMIC, et quelques flocons se sont mis à tomber. Autour les gens marchaient dans toutes les directions comme un lendemain de teuf, et on avait l’impression que toute la ville était bourrée.

Quand on repart, quelques explosions retentissent en tête de cortège, et l’on se remet à piétiner. Les chants commencent à résonner sur le boulevard, pour se donner chauds et parce qu’à cette heure tout semble possible. Des feux de Bengale s’agitent et concurrencent l’éclairage urbain, pendant que la foule scande

ANTI
ANTI
ANTICAPITALIST-AHAAA

Quelques camarades lancent un SIAMO TUTTI ANTIFASCISTI timide, qui ne dure pas. C’est toujours plaisant de se taper dans les mains, mais l’heure est à la sociale ; les mots d’ordre sont clairs pour tous. Les citations d’Ambroise Croizat sont d’ailleurs partout, parce qu’elles sont bien simples.

La retraite ne doit pas être l’antichambre de la mort, et tout le monde peut comprendre ça. Ceux qui ne veulent pas sont nos ennemis – il y en a bien sûr, pas nombreux, mais il y en a.

Des camarades se sont fait confisquer des casques de chantier et grognent contre la police. Ils ont récupéré une gamine en pleurs qui s’était fait braquer au flashball, à trois mètres et à hauteur d’yeux. Comme d’habitude, malgré un dispositif léger certains n’ont pas pu s’empêcher de faire les cowboys. Sur des vidéos de l’avant du cortège on voit bien les matraques qui s’abattent en continu sur une foule reculant, de dos, les bras levés pour se protéger le visage. Une petite vieille en manteau beige a l’air perdue, elle recule avec les autres.

Ils pouvaient pas s’en empêcher visiblement, alors que sur le trajet on n’a vu qu’un demi-feu de poubelle et un bris de verre sur une vitrine. Car si la nuit est tombée et qu’on approche de la fin du parcours, ce n’est toujours pas le zbeule : des gars en noir pètent un JCDecaux, mais c’est à peu près tout. Un mec renverse sa bière sur une poubelle fumante, et continue comme si de rien n’était. Des manifestants anonymes comblent les trous entre les différents services d’ordre et vont parler aux voitures bloquées par le cortège pour leur expliquer de quoi il retourne.

En apercevant la place de la Nation, on souffle. Ça va faire six heures qu’on marche, les jambes commencent à souffrir un peu. Le scintillement des gyrophares forme un demi-cercle face à nous, pendant que derrière les camions syndicaux progressent encore lentement. Une compagnie de sapeurs-pompiers arrive sous les hourras de la foule pendant que celui de tête craque un fumigène.

OUAI OUAI OUAI LES POMPIERS ! Hurle quelqu’un.

De loin les services publics les plus régulièrement acclamés en manif’. J’entends un passant leur dire qu’on est fiers d’eux, et le camarade tout harnaché lui répondre que c’est eux qui sont fiers de nous.

Quelques pétards retentissent ici et là, mais la place reste calme dans l’ensemble. On décide collectivement qu’il est temps d’aller manger un bout, pendant que certains tentent d’attraper un RER. Les premiers chiffres tombent pendant qu’on se réchauffe. Mobilisation historique, le double de ce qu’attendait le gouvernement. Une camarade commente, l’air entendu :

– Tu sais à la veille de mai 68, y’a une note des RG qui disait, “rien à signaler, le mouvement social est en berne”…

On se marre un coup, et on commence à picorer dans les frites.

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