"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Le frérisme pour les nuls

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Avec son livre sur le « frérisme » et ses réseaux, Florence Bergeaud-Blackler (FBB) est devenue le nouveau phare en date d’une France où se côtoient la droite sécuritaire, autoritaire et anti-immigration (Atlantico/Le Figaro/Éric Ciotti), la France de l’Ordre et de « Nos-Valeurs-et-Racines-Chrétiennes » (d’où provient d’ailleurs, sans surprise, son avocat Thibault de Montbrial), jusqu’à l’extrême-droite identitaire la plus raciste et ouvertement islamophobe. Il n’y a dans ce constat aucune exagération : c’est bien cette France-là qui constitue le gros de ceux qui alimentent ses fils Twitter et les médias qui la soutiennent assidûment. Avec les quelques inévitables laïcistes du type d’Elisabeth Badinter, les chroniqueurs de Marianne, et les réminiscences du Printemps Républicain.

Pourquoi FBB et Bernard Rougier sont-ils si populaires dans cette France-là ? La réponse est relativement simple : leurs ouvrages, le marketing sensationnaliste qui les accompagne, leurs cibles, leurs slogans pseudo-conceptuels (tels les « écosystèmes islamistes » de Rougier), tout est idéalement taillé pour produire du buzz davantage que de la connaissance scientifique.

Surtout, tout est fait pour fournir des alibis intellectuels à ce que la crispation identitaire de la France produit de pire. S’ils refusent logiquement de le reconnaître, ou s’offusquent de l’entendre dire en qualifiant de “menace” tout rappel  de ces évidences, tous les Fdesouche, Valeurs Actuelles, et autres Zemmouristes de France le savent, eux, parfaitement. Instantanément, ils les reconnaissent sans ambiguïté comme leurs alliés.

A l’ère de la mondialisation, les idées circulent vite. On sait que l’idéologie de haine qu’est le « grand remplacement », qui s’est répandue partout dans le monde occidental et s’est déjà avérée terriblement meurtrière dans le cerveau de Brenton Tarrant, a bel et bien été exportée depuis la France. Qui peint donc ici des « cibles dans le dos » de qui ?

Sur l’un des innombrables plateaux TV ou radios, où ils sont reçus, on aimerait voir un journaliste, juste un, juste une fois, poser publiquement ces questions. A une anthropologue professionnelle, on aimerait entendre expliquer ce phénomène d’identification spontanée entre un livre et cette France-là. Mais il est plus probable que l’anthropologue restera dans l’évitement et le déni comme elle l’a fait avec notre invitation,  à moins qu’elle ne préfère agiter la menace de mort  effectivement reçue (elle parle bien ici d’ « une menace de mort » et non de plusieurs) comme elle le fait devant la moindre critique n’ayant absolument aucun lien particulier avec celle-ci.

Il semble que la nature militante et anti-scientifique de l’ouvrage, toutes choses immédiatement évidentes pour les chercheurs spécialisés dans ces domaines, finiront par apparaître à la presse qui mérite son nom. Pas impossible si l’on en juge par les dernières contributions de Politis, puis de Libération.

De qui Bergeaud-Blackler et ses soutiens sont-ils les cautions académiques ?

FBB prend la suite de son collègue Bernard Rougier, qu’elle cite élogieusement et dont le travail participe des mêmes syndromes délétères. Dans Les Territoires conquis de l’islamisme, Bernard Rougier avait promu des thématiques anxiogènes dont nous avons été nombreux à considérer que (pour la seconde fois) elles faisaient déjà honte à la recherche et à l’université française, et dont même les recensions scientifiques les plus positives soulignaient la faiblesse. Avec un ouvrage scientifiquement inacceptable, Bernard Rougier avait donc déjà apporté de l’eau à ce moulin-là.

C’est ce même registre qu’a adopté FBB. Elle le fait plus gravement toutefois, puisqu’elle choisit de citer nommément ses cibles, ce que Rougier ne faisait (presque) pas. C’est donc à son tour de devenir l’alibi académique, « estampillée CNRS » de ce que la France compte de pire : les zemmouristes et leurs médias, de CNews (le Fox News français) à Causeur ou Valeurs Actuelles, des groupes identitaires à la Fdesouche aux talk shows populistes, des sites conspirationnistes version Boulevard Voltaire. En dépit du fait que le CNRS lui-même, mais aussi des milliers de chercheurs et universitaires français et étrangers, aient invalidé la notion d’ « islamo-gauchisme » comme une invention idéologique dépourvue de tout fondement scientifique, FBB incite le gouvernement à relancer la chasse maccarthyste à ses adeptes supposés.

Tout cela permet donc de situer sereinement FBB comme une partie intégrante de ce que Foucault appellerait un « dispositif » ou une « formation discursive », ici particulièrement identifiable. Il suffit pour cela de voir le profil de ses soutiens de la première heure. Leur inventaire est éloquent.

Puisque FBB tente de relancer la chasse aux sorcières « islamo-gauchistes » alors que même la ministre Frédérique Vidal qui l’avait initiée s’est décidée à la laisser tomber, on la rappellera à son statut de chercheuse (plutôt que de militante politique en guerre contre tel ou tel groupe ou tendance), en l’invitant à lire l’impressionnante étude empirique de son propre collègue du CNRS, David Chavalarias. Il est toujours utile de savoir d’où l’on vient ou à défaut, où l’on est. Or FBB, qui aime affirmer qu’ « en aucun cas (elle) ne promeut des idées de droite », semble manifestement perdue sur son positionnement discursif et idéologique. Cette excellente étude, ou encore celle-ci, de Philippe Marlière, devraient l’y aider.

Est-il besoin de redire que cerner ainsi les racines idéologiques, les origines politiques et les soutiens de FBB, ne saurait être considéré ni comme une calomnie, encore moins comme cette « incitation au meurtre » qu’elle s’évertue lamentablement (pour une chercheuse comme pour une citoyenne avide de liberté de penser) de brandir pour tenter de faire taire les commentaires qui s’éloignent un tant soit peu du registre des louanges.

Ironiquement, si FBB ne semble avoir aucune conscience de sa position sur l’échiquier politique et idéologique français, les algorithmes d’Amazon, savent exactement où elle se situe : dans leurs recommandations d’achats, parmi les milliers d’auteurs disponibles, ils l’ont ainsi accouplée avec Éric Zemmour en personne. Un package est même suggéré pour acheter leurs deux livres ensemble.

FBB a un avocat, du nom de Thibault de Montbrial, qui affiche régulièrement son exécration contre des pans entiers de la communauté musulmane, y compris des associations de femmes mobilisées contre les violences intra-communautaires. Quels discours et quelles représentations-épouvantails de l’islam relaient-ils ou façonnent-ils tous deux ? Quels genres de sentiments alimentent-ils et contre qui ? Et qui leurs discours et écoles de pensée « arment-(ils) intellectuellement » et idéologiquement, comme ils se plaisent à en accuser tous ceux à qui ils « peignent » eux-mêmes « une cible dans le dos » en les taxant d’islamo-gauchistes, d’islamistes, et maintenant, sans aucune valeur scientifique, de « fréristes » ?

L’extension sous la plume de Gilles Kepel, préfacier de l’ouvrage, du « djihadisme » au « frérisme d’atmosphère », a agrandi sans limite la dimension des cibles que nos gouvernants ne se priveront pas d’attaquer en les présentant comme autant de « séparatistes » ou de dangers pour la sécurité nationale. Tous les contrevenants musulmans à la soumission à l’ « atmosphère » idéologique gouvernementale sont dûment amalgamés, dès le début du livre, aux terroristes du Bataclan.

Le mode de pensée est aussi connu qu’il est fragile : c’est celui du « continuum », de « l’antichambre », de la « courroie de transmission » ou du « conveyor belt theory », c’est-à-dire autant de vulgaires sous-notions dont s’abreuvent les médias et qui ont été de longue date invalidées par les plus sérieuses Terrorism Studies du monde anglo-saxon. Mais le trio Kepel-Rougier-Bergeaud-Blackler semble ignorer à peu près tout de cette vaste et riche discipline, jusqu’à ses données de base élémentaires.

Parmi les chercheurs de pointe de cette discipline, quasiment aucun, et surtout pas les plus renommés comme l’ancien fonctionnaire de la CIA Marc Sageman, ou Robert Pape, ou Jessica Stern, ou Richard Jackson, le fondateur et éditeur-en-chef d’un des peer-reviewed journals les plus cotés ne souscrit à leurs fragiles raccourcis. La confirmation en septembre 2021 par le Conseil d’Etat de la dissolution du CCIF est de ce point de vue tout particulièrement exemplaire. C’est donc sans surprise que nombre des soutiens les plus fervents d’une chercheuse labellisée CNRS se distinguent par leurs propos ouvertement racistes et islamophobes. C’est le cas de la journaliste du Figaro Judith Waintraub, dont, par exemple, le tweet honteux, « 11 septembre », avait ciblé une cuisinière musulmane, qui prodiguait pendant le COVID avec gentillesse (mais hélas, avec hijab) des recettes aux étudiants, dont beaucoup, appauvris par la crise, avaient pourtant bien besoin. Sans doute encore une façon de faire de « l’entrisme » si on adopte la perspective de FBB.

La mouvance désignée à la vindicte populaire et gouvernementale est composée de citoyen(e)s musulman(e)s parfaitement « ordinaires », parfaitement pacifiques, parfaitement respectueux des lois de la République, et qui n’ont strictement rien à voir avec le djihadisme de l’assassin de Paty. Ils/elles ont seulement le tort d’être un peu trop voilées, un peu trop activistes sociaux, un peu trop « citoyens » dans une France qui n’aime les musulmans qu’invisibles et dociles. Pas question d’être, comme Lallab, une association de défense des droits des musulmanes un peu trop active ou, pire encore, un peu trop influente.

Les luttes antiracistes en accusation

Dans un webinaire récent organisé par un obscur « Comité Laïcité-République » (de tendance Printemps Républicain), celle qui a dénaturé et falsifié la laïcité française au point de la rendre méconnaissable, comme l’a magnifiquement expliqué Jean Baubérot, a déclaré rien moins que « l’intention des Études sur l’islamophobie est de déstabiliser les sociétés d’Europe occidentale » (minute 1:37:00).

Une telle accusation relève bien évidemment de la diffamation des centaines de chercheurs et chercheuses concernés. Ceux-là pensent naïvement que l’analyse critique des mécanismes, des spécificités nationales, dynamiques, méthodes et effets de l’islamophobie, constitue le cœur et l’essence de leur discipline des Islamophobia Studies. Alors que, selon FBB, c’est le concept d’islamophobie lui-même qui produit exclusion, marginalisation, privation de droits, discrimination, divisions, racisme, et violence physique et verbale, avec toute l’aliénation qui en découle pour nos concitoyens musulmans, et qui « déstabilise les sociétés d’Europe occidentale ».

Devant ce danger pressant que feraient donc peser sur l’Occident les études universitaires sur l’islamophobie et la lutte contre un type de discrimination qui est aux musulmans ce que l’antisémitisme est aux juifs, FBB s’est donc lancée dans une campagne médiatique et politique, une sorte de one-woman show bizarre, à la fois plaintif, erratique, et agressif, appelant nos gouvernements à suspendre tout financement à destination de ces études mais aussi, aux niveaux européen tant que français, toute subvention aux associations anti-racistes Pour FBB, tout financement et toute subvention doit être immédiatement coupés pour de telles recherches et associations. Il en va du futur de la nation, de l’Europe, et de la civilisation occidentale face à « l’islamisme ». Quiconque ne s’en inquiète pas est dans le « déni ».

Ces champs d’investigation universitaire et ces secteurs de la société civile qui luttent non pour un « califat », mais bien plus simplement pour leur traitement égalitaire et l’application à eux aussi des lois, principes et valeurs de la République, seraient tous « infiltrés » (« gangrénés », disait Jean-Michel Blanquer) par des « islamistes » et leurs alliés « charia-compatibles », une autre de ces expressions-slogans , sœur des antiques cinquièmes colonnes taillées pour faire peur plus que pour faire comprendre.

 Alain Gabon est Professeur des Universités aux Etats-Unis où il est titulaire d’une Chaire en Études Françaises à l’Université Wesleyenne de Virginie.

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Note de la rédaction: Nous remercions Alain Gabon pour avoir bien voulu proposer ce texte d’analyse de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler à Lignes de Crêtes. C’est l’occasion pour nous de réitérer notre solidarité à l’ensemble des chercheurs, militants et militantes musulmans ou en lutte contre l’islamophobie qui ne peuvent désormais s’exprimer et prendre position  sans se faire accuser d’être des soutiens , voire des provocateurs à l’action violente . Et ce même quand ils se défendent face à des ouvrages ou des articles qui les ciblent nominativement, avec une très grande virulence, qui serait donc désormais un droit réservé aux non-musulmans dans le débat démocratique. Quant aux menaces de mort reçues par des polémistes de toutes obédiences, nous ne les mettons pas en doute un seul instant, pas plus pour Madame Bergeaud-Blackler que pour d’autres. A l’heure des réseaux sociaux, ce phénomène concerne malheureusement toutes celles et ceux qui prennent la parole. Et les militants musulmans au premier chef, la petite différence étant qu’ils sont déshumanisés à un tel degré que même la menace terroriste à leur égard ne suscite ni protection étatique, ni compassion sociale aucune, comme analysé dans ce texte de Nadia Meziane publié sur le même sujet. Enfin, collectif militant, nous souhaitons également redire concrètement à notre camarade Rafik Chekkat toute notre solidarité face aux menaces de procès dans cette affaire. Nos colonnes restent ouvertes à  toutes celles et ceux qui souhaiteraient critiquer, penser, et analyser le phénomène islamophobe . Libre aux héritiers auto-proclamés des Lumières de préférer l’intimidation à la confrontation démocratique, libre à nous de la faire vivre quand même

 

 

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