L’obsession d’un complot frériste au service de la légitimation de la “loi séparatisme”

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L’anthropologue Florence Bergeaud- Blackler fait paraître ces jours-ci un livre intitulé Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête. A cette occasion, le Figaro publie de larges extraits du livre, dans lesquels on apprend “comment les Frères musulmans, la plus secrète des organisations islamistes, ont réussi à faire de l’Union européenne la base avancée de leur projet de conquête du monde.” Rien que ça.

Ceci n’est que le dernier avatar d’une séquence médiatique déjà longue marquée par le conspirationnisme islamophobe au sein des médias français. Ce soi-disant “complot musulman” s’appuierait sur une véritable toile d’araignée islamiste patiemment tissée par les Frères musulmans, qui s’infiltrerait dans toutes les strates de la société, à travers des structures très diverses : mosquées, associations cultuelles, associations d’aide aux devoirs, associations caritatives, structures d’apprentissage de la langue arabe, commerces divers…

Les Frères musulmans, c’est quoi ?

La Société des Frères musulmans suscite depuis sa création de nombreux fantasmes. Elle apparait en 1928 en Egypte dans le contexte du renforcement de la mainmise coloniale de la France et du Royaume-Uni sur les anciennes provinces arabes de l’Empire ottoman, consécutif à sa défaite lors de la Première guerre mondiale et à son démantèlement.

Concurrente de celle du jeune régime de Mustafa Kemal Atatürk au pouvoir depuis 1923 en Turquie, qui entend embrasser la modernité afin de rattraper le retard supposé des pays de la région vis-à-vis de l’Occident, la vision de l’islam des Frères musulmans est résolument conservatrice. La confrérie a pour horizon ultime la création d’un Etat islamique, dont les règles seraient conformes aux enseignements du Coran. Elle incarne donc un islam politique, ce qu’on appelle généralement “islamisme” : une idéologie appuyée sur les valeurs de l’islam et qui vise la conquête du pouvoir. Son champ d’action recouvre aussi bien la politique que l’éducation ou les actions caritatives.

Dans les années 1940, elle se développe hors d’Egypte : en Syrie, Palestine, Irak puis dans le reste du monde musulman, et en Europe à partir des années 1980. Il n’y a cependant pas de commandement unifié des Frères musulmans à l’échelle internationale. Chaque mouvement est autonome et leur organisation peut varier selon les périodes et les contextes : parti politique participant aux élections, association éducative, charitable ou cultuelle, mais aussi groupe armé dans le cas du Hamas en Palestine notamment.

À la suite de la répression qu’ils subissent dans les années 1940-1950, une partie des Frères musulmans égyptiens opte en effet pour la lutte armée. Mais la direction égyptienne intègre plutôt le jeu institutionnel égyptien. Ailleurs dans le monde et jusqu’à aujourd’hui, on retrouve cette même tension entre volonté d’intégrer le jeu démocratique et tentation radicale, notamment face à la répression dans plusieurs pays dans les années 2010 suite au “printemps arabe”. Pour autant, la majorité des organisations revendiquant leur affiliation aux Frères musulmans proclament aujourd’hui leur attachement aux libertés politiques et à la démocratie.

Idée fixe

Pourtant depuis plusieurs mois, de nombreux articles fleurissent dans les médias français dénonçant l’influence supposée tentaculaire et lourde de menaces des Frères musulmans en Europe. Dès juillet 2021, Causeur fustigeait un “déni” belge sur les “liens potentiels avec les Frères musulmans” d’une militante écologiste voilée nommée à la tête d’une Commission puis démissionnaire face à la tornade raciste qu’elle a subie. En novembre 2021 Franc-Tireur alertait sur les millions d’euros de subventions européennes perçues par des associations “proches” des Frères musulmans, alors que L’Express nous apprenait que “les Frères musulmans ont un projet de destruction à long terme”.

Ces derniers temps, le conspirationnisme islamophobe se porte décidément très bien, merci pour lui. Mi-décembre 2022, Marianne s’alarmait de l’attentisme des autorités belges face à l’installation à Bruxelles du siège du Forum of European Muslim Youth and Student Organisation (FEMYSO), supposément “promotrice de l’idéologie frériste”. Article suivi d’un second le lendemain affirmant que “des associations liées aux Frères musulmans ont tissé leur toile de la Commission au Parlement européen”.

En ce début d’année 2023, un article du Journal du Dimanche (JDD) se révèle particulièrement intéressant. On y apprend qu’un élu municipal Les Républicains (LR) de Valence est désigné par une note du service de Renseignement Territorial (RT) de la Drôme rédigée en août dernier comme proche des Frères musulmans, malgré ses dénégations.

Associer un personnage aux Frères musulmans, c’est évidemment le dénoncer comme islamiste, et donc par amalgame comme soutien du terrorisme djihadiste. Autrement dit le livrer à la vindicte populaire, et même dans le contexte de montée en puissance du terrorisme d’extrême-droite en Europe, lui coller une cible sur le front.

Éléments factuels à l’appui de cette accusation infamante et pourtant très lourde de conséquences ? Aucun, si ce n’est sa participation à un cours d’arabe en qualité d’élève en 2014 dispensé par l’association La Plume, identifiée par les RT comme “frériste”. Pourtant, les titres et sous-titres de l’article du JDD valident sans aucun recul critique l’accusation : l'”ombre des Frères musulmans” planerait sur le conseil municipal de Valence, en proie à “l’influence de la mouvance radicale”.

Il est intéressant de noter que la note des RT a été rédigée en août, au moment-même où se décidait l’annulation de la vente par la municipalité de Valence d’un terrain à une école confessionnelle musulmane. Ce rétropédalage brutal avait été téléguidé par la préfète de la Drôme, suite à un article diffamatoire de Charlie Hebdo paru en juillet que l’hebdomadaire n’a toujours pas rectifié à ce jour. Mensonger, l’article est par ailleurs truffé d’erreurs, jusque dans le nom des protagonistes musulmans. “Mais quels noms à coucher dehors”, lis-je entre les lignes, mais sans doute exagéré-je.

“Tentaculaire”

Au-delà de ces considérations anecdotiques, l’accusation d’une proximité plus ou moins étroite avec les Frères musulmans apparait aujourd’hui comme le joker ultime des islamophobes. Il est très facile de supposer des liens entre à peu près toute association cultuelle, éducative, caritative musulmane et cette organisation internationale peu hiérarchisée et revêtant des formes multiples. Et voilà validée la thèse du complot musulman, en marche vers l’islamisation du monde.

Cet article, comme bien d’autres, reprend sans recul le discours des autorités françaises, qui relève tant sur le fond que sur la forme du conspirationnisme le plus effrayant : “Il laisse apparaitre publiquement des gages d’attachement à la République mais applique en réalité tous les préceptes de la cause religieuse fondamentaliste” ; “Les élus locaux, toujours prompts à recruter des relais issus des communautés, pourraient s’être faits prendre au piège de la taqiya, l’art de la dissimulation”.

Ces remises en causes de la loyauté d’un élu de la République ne sont pas sans rappeler les clichés antisémites qui avaient cours en France au tournant du XXe siècle et jusqu’à Vichy. Les Juifs, émancipés avec la Révolution française et qui pour certains réussissaient à acquérir des positions de pouvoir étaient dans ces années-là sans cesse accusés de déloyauté, d’hypocrisie, de duplicité, par une presse de caniveau et parfois par les institutions de la République elles-mêmes, comme lors de l’affaire Dreyfus.

Ce discours conspirationniste qui voit derrière chaque initiative musulmane un projet islamiste totalitaire est lui-même largement aiguillonné par les influenceurs néonazis les plus en vue, qui ont réussi à imposer dans le débat public des termes comme “grand remplacement” ou “islamisation” de l’Europe. Pourtant, en lisant le contenu des articles, on s’aperçoit que les auteurs ont souvent l’honnêteté d’admettre que les liens ne sont que supposés, et ne reposent en réalité sur aucun élément factuel, comme l’avait déjà démontré notre camarade Antonin Grégoire.

Une utilité bien réelle

Or en France depuis l’été 2021, la “loi séparatisme” met une pression maximale sur la communauté musulmane. Le contrôle fiscal, sanitaire, idéologique s’est renforcé non seulement sur les mosquées ou associations cultuelles musulmanes, mais sur toute entreprise, établissement, commerce, projet porté par des musulmans. L’ensemble du tissu associatif et entrepreneurial musulman subit actuellement en France une surveillance tatillonne et une fragilisation extrême.

Dans ce contexte, l’obsession du complot frériste joue un rôle très précis : justifier les injustices de la “loi séparatisme”. Agiter le chiffon rouge du frérisme permet de désigner chaque initiative musulmane comme fer de lance potentiel de l’islamisme. Puisque derrière chaque réussite d’un projet porté par des personnes musulmanes se cacherait l’hydre islamiste, il est parfaitement normal et justifié de rendre la vie impossible aux 8 % de Français musulmans, et surtout à ceux qui réussissent.

Au fond c’est l’agentivité musulmane qui est visée ici, c’est-à-dire sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer, la capacité de personnes musulmanes à accéder à des positions de pouvoir et la capacité des communautés musulmanes à organiser une vie associative propre. Le “message” que fait passer Gérald Darmanin aux 8 % de Français musulmans, c’est : “obéissez, restez des travailleurs consommateurs ex-colonisés atomisés dans la société néo-libérale, ne cherchez pas à vous organiser ou à apporter vos idées, vos compétences, vos réussites à la société, ou bien nous vous traquerons”.

La “loi séparatisme” ne lutte pas, ou pas seulement, contre “l’islam radical”, quel que soit le sens qu’on donne à cette expression aux contours mal définis. Elle réprime les musulmans qui nomment ce qui leur arrive, les musulmans acteurs de leur propre destin, les musulmans citoyens qui s’investissent dans leur quartier, dans leur ville. Elle réprime tout simplement l’islam politique ou “islamisme”, progressivement assimilé, de façon implicite ou explicite, à la représentation du mauvais musulman.

Solidarité aux musulmans de France et d’Europe dans cette épreuve.