C’est un film sur des manifestations pour l’eau, en Bolivie. Des manifestations parce que quelques raclures ont privatisé la récupération et la distribution de l’eau dans le pays. Des manifestations parce qu’ils veulent tout nous prendre, “même la pluie”. D’où le titre.
C’est à ce genre de chose qu’on pensait tous dans la voiture en y allant, je crois. Privatiser l’eau, bordel, mais faut vraiment être un psychopathe. L’idée c’est de faire de gigantesque bassine en extérieur pour pouvoir plus facilement siphonner l’eau des nappes phréatiques – qui sont à des niveaux de sécheresse record chaque année, au cas où ça n’est pas évident. Tout ça pour la culture intensive du maïs, une plante très gourmande et pas adaptée à notre climat. Les “irriguants” sont souvent des agriculteurs endettés jusqu’à l’os au profit des géants de l’agro-industrie. Qui font des virés à cinquante dans les maisons des agriculteurs pas d’accord pour tout niquer et menacer leurs familles. Ils ont fait des listes.
Donc on a pris le weekend pour y aller, comme quelques milliers de personne. L’année dernière ils ont réussi à en crever une, on va voir ce qu’on peut faire cette fois-ci. On partage le bluetooth entre de la techno berlinoise et de la pop des années 80, collectif transgénérationnel oblige. Je découvre Ottawan, qu’il faut avoir écouté pour y croire.
“T’es in, t’es out, t’es Bath” ça ne veut strictement rien dire mais on chante quand même. Le covoitureur qu’on a pris avec nous se marre. Il va aux bassines, lui aussi.
On arrive tard dans la nuit mais la famille qui nous héberge à laisser la porte d’entrée ouverte. On s’installe sans trop faire de bruit, encore tout excité par le café et les infos qu’on voit défiler sur nos téléphones. Le sommeil tarde à venir et on discute encore une bonne heure de la révolution et d’autres choses.
Le lendemain ça parle logistique, de si on rejoint le convoi ou pas, du matos à prendre, de que faire en cas de fouille, etc. On boit du café surtout, et on se fait des blagues. Sur la playlist, notamment. Quand on embarque, on a dans les sacs des sandwichs, quelques paires de lunettes de piscine et du liquide physiologique. On roule en chantonnant jusqu’à arriver au convoi, où l’on s’insère dans une longue file de voiture. On roule comme ça quelques minutes avant que tout ne s’arrête, probablement à cause d’un contrôle à l’avant.
On sort rapidement fumer une clope et se promèner entre les voitures, histoire de se faire une idée. Les gens se saluent, souriant. Devant et derrière nous, la queue s’étire. Des dizaines de véhicules. Des grappes de manifestants nous dépassent, décidés à avancer à pied, coupant à travers champ s’il le faut. Un groupe de meufs en salopette bleue et foulard rouge, team féministe. Un couple de vieux aux cheveux blancs, quelques mecs en noirs, des familles avec enfants. Des pancartes, des couronnes de fleurs et des masques de ski. On abandonne le véhicule pour se joindre au cortège qui se forme naturellement.
Bientôt il n’y a plus de voitures mais seulement un flot humain bigarré, où l’on retrouve des camarades de la CGT, de SUD, du NPA, de la LFI, de EELV ou de la confédération paysanne, avec leurs drapeaux jaunes que je ne connaissais pas. Ils sont nombreux d’ailleurs, d’un peu tous les âges. On papote avec l’un d’entre eux tout en portant des poutres qu’on nous a mises dans les mains – quand je demande à quoi elles serviront, ils réponds que c’est une surprise. Le chien d’un copain court tout autour et se jette dans le ruisseau au bord du chemin. Il a l’air ravi.
Avec les poutres on franchit des petits fossés où l’on collecte de la boue fraîche, presque rouge. Dans le ciel tournent des hélicoptères, dont le bruit lointains des rotors se noie parfois dans la rumeur de la foule. Au loins, des panaches de fumée noire et blanche. Et bientôt, le bruit des explosions. Les gens s’arrêtent un moment, puis haussent les épaules et repartent. De longues foulées qui s’enfoncent dans la terre, avec le poids qui passe d’une jambe à l’autre. Marrant de voir tous ces cheveux blancs qui convergent vers le point chaud de la manifestation, sur des kilomètres, peut-être une dizaine en tout. Au bout du champ, un promontoire sur lequel s’est agglutiné une petite foule. Une fois arrivé là on comprends que le spectacle vaut le détour.
Une masse mouvante a envahit la pleine au pied la bassine, sorte de fortin de terre de quelques de mètres de haut, et probablement de cent mètres de côté. Un immense trou serti de murailles, entouré de fourgons de police. De quelques blindés également, et d’un canon à eau. Tout autour, une foule de manifestants qui s’agitent dans un brouillard de lacrymogènes et d’éclats de grenades. Le bruit des explosions est maintenant constant, et des éclats rouges scintillent en continu en l’air – le moment précis où les grenades lacrymogènes se scindent en deux pour lâcher leurs palets. Ici et là, des détonations énormes projettent autour d’elle de la terre et des éclats d’acier. Des grenades GML2, les fameuses armes de guerre au sujet desquels le ministre mentira plus tard.
On dévale rapidement la pente avec un camarade, en se disant merde, c’est la guerre. Il y a une fanfare derrière nous, et derrière les chants on entends des cuivres qui entament une marche. On tente de rester à quelques pas l’un de l’autre pendant qu’autour de nous on entend crier
– MEDIC, POINTEZ !
Et tous les gens reprennent la phrase en pointant dans la direction du cri. Une gamine de vingt pige passe avec son mégaphone et explique qu’on va gentiment encercler la bassine, pour faire une pression optimale.
– MEDIC! MEDIC !
Ça gueule toujours, les tirs sont tellement nourris que le cortège recule un instant, laissant derrière lui une camionnette en flamme. Des gars avancent de nouveau, protégés derrière une banderole renforcée.
ON EST PLUS CHAUD
PLUS CHAUD
PLUS CHAUD QUE LES LACRYMO
Ça chante à nouveau et en même temps on croise un camarade en train de se faire évacuer, porté par quatre autres. Son visage dégouline de sang, ça lui coule sur la bouche et le menton. Une autre hurle en se tenant la jambe. On continue d’avancer jusqu’à ce que le vent tourne et que le brouillard nous enveloppe. Malgré le foulard, impossible de respirer ni de ne rien voir, on est totalement aveugle en quelques instants. On se tient par l’épaule pour se guider hors du nuage. Je crois avoir une hallucination en voyant débarquer une compagnie de BRAV-M en quad, avec leur inoubliable casque blanc, et les tireurs à l’arrière qui nous alignent en passant. Ça fait marrer les camarades autour, malgré la pression. Putain de cowboys.
Ils tentent de couper en deux la manifestation mais sont forcés de reculer sous un jet de pierre nourri. On en profite pour rejoindre le gros du cortège, qui se regroupe en une ligne qui embrasse la bassine. Au mégaphone on entends les instructions : c’est l’heure de la pause déjeuner, on reprend des forces et on ne se disperse pas. La manif’ n’est pas terminée.
En se dirigeant vers la butte d’où on était parti, on tombe sur une quarantaine de personnes avec le même k-way quetchua à cinq balles, côte à côte, masqués mais si beaux et si fiers qu’ils suscitent les applaudissement de la foule.
La journée continue comme ça, des heures, jusqu’à la destruction de la canalisation centrale de la bassine – les photos sont disponibles sur twitter.
La bataille n’occupe qu’un tiers de ce texte, et pourtant c’est elle seulement que l’on voit sur nos téléphones, le soir venu. Bataille des chiffres, dans laquelle le gouvernement ment évidemment sans honte aucune – on apprends que parmi les blessés des FdO, il y a surtout des “blessures sonores et respiratoire”. Les gars se sont fait mal aux oreilles et gazés eux-mêmes avec leur matériel de guerre.
On lit les descriptions du chaos et la critique de la violence politique, mais on ne parle pas de la sécheresse, venue tôt cette année (ce sera pire l’année prochaine, et nous le savons tous). On ne parle pas non plus de la loi séparatisme et de ces associations écologistes privés de subvention pour leur opposition aux bassines (entre autre choses), bien avant ce type d’action. On ne parle des paysans qui voient le sol mourir et commentent la qualité de la boue grasse qu’on essuie de nos chaussures, qui à nous citadins paraissait si riche.
Les flics ne défendaient pas qu’une bassine à Sainte-Soline, mais un modèle de société. Les membres du gouvernement le disent d’ailleurs à demi-mot : c’est leur pouvoir qui est en jeu, et tout monde qu’ils ont construits, eux et leurs prédécesseurs. Et évidemment, il y aura toujours des empêcheurs de tourner en rond au bord du précipice.
A peine rentré, on parlait déjà de la manif’ de demain. Parce qu’il y aura aussi toujours une manif’ demain.
#NoBassaran