Aujourd’hui, je commençais à 10h45.
Un collège de Bruxelles. Cours de français. C’est l’heure de l’atelier d’expression.
Les adolescent.e.s ont entre 14 et 16 ans.
Ils sont une vingtaine, toutes et tous sont racisé.e.s, la plupart vivent des situation de grande précarité à la maison.
L’un est élevé seul par une maman mourante. Il s’occupe de ses cadets. Ils vivent de colis alimentaires… Mais c’est une autre histoire.
L’autre est placée dans un internat. Son frère est mort en Syrie pour un mauvais jihad. Parfois, elle fugue. Quand elle avait 12 ans, j’ai vu une pilule du lendemain dans son sac. Elle est sous l’emprise d’une bande de gars qui abusent d’elle dans des hôtels… Mais c’est une autre histoire.
J’entre dans le local en préfabriqué.
Cela fait une racisée de plus dans la pièce.
La place de Mihaela est toujours vide. Comme ses sœurs et cousines avant elle, Mihaela vient d’être mariée à un jeune homme qu’elle appelle déjà son mari. Mihaela est battue par ce compagnon et par sa belle-mère alcoolique; elle vit désormais auprès de sa belle famille dans une caravane en banlieue parisienne. Et sa place reste vide… Mais c’est une autre histoire.
Je remarque un élève absent depuis un mois. Je m’écrie: “Hey Akim, quel plaisir de te revoir! Bienvenue, j’espère que tu vas mieux!”
A ce moment, Akim se retourne sur Wassima et lui demande “C’est qui?”
Qui suis-je?
Cela fait trois ans que je connais Akim, et il ne me reconnaît pas.
Wassima me dit tout bas: “Madame, il ne reconnaît personne, on ne comprend pas trop ce qu’il a.”
La situation m’inquiète, mais je ne dois pas filer un gros trauma à ces mômes, je garde donc tout mon sang froid et fais le pitre en mode “Et bien, on va quand même passer un très bon moment tous ensemble!”
Nous aménageons le local pour l’atelier et partageons plein de chouettes exercices. Tout le monde apprend, s’amuse, s’exprime, enfin je pense, y compris Akim.
Mais 20 minutes avant la fin de l’atelier, lorsque nous nous remettons en cercle, Akim ne vient pas. Il est paralysé, figé, debout, immobile, les yeux fixant le vide.
Je rejoins Akim.
Je lui parle (tout en tâchant de rassurer 20 ados en parallèle; et illes réagissent très bien).
Je demande à Nadia d’aller au bâtiment central, si loin des préfab, pour avertir un éducateur, ramener de l’aide et appeler une ambulance.
Je continue de parler à Akim, il ne réagit pas du tout. J’ai peur qu’il tombe. Je tente de l’asseoir au sol , il se laisse faire, mais reste inexpressif, visage figé.
Nadia revient seule, sans éduc, personne pour aider… et elle me dit: “Le secrétariat a dit qu’on allait appeler la maman d’Akim pour qu’elle vienne le récupérer.”
Les autres élèves sont entre stupeur et révolte sourde. Lequel d’entre eux oubliera ça?
Dans ma tête, je pense que, là, je vais tuer des adultes. Dans les faits, je renvoie un autre élève au bâtiment central, Moussa, et lui dis de dire que je vais me fâcher si on ne nous envoie pas de suite de l’aide. J’appelle l’ambulance avec le portable d’un élève, tout en craignant qu’on me reproche d’avoir pris cette initiative. En ayant peur, oui. Car l’institution dysfonctionnelle est souvent très efficace pour broyer les bonnes volontés qui, par leur travail et implication, révèlent les manquements et manœuvres de la hiérarchie. Cela vous apprend à redouter de faire le mal là où vous faites, très basiquement, le bien. A traquer le moindre détail absurde qui pourrait vous mettre «en faute».
Une éduc arrive, enfin. Je comprends que l’équipe du secrétariat était au courant du retour d’Akim et de son état d’amnésie. Et personne ne m’a rien dit. Personne n’a prévenu les élèves.
Je continue de parler à Akim. L’éduc aussi. Il semble cligner des yeux quand je lui demande de le faire. Mais peut-être que je me trompe. D’un coup, il sursaute et se réveille.
Il sort alors avec l’éduc, accompagné de Miguel, son meilleur ami qui l’épaule, même s’il ne se souvient pas trop de lui.
Je reste avec les élèves, pour les rassurer et leur permettre de s’exprimer un peu. Ils sont révoltés qu’on ne leur ait rien dit. Moi aussi, mais je dois les apaiser. Je les félicite alors pour leurs réactions calmes et bienveillantes lors du malaise de leur camarade.
La nuit, je questionne mon rôle au sein de cette institution; quelle sorte de complice suis-je, moi qui apaise des révoltes légitimes? Souvent, la nuit, je ne dors pas.
Sonnerie. Je pars. Je croise le nouveau directeur adjoint. Je commence à accuser le choc, mais je reste posée. Je lui relate les faits. Il me répond froidement deux choses: – 1. ha oui, je l’ai vu ce matin, je lui ai dit de faire attention car les autres risquent de croire qu’il se moque d’eux – 2. tant que j’ai pas de certificat du médecin, je sais rien faire…
J’ai même plus la force d’hurler face à des propos aussi monstrueux. Je sais pas comment j’ai pu les entendre sans devenir violente. En fait si, je suis allée aux toilettes, abasourdie, j’ai retourné cette violence contre moi en chialant et en tapant dans le mur.
Je respire. 5 minutes. Sûrement moins. Je monte à l’étage pour en parler à la directrice. Elle prend les choses un peu plus au sérieux, mais pas génial non plus. Elle sent que je viens de vivre un truc grave. Et que ce truc continue de se passer, à l’instant. Elle me dit qu’elle n’était pas au courant. En fait si, un peu. Elle m’accompagne au rez de chaussée, la maman, la grand-mère et l’ambulance sont arrivées.
Akim traverse le couloir pour quitter l’école avec les ambulanciers. Je lui dis au revoir, il me sort son plus beau sourire. Et dans la foulée, il s’écroule par terre, puis part en convulsions dans tous les sens. Les ambulanciers prennent soin de lui. La maman hurle. J’essaye de la rassurer, je lui prends la main… Bref.
Le nouveau directeur adjoint arrive par hasard avec un pack de canette de coca sous le bras, nonchalant, la classe intégrale… Il croise mes yeux, il se souvient de la merde qu’il m’a dite moins d’une heure avant, c’est sûr. J’ai honte pour lui. Mais je ne crois pas que ce genre de personnes connaisse ce sentiment.
Les ambulanciers évacuent Akim. Dehors, les élèves s’agitent. On les néglige complètement. On les rabroue. Je vais un peu leur parler. Et je prends le meilleur ami d’Akim à part. Il s’appelle Miguel. Il a un sens de la justice sociale qui est magnifique. Un très bon coeur. Un père en taule. Un beau père toxicomane et violent avec qui il s’est battu plusieurs fois pour défendre sa maman. Il y a quelques semaines, il a vu sa sœur mourir devant lui à la suite d’une crise d’épilepsie… Et là, son meilleur ami lui revient sans mémoire, et fait une crise qui ressemble fort à cela.
Dans son visage, il y a toute la détresse du monde, puis un regard dur qui se ferme. Je lui demande comment il va. On parle un peu. Il me parle spontanément de sa sœur décédée. Je lui dis qu’il a le droit de ne pas se sentir bien. Je lui demande de ne pas retourner sa colère d’une manière qui pourrait lui nuire. Je lui dis que s’il sent qu’il va péter un plomb sur un adulte à l’école, de venir dans ma classe. Que je veux bien lui servir de punching ball et qu’il me traite de tous les noms.
En fin d’après-midi, le directeur adjoint bis (un autre, on en a deux) viendra me dire : “Au fait, on ne pourra pas sauver Miguel, il a encore dérapé ce matin vis à vis d’un prof je suis désolé”. Miguel sera renvoyé. Il a dérapé à la première heure de cours. Quand il a revu son meilleur ami devenu amnésique. Je n’étais pas encore à l’école. De toutes façons, cela n’aurait peut-être rien changé. Et puis, quelle sorte de complice suis-je?
Le renvoi de Miguel est la cerise sur cette journée de merde saturée de détresse humaine.
Demain ne peut être un autre jour. Pas dans ces conditions.
Plus tard, je demanderai des nouvelles à la direction. Elle me dira qu’Akim ne doit pas revenir à l’école. Mais qu’il demande à sa maman de revenir à nos ateliers de français. Alors, avec quelques élèves, nous avons fait tourner une carte sur laquelle chacun a pu signer et je l’ai envoyée à Akim.
Les jours passent et personne à part moi n’est passé dans les classes pour parler de la situation d’Akim. Personne n’a été rassurer les élèves, juste prendre de leurs nouvelles. Pas un mot. Pas une marque d’amour, de respect. Ces gens sont monstrueux. Et c’est pas que je sois formidable. Mais eux, ils dépassent tous les sommets de l’esprit conservateur petit bourgeois raciste et sans respect ni amour pour celleux qui leur sont confiés et qu’ils sont censés émanciper par le savoir, le plaisir d’apprendre et l’esprit critique…