"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Un entretien avec Niraja Gopal Jayal

in Entretiens/islamophobie by

Alors que l’on se réjouit en France de vendre quelques Rafales à l’Inde de Narendra Modi, ce dernier sera accueilli en grande pompe par le président Macron ce 14 juillet à Paris. Au pouvoir depuis presque dix ans, Modi et son gouvernement sont directement responsables de la montée de l’islamophobie en Inde, islamophobie qui cimente un projet suprémaciste assumé.
Si les attaques sur la société civile se multiplient, des universitaires indiens se mobilisent pour décortiquer cette mécanique autoritaire, étudiant aussi bien la mise au pas de l’université que les liens entre islamophobie et suprémacisme hindou

Nous publions ici deux textes traduits du South Asia Multidisciplinary Academic Journal, leur lecture met en lumière les raisons de l’entente entre les deux chefs d’état : “la plus grande démocratie du monde” et le “pays des lumières” sont engagés sur la même pente autoritaire et raciste.
Pendant que notre gouvernement tisse des liens avec l’extrême-droite islamophobe indienne, des camarades appellent à les rejoindre le 13 juillet à partir de 17 heures sur la pelouses des Invalides.

Niraja Gopal Jayal est professeur au Centre pour l’Etude du Droit et de la Gouvernance à la Jawaharlal Nehru University (JNU) à New Delhi. Ses recherches, à l’intersection entre théorie politique et étude de la politique indienne, s’articulent autour de quatre axes principaux : démocratie, représentation, citoyenneté et gouvernance (y compris la gouvernance locale, et les rapports entre genre et gouvernance). Elle travaille actuellement sur la crise de l’université publique en Inde.

Entretien réalisé par Stéphanie Tawa Lama-Rewal et Niraja Gopal Jayal

STLR : Niraja, vous avez déjà écrit sur les libertés académiques et leurs nombreuses remises en causes, en Inde et ailleurs . Deux événements récents survenus à la JNU, l’installation d’un char de l’armée sur le campus en juillet 2017, et l’agression violente d’étudiants et d’enseignants par une petite armée de miliciens en janvier 2020, laissent penser que le mépris des libertés académiques laisse place aujourd’hui à une véritable attaque en règle. Avant d’aborder la nature et les formes de cette offensive, pouvez-vous nous dire comment vous définissez les libertés académiques ?

NGJ : La définition des libertés académiques, contrairement à leurs pratiques, est assez standard et quasiment universelle. Si l’on compare le document le plus cité à ce sujet, la Déclaration de principes de 1915 de l’Association Américaine des Professeurs d’Université (AAUP) aux principes adoptés par l’UNESCO en 1997, et ces deux textes aux indicateurs de liberté académique utilisés dans le Rapport sur la Liberté Académique publié en 2020 par l’institut V-Dem [Varieties of Democracy, un institut de recherche indépendant basé en Suède qui tente de mesurer l’état et l’évolution des formes de démocratie dans le monde, NDT], on remarque un tronc commun, et un élargissement de la définition au cours du siècle, peut-être en réponse aux défis posés par l’autoritarisme et les diverses pratiques de contrôle étatique sur l’institution universitaire.

En 1915, l’AAUP a identifié trois composantes des libertés académiques : « la liberté d’enquête et de recherche ; la liberté d’enseignement au sein de l’université ou du collège ; et la liberté d’expression et d’action hors de l’institution. En 1997, l’UNESCO a défini les libertés académiques dans le cadre de sa Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur, comme « la liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d’effectuer des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, le droit d’exprimer librement leur opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques représentatives » (UNESCO 1997:10). La Recommandation de l’UNESCO réaffirme et dépasse donc de beaucoup les principes énoncés par la Déclaration de l’AAUP dans la prise en compte des facteurs institutionnels : l’affranchissement des contraintes doctrinales, la liberté pour les enseignants d’exprimer leur opinion sur l’institution dans laquelle ils travaillent, la liberté vis-à-vis de la censure institutionnelle et la liberté de participer aux organisations professionnelles ou aux organisations académiques représentatives. Il n’existe presque aucun aspect du recul des libertés académiques dans le monde d’aujourd’hui qui ne soit englobé par la Recommandation de l’UNESCO.

Plus récemment, un Indice de Liberté Académique développé par le V-Dem Institute (2020) a mis en évidence une série d’indicateurs des libertés académiques : la liberté de recherche et d’enseignement, la liberté d’échange et de diffusion des savoirs académiques, l’autonomie des universités et l’intégrité du campus. L’idée déjà présente dans la Recommandation de l’UNESCO selon laquelle l’autonomie, au sens de celle du corps professoral par rapport à l’institution, est la forme institutionnelle des libertés académiques, y est étendue à la notion d’autonomie institutionnelle des universités par rapport au gouvernement en tant que composante essentielle des libertés académiques. En un sens, de 1915 à 2020, ces trois ensembles de principes ont un socle commun minimum, mais le passage du temps et les exemples concrets d’ingérence de plus en plus flagrants, ont abouti à la reconnaissance de contraintes doctrinales sur l’autonomie des institutions en tant que telles.

Toutes ces dimensions, à mon avis, ont une résonance dans le contexte indien. Laissez-moi vous montrer en quoi les trois éléments de base notamment ont une résonance évidente. La liberté d’enquête et de recherche est clairement menacée lorsque des éditeurs sont contraints de retirer ou de mettre des livres au pilon suite à des pressions politiques, comme Penguin dans le cas du célèbre livre de Wendy Doniger The Hindus: An Alternative History ou Orient Blackswan dans le cas du livre de Megha Kumar Communalism and Sexual Violence : Ahmedabad since 1969. Deuxièmement, la liberté à l’intérieur et à l’extérieur de la salle de classe est sapée par l’annulation de conférences, de films, de pièces de théâtre et de séminaires. Pour donner seulement quelques exemples, en avril 2018, un séminaire de philosophie organisé à la JNU a été annulé par le Conseil Indien de Recherche Philosophique qui en était pourtant à l’origine et le parrainait, car on y trouvait des articles sur les pratiques religieuses tribales ainsi que des articles d’universitaires étrangers. En février 2020, le discours de la danseuse Mallika Sarabhai à l’Institut National du Design a été annulé à la dernière minute, en raison de ses critiques ouvertes envers Modi concernant la question des violences communautaires. Enfin, les libertés académiques extra-muros sont menacées lorsque les universitaires travaillant dans des zones insurgées sont ciblés par la police. Par exemple, le professeur Nandini Sundar et le professeur Archana Prasad ont été faussement accusés du meurtre d’un membre d’une tribu, apparemment sur la base d’une plainte déposée par la femme de ce dernier. Ces accusations ont ensuite été démenties par la population du village de la victime et les poursuites ont été abandonnées. La pire forme qu’ait prise une telle suppression des libertés académiques – et ici elle devient indissociable de la liberté d’expression de tous les citoyens – est bien sûr l’assassinat d’universitaires rationalistes comme l’ancien vice-chancelier M.M. Kalburgi et d’autres encore avant lui.

STLR : Peut-on dire que l’offensive actuelle que subissent les libertés académiques en Inde est sans précédent ? Quelles formes principales prend une telle offensive ?

NGJ : Je pense qu’elle est sans précédent, et cette impression est confirmée par les rapports V-dem qui, documentant l’évolution des libertés académiques sur une période de 40 ans, montrent un déclin brutal depuis les années 2014-2018 (V-Dem 2020 : 16, Figure 3).

Les contraintes structurelles exercées par le gouvernement sur l’autonomie institutionnelle – comme la nomination des vice-chanceliers par le gouvernement, ou la prescription par la Commission des subventions aux universités (UGC) d’un modèle de programme d’études universitaires – sont un héritage à long terme de la période coloniale. Ces pratiques sont tellement intériorisées qu’elles semblent naturelles et ne sont presque jamais interrogées. La compatibilité idéologique avec le parti politique dominant un Etat comme critère pour les nominations au corps professoral, n’est pas rare non plus, même si elle vient d’atteindre de nouveaux sommets (ou de toucher le fond, selon le point de vue) dans les universités centrales. En décembre 2018, le ministre adjoint du développement des ressources humaines, Upendra Kushwaha, a démissionné du Conseil des ministres. Parmi les raisons invoquées pour expliquer sa décision, il a mentionné le fait que, depuis quatre ans, dans les universités centrales, « des militants du RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh, un groupe nationaliste hindou de droite paramilitaire fondé en 1925, NDT] occupent tous les postes supérieurs des établissements universitaires. Ils sont nommés vice-chanceliers et choisis comme enseignants. »

Ce qui est nouveau dans la conjoncture actuelle, c’est la nature globale de l’offensive politique contre les institutions universitaires. Elle englobe presque tous les aspects de la vie universitaire – la politisation des nominations des directeurs d’universités et d’instituts de recherche ainsi que les nominations de professeurs à tous les niveaux, du professeur adjoint au professeur ; le retrait d’offres de nomination émanant d’universités à d’éminents universitaires ; le refus d’accueillir ou l’annulation de conférences et de séminaires ; le harcèlement de professeurs exprimant des opinions dissidentes en leur refusant l’autorisation de prendre des bourses à l’étranger ou en leur refusant un congé sabbatique qui leur est dû ou en retenant leurs prestations de retraite ; l’ingérence dans le choix des livres devant faire partie du programme, et ainsi de suite.

De même, si la politisation des nominations n’est pas nouvelle, ce qui est nouveau dans la période actuelle, c’est leur caractère systématique et prémédité. Ces individus triés sur le volet ont soit des liens avec le Sangh Parivar [une nébuleuse d’organisations nationalistes hindoues, NDT], soit ont été choisis directement par lui. Les présidents de tous les principaux conseils de recherche en sciences humaines et sociales – l’ICSSR, l’ICHR, l’ICPR, etc. – sont des personnes dont les réalisations académiques sont inversement proportionnelles à leurs liens connus avec le Sangh (Sundar et Fazili 2020). Les vice-chanceliers des universités centrales sont également des personnes soigneusement sélectionnées sur la base de leur parenté politico-idéologique avec le Sangh.

Ce qui est totalement inédit, c’est le déchaînement de violences politiques sur les campus, comme celles perpétrées par la police à l’Université Jamia Millia Islamia le 15 décembre 2019 et celle des miliciens de l’ABVP à la JNU le 5 janvier 2020. L’attaque physique brutale contre les étudiants et professeurs de la JNU a été menée par un groupe d’intrus masqués qui semblent avoir été autorisés à entrer sur le campus avec la complicité des professeurs et ont été identifiés comme des militants de l’ABVP. Armés de barres de fer, de bâtons et de pierres et munis des adresses et numéros de chambre des étudiants ciblés (dont beaucoup de musulmans du Cachemire) dans les foyers, ils se sont livrés à des violences contre les étudiants et les enseignants de manière préméditée et organisée. Bien que beaucoup d’entre eux aient été identifiés, ils ont été laissés libres et continuent vraisemblablement encore aujourd’hui à bénéficier de protections qui leur garantissent l’impunité. Qu’il soit parrainé ou spontané, ce phénomène des milices de soi-disant autodéfense est certainement sans précédent, tout comme l’impunité de ses crimes. Il représente une nouvelle manière de réduire au silence l’Autre, que cet Autre soit membre d’une minorité vilipendée ou simplement un dissident. Le pas est ainsi franchi séparant le simple mépris des libertés académiques de la violence physique exercée par des milices de soi-disant autodéfense envers ceux qui tentent de les exercer.

De même, l’augmentation exponentielle des coupures d’Internet en Inde, en particulier au Cachemire, est un obstacle sans précédent à la liberté académique. Au cours des deux dernières années, l’Inde a connu plus de coupures d’Internet que tout autre pays. Depuis 2014, l’Inde a connu 357 coupures d’Internet. Elle détient le record du monde du nombre de coupures d’Internet en 2018 (134) et en 2019 (95). Dans l’ancien État du Jammu-et-Cachemire, Internet a été fermé pendant une année entière à partir d’août 2019. Même aujourd’hui, On y trouve presque partout qu’une connectivité 2G, ce qui a rendu l’enseignement et l’apprentissage en ligne pendant la pandémie quasiment impossible.

STLR : La JNU semble une cible privilégiée de la répression depuis la formation du premier gouvernement Modi en 2014. Pour quelles raisons ?

NGJ : L’une des raisons pour lesquelles la JNU est ciblée est son excellente réputation académique, tant en Inde qu’à l’étranger. La seconde est le soupçon, pratiquement une accusation, selon lequel la JNU aurait été monopolisée, voire colonisée, par la gauche. Cette vision anhistorique laisse penser que l’excellence académique de la JNU était une qualité naturelle préexistante, que la gauche y a fait irruption un jour et qu’elle en a pris le contrôle. Elle ignore les contributions de ceux dont les compétences ont donné à cette université âgée de cinquante ans seulement sa réputation académique. Leur orientation politique libérale ou de gauche focalise tous les ressentiments, tandis que leurs performances académiques sont minorées ou invisibilisées.

La JNU n’est pas seulement la meilleure université d’Inde, mais aussi la principale université de sciences sociales. Cette réputation est due à des travaux de recherche et des publications qui ont reçu une reconnaissance académique internationale. Les enseignants et les étudiants de la JNU ont généralement des idées progressistes sur les plans social, politique et économique. Ils sont également attachés à la tradition du débat, non seulement dans les amphithéâtres de l’université, mais aussi lors de conférences organisées en soirée dans les foyers d’étudiants, où des invités – politiciens, universitaires et militants – s’adressent régulièrement à un public nombreux d’étudiants. Les diverses nuances de la gauche prédominent aussi au sein des organisations étudiantes, ce qui fait dire parfois non sans exagération que la JNU est un foyer de la pensée communiste.

Mais il faut aussi prendre en compte l’absence historique d’une tradition intellectuelle conservatrice sérieuse en Inde . Si les intellectuels conservateurs ne peuvent se prévaloir d’aucune référence universitaire, c’est parce qu’ils se sont auto-exclus d’institutions comme la JNU, et pourtant ils expriment du ressentiment face à cette exclusion. Ce ressentiment aurait été justifié si, par exemple, ces universitaires n’avaient pas reçu la reconnaissance qui leur est due alors qu’ils avaient à leur actif des livres publiés par de grandes presses universitaires ou des articles dans des revues internationales à comité de lecture. A vrai dire une poignée de ces universitaires ont occupé des postes de direction à la JNU au cours des dernières décennies. Ils auraient alors dû diriger un certain nombre de travaux de recherche de qualité universitaire. Construire une université de qualité nécessite de reconnaître l’importance du travail de production des savoirs universitaires ; le ressentiment fondé sur l’appartenance à un camp politique est tout simplement hors de propos et déplacé. C’est sans doute une excuse déguisée en théorie du complot ; une forme de maquillage de leurs insuffisances en griefs imaginaires imputés à des conflits idéologiques.

STLR : Quelles formes prennent les atteintes aux libertés académiques dans le paysage universitaire indien : sont-elles différentes dans les universités centrales et d’État ou dans les universités publiques et privées ?

NGJ : Il y a certes des différences à tous les niveaux, mais ce sont des différences de degré : on ne peut pas vraiment dire qu’un secteur de l’enseignement supérieur soit épargné par ces difficultés. Les universités publiques sont sans aucun doute celles qui ont connu les restrictions les plus importantes et les plus visibles aux libertés académiques à travers le pays. Il est cependant important d’en distinguer les sources. Comme partout ailleurs dans le monde, de tels dénis de liberté émanent, le plus souvent, des gouvernements ou des administrations universitaires se pliant à leurs volontés, soit par sympathie idéologique pour l’establishment au pouvoir, soit par peur des représailles. Mais il y a aussi une autre tendance, plus alarmante : les atteintes aux libertés académiques émanant du corps étudiant lui-même, en particulier l’action de milices d’autodéfense autoproclamées d’étudiants appartenant à l’ABVP, la branche étudiante du RSS. Ce dernier a un pouvoir de nuisance considérable, comme l’ont révélé les violences à la JNU du 5 janvier 2020.

Une décennie plus tôt, l’ABVP – qui remporte depuis longtemps des succès réguliers lors des élections syndicales étudiantes à l’Université de Delhi – avait vandalisé les bureaux du département d’histoire, puis fait pression sur le Conseil Académique de cette université pour qu’il retire du programme du département l’ouvrage salué par la critique Three Hundred Ramayanas: Five Examples and Three Thoughts on Translations d’A.K. Ramanujan, parce que l’idée d’une pluralité de Ramayanas [l’épopée mythologique hindoue composée entre le IIIᵉ siècle av. J.-C. et le IIIᵉ siècle de notre ère qui raconte les exploits du prince Râmâ, dans le Nord de l’Inde, il y a 3000 ans, NDT], offensait leur sensibilité religieuse. Si l’utilisation de la violence pour perturber des séminaires et des événements universitaires auxquels ils s’opposent pour des raisons idéologiques est en soi alarmante, l’impunité dont ils jouissent au regard de leurs agissements est une cause d’inquiétude plus grande encore. Cela confirme également le point que j’ai soulevé plus tôt : la droite en Inde n’a jusqu’à présent montré aucun signe d’investissement dans l’institution universitaire sans motivation politique.

De nombreuses controverses de ce type ont lieu au sein des universités situées dans les États dirigés par le BJP, car malgré les violences et dégradations qu’elle y perpètre, l’ABVP y bénéficie d’une totale impunité. À l’Université centrale d’Haryana, en septembre 2016, la représentation d’une pièce basée sur le classique littéraire Draupadi de Mahasweta Devi a été attaquée parce que l’ABVP avait décidé qu’elle était antinationale. La pièce est une critique du patriarcat et de la nature masculiniste de l’appareil d’État, et le principal protagoniste y est une survivante d’un viol commis en détention par des membres des forces armées. Des habitants des villages voisins ont été mobilisés, des accusations de sédition [un héritage du droit colonial britannique fréquemment utilisé par le gouvernement comme outil de répression politique, NDT] ont été portées et deux professeurs ayant organisé la représentation de la pièce ont été convoqués et sommés de s’expliquer. De même, dans le Rajasthan dirigé par le BJP, le professeur Nivedita Menon de JNU a été invité à une conférence à l’Université Jai Narain Vyas de Jodhpur. Non seulement elle a été attaquée par l’ABVP comme étant antinationale, mais Rajshree Ranawat, le professeur organisateur de la conférence, a été suspendu pour avoir invité Menon à parler.

Dans certains États, comme le Gujarat, les atteintes aux libertés académiques, la surveillance de conférences et de films et les attaques contre des expositions d’art ont commencé il y a déjà longtemps. En 2007, la célèbre Faculté des Beaux-Arts de l’Université M.S. de Vadodara a été vandalisée par des militants du BJP-VHP qui ont trouvé obscènes les peintures d’un étudiant en master, Srilamathula Chandramohan. Ce dernier s’est rapidement retrouvé en prison et le doyen de la faculté a été suspendu car le vice-chancelier a refusé non seulement de les soutenir, mais même qu’un FIR [First Information Report, l’équivalent d’une plainte en droit indien, NDT] soit déposé. C’est également au Gujarat, apparemment sous la pression de l’ABVP, qu’une offre de chaire émanant d’une université privée auprès d’un historien distingué a été retirée. L’Etat du Gujarat se distingue des autres Etats indiens en ce qu’il a établi à l’attention des universités d’État une liste de 82 sujets sur lesquels tout travail de recherche doctorale doit porter, parmi lesquels : « Étude comparative de Sardar Patel Awas Yojna et Indira Awas Yojana [des programmes de construction de logement en milieu rural] » et « Gujarat : Bonne gouvernance pour la croissance, le management scientifique et le développement – Une étude critique du modèle existant et de l’évolution future – Suggestions pour des politiques publiques (sic) ».

Des perturbations ont lieu partout où l’ABVP jouit d’une popularité sur les campus, même hors des Etats dirigés par le BJP. En février 2017, des bagarres ont éclaté à l’université d’Allahabad entre l’ABVP et l’Union des étudiants, car cette dernière avait invité un éminent journaliste de gauche à prendre la parole sur le campus. Des affrontements similaires se sont produits un mois plus tard, au Ramjas College de l’Université de Delhi, pour empêcher la tenue d’un séminaire organisé par la société littéraire du collège, l’ironie étant que le séminaire s’intitulait… « Cultures de protestation ». Des étudiants et des professeurs ont été blessés dans les violences qui ont suivi.

Alors que les obstacles sont, comme on pouvait s’y attendre, plus intenses dans les universités publiques, les universités privées sont également affectées. L’exemple peut-être le plus connu de déni des libertés académiques dans une université privée est le refus en 2018 du gouvernement central de délivrer des visas aux universitaires pakistanais venus assister à une prestigieuse conférence de l’Association of Asian Studies (USA) en collaboration avec l’Université d’Ashoka. Mais on peut supposer que le gouvernement fait preuve de davantage de retenue auprès des collèges privés de l’Inde, en particulier ceux qui sont gérés par des familles et des trusts. Par ailleurs, un grand nombre d’institutions n’ont jamais encouragé une véritable culture du débat. On peut supposer que la notion de libertés académiques y est probablement trop éloignée des réalités de l’expérience académique pour qu’il soit possible d’y mesurer un recul.

Les restrictions de l’autonomie universitaire émanant du gouvernement depuis la création des premières universités modernes en 1857, sont bien sûr à distinguer conceptuellement des atteintes aux libertés académiques, mais les premières ont des conséquences importantes pour les secondes. La Recommandation de l’UNESCO considérait l’autonomie des universités vis-à-vis du gouvernement comme une condition préalable au travail d’enseignement et de recherche. La mainmise du gouvernement central, par l’intermédiaire de l’UGC, sur les universités (un point que même la National Education Policy de 2020 reconnaît) est également visible dans les États. Par exemple, le West Bengal Universities and Colleges (Administration and Regulation) Act de 2017 a renforcé le contrôle du gouverneur sur les établissements d’enseignement supérieur, augmentant la représentation des candidats du gouvernement dans leurs organes directeurs alors même que celle des enseignants y était réduite. En septembre 2020, le gouvernement d’Odisha a promulgué une ordonnance qui retire à l’Université le droit de nommer ses propres professeurs. Ce pouvoir sera désormais exercé par la Public Service Commission de l’Odisha, ce qui signifie que des bureaucrates auront la main sur les nominations des professeurs, leurs transferts et leurs conditions de service.

En fin de compte, qu’il s’agisse d’universités publiques ou privées, d’universités centrales ou d’État, les remises en cause des libertés académiques sont omniprésentes. C’est vraiment l’action violente des milices d’autodéfense autoproclamées comme source de restrictions des libertés académiques qui est l’élément nouveau et significatif aujourd’hui.

STLR : En ce qui concerne ce que vous appelez la remise en cause « politico-idéologique » des libertés académiques, certaines disciplines semblent plus ciblées que d’autres, et parmi les sciences humaines et sociales, l’histoire en est un bon exemple. Qu’en est-il de notre discipline, les sciences politiques ?

NGJ : L’histoire en tant que discipline a été une cible particulière parce que toute la vision du monde du RSS et donc du BJP est fondée sur une version de l’histoire indienne qui s’apparente davantage au mythe qu’aux faits. Cet attachement à la glorieuse civilisation antique indienne (lire hindoue) est au service d’une vision politique prosélyte selon laquelle l’avenir de l’Inde s’enracine dans ce passé réinventé. Cet avenir indien se nourrit d’un récit fabriqué mais sacralisé du passé de l’Inde. Il est inadmissible que ce récit soit remis en question par des méthodes historiques rigoureuses, de sorte que ces méthodes sont elles-mêmes contestées et que des tentatives sont faites pour discréditer ceux dont les travaux de recherche ont permis de formidables avancées scientifiques, reconnues par les plus hautes instances de la discipline.

Dans les manuels scolaires, l’obsession pour la réécriture de l’histoire est devenue si grotesque que, dans certains États, les vainqueurs et les perdants des batailles d’il y a quelques siècles ont été inversés. Même les références au Premier ministre Jawaharlal Nehru ont été supprimées des manuels scolaires au Rajasthan en 2016.

C’est principalement au niveau du contenu des manuels scolaires que les sciences politiques sont attaquées. Le raccourcissement du calendrier universitaire due à la crise du Covid-19 a conduit à un élagage des programmes et, en sciences politiques, les sections du programme supprimées sont celles qui font polémique dans le contexte actuel. La liste des chapitres supprimés, à différents niveaux des programmes de lycée, est éloquente : Fédéralisme, Citoyenneté, Nationalisme et laïcité, Droits démocratiques et Structure de la Constitution indienne.

En dehors de cela, il y a eu la tentative habituelle d’ « empiler » les nominations de professeurs idéologiquement compatibles dans les facultés et l’annulation de conférences par des politologues connus pour leurs idées critiques anti-establishment. Mais il s’agit d’attaques visant des individus plutôt qu’une discipline particulière ou des pratiques disciplinaires, encore moins des pratiques méthodologiques. Le fait est qu’un débat intellectuel cohérent ou des désaccords méthodologiques ne sont pas possible sans une certaine compétence disciplinaire. Son absence augmente la propension à recourir à d’autres méthodes en lieu et place de l’argumentation.

STLR : Quelles ont été les formes de résistance à l’offensive contre les libertés académiques ? Quelle est la nouveauté de ces formes aujourd’hui ?

NGJ : La résistance aux atteintes aux libertés académiques est principalement venue des organisations d’enseignants et d’étudiants, avec le soutien de certains secteurs de la société civile, bien que les médias grand public aient souvent été circonspects. La résistance a le plus souvent pris la forme de manifestations et de pétitions. Certaines de ces actions ont recueilli un soutien international auprès d’éminents intellectuels et universitaires à l’étranger, ainsi que des articles critiques dans la presse étrangère. Cependant, alors que cette publicité négative à l’international a permis dans le passé d’obtenir des résultats, l’exécutif actuel semble imperméable à ces pressions.

Actuellement de nombreux litiges liés à l’université sont portés devant les tribunaux, mais ces affaires portent principalement sur d’autres sujets que les libertés académiques. Peut-être que cela s’explique par l’absence dans le droit indien, comme dans la plupart des pays, de textes spécifiques sur les libertés académiques, bien qu’il existe une certaine jurisprudence à ce sujet. En Nouvelle-Zélande, la loi sur l’enseignement supérieur de 1989 garantit explicitement « l’indépendance intellectuelle » et décrit ses universités comme « la critique et la conscience de la société ». La jurisprudence des tribunaux indiens invoque inévitablement l’attachement aux libertés académiques contenu dans la première University Education Commission (1949-50) instituée après l’indépendance, dirigée par le Dr. Sarvepalli Radhakrishnan. Le rapport de cette Commission plaidait fortement en faveur de l’autonomie universitaire, affirmant que le contrôle exclusif de l’éducation par l’État facilitait la tyrannie totalitaire, et que si l’État était obligé de pourvoir à l’enseignement supérieur, cela ne signifiait pas qu’il avait le droit de contrôler les règlements et pratiques universitaires. Pour des raisons à la fois d’ambition intellectuelle et d’éthique professionnelle, indiquait le rapport, un esprit de libre pensée doit être encouragé et les enseignants doivent être aussi libres que les autres citoyens de s’exprimer sur des sujets controversés. Il s’agit sans doute du document le mieux informé, et malheureusement le plus oublié, sur l’enseignement supérieur de toute l’histoire de l’Inde moderne. Malheureusement, l’écart est grand entre les principes et la pratique.

Dans ces circonstances, la résistance aux atteintes aux libertés académiques prend surtout la forme de tentatives de mobilisation de l’opinion publique. Cependant, le bruit ambiant politique a tendance à étouffer les voix de la raison. La propagande est si omniprésente que l’intérêt et la sympathie du public sont faibles pour ce qui se passe à l’université, et encore moins pour les libertés académiques. L’enseignement supérieur financé par l’État est devenu un fardeau pour les contribuables qui doit être justifié au regard des conditions fixées par l’idéologie du moment.

Plus inquiétant encore, cette résistance a tendance à déclencher des représailles. Les étudiants et les enseignants qui se sont prononcés contre la loi de 2019 sur la citoyenneté et qui étaient visibles dans les manifestations contre le CAA [Citizenship Amendment Act, loi adoptée par le Parlement indien en 2019 qui facilite l’obtention de la citoyenneté indienne pour les communautés religieuses non-musulmanes originaires du Pakistan, du Bangladesh et de l’Afghanistan, NDT] ont été ciblés dans le cadre des émeutes dans le nord-est de Delhi en février 2020. Actuellement des enseignants ouvertement critiques sont interrogés et des militants étudiants sont arrêtés. On peut remarquer des similitudes évidentes avec la Turquie ici.

STLR : Comment interprétez-vous le rôle central des étudiants dans les manifestations contre le CAA, au regard des libertés académiques ?

NGJ : À partir d’octobre 2019, les manifestations des étudiants de la JNU contre la hausse des frais d’hébergement et la privatisation de l’éducation ont précédé les manifestations contre le CAA, et ont finalement fusionné avec elles. Les étudiants de la JNU ont fait face avec courage aux attaques de gaz lacrymogène et à la brutalité policière. Au fur et à mesure que leur manifestation évoluait et fusionnait avec les manifestations anti-CAA, les étudiants de la JNU, de la Jamia Millia Islamia et de l’Université de Delhi ont fait une grande partie du travail de base d’organisation des manifestations : de la confection d’affiches et de fresques spectaculaires dans les rues et sur les murs aux récitations collectives du Préambule de la Constitution. Nous avons tendance à déplorer les lacunes de l’université publique, mais ce mouvement témoigne admirablement du rôle que les universités publiques jouent en tant qu’espaces de socialisation politique où les étudiants sont formés à une réflexion critique sur les questions sociales et politiques. Bien que ce n’était pas son objectif, le mouvement s’est avéré être, en plus de tout ce qu’il représentait, un hommage à l’université publique et aux libertés académiques dont elle a toujours joui. On ne peut qu’espérer que les futures générations d’étudiants continueront de bénéficier de cet environnement de liberté et d’aventure intellectuelle pour devenir les citoyens critiques dont une société démocratique a besoin.

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