Diplomatie islamophobe : recevoir Modi, bannir Muhammad Rabbani, activiste musulman des droits humains

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Le 14 juillet dernier, Modi, assassin de masse de la minorité musulmane de son pays etait reçu en grande pompe pour la fête nationale par le gouvernement français. Les critiques qui ont émaillé sa visite ont été assez rares, et les rassemblements de protestation organisés par des activistes et des intellectuels ont été à l’image de l’encéphalogramme plat qui est celui de la gauche, dès qu’il s’agit d’analyser et de combattre l’un des réacteurs les plus puissants de la politique macroniste actuelle, l’islamophobie, c’est à dire très peu fréquentés. Exception française, le pays qui se croit le berceau des droits humains est aussi celui où tout dictateur qui persécute des musulmans est considéré comme un honnête homme  dont la compagnie est à rechercher pour les grandes occasions. Il faut des victimes avec la bonne religion pour que l’humaniste moyen ou présidentiel  retrouve ses capacités, et lance des appels vibrants pour la démocratie. Heureusement que les Ukrainiens ne sont pas tchétchènes ou syriens, Vladimir Poutine serait encore reçu en grande pompe au château de Versailles.

Malheureusement, même une partie des critiques de Modi s’est faite sur des bases erronées et lacunaires. Macron aurait reçu Modi uniquement pour vendre des avions de guerre, la politique étrangère de la France serait donc purement utilitariste et économiste et l’idéologie serait annexe dans tout cela.

Ce n’est le cas que dans la conception du monde étriquée d’une certaine gauche néo-marxiste, la même qui voit l’islamophobie française comme une pure “diversion” pour cacher les vrais problèmes. Conception (1) qui invisibilise et cache surtout les musulmans comme acteurs à part entière de la politique hexagonale, acteurs que le gouvernement chercher à museler.

De la même manière, il y a bien une diplomatie islamophobe de la France, qui se joue au moins à deux niveaux : d’une part, tenter de trouver des alliés pour imposer au niveau européen et occidental sa conception du monde, celle de la guerre des civilisations menée également contre les ennemis intérieurs que seraient les musulmans présents en Europe et plus globalement dans l’ensemble des pays non musulmans (2). D’autre part cette diplomatie islamophobe consiste  aujourd’hui à essayer de couper les musulmans français de la solidarité internationale qui se fait contre le sort qui leur est promis en interne, et d’intimider toutes celles et ceux qui tentent de les aider.

Le 11 juillet dernier, Muhammad  Rabbani, activiste et dirigeant de CAGE, une ONG basée au Royaume-Uni se rend en France pour rencontrer des médias et des militants. Il est immédiatement arrêté à l’aéroport en vertu d’une interdiction du territoire français prise en octobre dernier (3). Il est détenu 24 heures et interrogé dans ce cadre par la police française et directement par les services du Ministère de l’Intérieur. Un mix entre détention administrative liée à la régularité du séjour et procédure pénale. Pourtant aucune infraction particulière ne sera reprochée à monsieur Rabbani qui sera expulsé vers le Royaume-Uni après avoir été enfermé en centre de rétention.

En France , en dehors des cercles de lutte contre l’islamophobie, peu de gens connaissent Muhammad Rabbani. Et pour cause, les médias français relaient relativement souvent les discours et les rapports des ONG, même religieuses lorsqu’elles sont issues du catholicisme social ou du protestantisme…mais pas si elles sont musulmanes, estimant spontanément que ce qui est musulman est forcément partial et de toute façon inapte à s’occuper des droits humains.

Alors pourquoi le Ministère de l’Intérieur déploie-t-il une telle énergie et un tel acharnement réitéré pour refuser l’accès au territoire à un activiste qui ne fera certainement pas de plateau sur BFM et n’aura pas les faveurs des tribunes de la presse écrite, dans des médias où même des tribunes contre Modi omettent étrangement les mots “islamophobie” et “musulmans” ? En effet, le gouvernement français, déjà très vexé par le travail de CAGE pour faire connaître la politique hexagonale contre les musulmans,  a  tenté une première fois d’interdire définitivement l’activiste de son territoire en 2020 . Malheureusement pour les croisés, nous ne sommes pas encore tout à fait revenus à l’époque de Saint Louis rendant la justice seul sous son arbre et malgré l’amplification sans freins des attributions du pouvoir exécutif, il existe encore des tribunaux qui infirment ou valident les décisions gouvernementales.

Certes, il faut les moyens matériels et financiers pour pouvoir contester ces décisions, mais CAGE les a et ce n’est certes pas le moindre des motifs d’irritation à leur égard, des musulmans qui osent se payer des avocats et contester juridiquement l’arbitraire français de l’extérieur, voilà qui est insupportable, dans un pays où l’on est habitué à juger en 15 minutes des issus de l’immigration en comparution immédiate. Néanmoins en mars 2022, un tribunal administratif a annulé l’interdiction du territoire prononcée contre Muhammad Rabbani.

Si la France était encore un pays qui respectait la séparation des pouvoirs, pourtant au fondement de la Révolution Française dont tous nos gouvernants se revendiquent, ne serait-ce que pour sauver les apparences, le gouvernement aurait respecté la décision de justice administrative. Mais nous n’en sommes plus là, et encore une fois, c’est l’irritation islamophobe devant l’égalité politique que des musulmans ont partiellement conquise ailleurs qu’en France qui va susciter un deuxième arrêté d’interdiction du territoire.

En septembre 2022, Muhammad Rabbani intervient en effet sur la politique française (4)…à l’OSCE. L’OSCE Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, regroupe 57 états dont certains d’Amérique du Nord et d’Asie. En son sein, les États débattent notamment de …lutte contre le terrorisme. Même si  l’intervention de monsieur Rabbani mais également d’activistes français musulmans ne sera aucunement relayée en France, la chose est un peu humiliante pour le gouvernement. Une nouvelle fois les faits sont plus têtus que les élucubrations de la propagande islamophobe . Qui peut penser que l’OSCE laisserait parler dans son enceinte de dangereux apologues du terrorisme ?

Raison pour laquelle devant l’amère évidence, assénée devant des diplomates  peu sensibles aux analyses des dirigeants de notre tout petit pays, le Ministère n’avait d’autre choix que de persister et de signer. C’est à dire de reprendre un arrêté d’interdiction du territoire contre le responsable de CAGE. Lequel répète le même mensonge: la simple visite de monsieur Rabbani en France serait dangereuse car le ” risque terroriste est élevé”. A vrai dire, indépendamment du reste, c’est le cas ….mais le risque le plus élevé selon Interpol est celui d’attentats d’extrême-droite motivés notamment par la haine des musulmans . Si le raisonnement du Ministère de l’Intérieur était juste, alors c’est bien évidemment Modi un des chefs de file de l’islamophobie mondiale qui à défaut d’être interdit du territoire français, aurait dû au moins ne pas être convié le 14 juillet.

L’arrêté contre monsieur Rabbani se fonde en fait sur la théorie du “djihadisme d’atmosphère” synthétisée par Gilles Kepel et qui sert de bréviaire politique à notre gouvernement depuis plusieurs années. Monsieur Rabbani dénonce l’islamophobie, il encourage donc de facto le terrorisme, ou a minima représente une menace grave pour l’ordre public. On apprenait ces jours-ci que c’est au nom de raisonnements comme celui-ci que des associations se sont vues refuser tout financement par la DILCRAH ou de les perdre si elles employaient le mot “islamophobie” dans leur communication publique, et ce bien avant la loi Séparatisme. Or la DILCRAH a longtemps été pilotée par des idéologues proches du Printemps Républicain et consorts, lesquels ont également été à l’origine des orientations politiques du CIPDR présidé par un préfet récemment démis. Lequel organisait sur Twitter des campagnes de dénonciation d’activistes et de journalistes musulmans, français ou pas dont ….CAGE.

Un autre argument est également utilisé contre l’activiste: en dénonçant les persécutions gouvernementales contre les musulmans et les atteintes à la liberté de conscience et de culte,  monsieur Rabbani propagerait de dangereuses “théories du complot”. Le propos mérite qu’on s’y arrête quelques instants. En effet, il illustre plutôt bien ce qu’est devenu l’anti-conspirationnisme en France, à l’insu du plein gré de beaucoup de ses militants. Non plus une analyse factuelle des théories antisémites ou anti-scientifiques propagées sur les réseaux mais un dispositif politique essentiellement conservateur visant à disqualifier indistinctement toutes les oppositions au pouvoir.

Ce qui s’est passé le 11 juillet démontre donc que les évictions emblématiques qui ont suivi les révélations sur le Fonds Marianne n’empêchent absolument pas la continuation de la même politique. Faite d’arbitraire et d’utilisation d’arguments spécieux qui ne fonctionnent que parce qu’ils sont accompagnés de la force et de l’intimidation contre quiconque les conteste, lorsqu’il est musulman.

Ce n’est pas la seule raison de leur efficacité. Une nouvelle fois, au sein de la gauche, l’expulsion de monsieur Rabbani n’a pas suscité grand intérêt bien qu’elle ait été relayée sur Twitter par des activistes musulmans contre l’islamophobie qui ont des dizaines de milliers d’abonnés. Mais d’une part, l’islamophobie amène de nombreux militants et politiques à avoir autant peur de leur ombre que de celle de Darmanin. Animés eux même par une peur inavouée des militants politiques musulmans, beaucoup doutent de ce dont ils ne douteraient pas si les mêmes accusations étaient portées contre des militants de notre famille politique.

Ce qui vient d’arriver à monsieur Rabbani le démontre spécifiquement. En effet, pendant le mouvement contre la réforme des retraites, un responsable des éditions La Fabrique a connu un épisode de persécution inédit pour l’extrême gauche, en tout cas pour ses figures les plus installées. Il a en effet été arrêté à l’aéroport à son arrivée au Royaume-Uni, et détenu  en vertu de la législation anti-terroriste Schedule 7 que les militants français non musulmans ont découvert à cette occasion.

Or monsieur Rabbani est actuellement l’un des protagonistes d’un documentaire  PhantomParrot, qui raconte un autre épisode douloureux de sa vie d’activiste: comment il a été arrêté et poursuivi en vertu de cette même législation, qui permet la détention sans avocat et la criminalisation du droit au silence. A l’époque son arrestation et les poursuites qui ont suivi à son encontre étaient liées au fait qu’il a refusé de livrer des documents prouvant des faits de torture commis par des agents du FBI .

Schedule 7  qui a permis d’interpeller un éditeur de gauche n’a pas été crée contre notre camp politique mais  existe depuis 2000 et a été très majoritairement utilisé contre des musulmans. En 2014, une étude universitaire montrait que 88 % des personnes détenues en vertu de ce dispositif étaient musulmanes.  Le dispositif à prétexte antiterroriste  a été conservé depuis, d’abord parce que l’islamophobie est devenu un moteur politique partout en Europe, que des attentats aient lieu ou non mais aussi parce que ces outils anti-démocratiques sont utiles contre toutes les oppositions politiques. Exactement comme les dissolutions par vague en France d’abord utilisées contre les musulmans le sont aujourd’hui contre la gauche radicale et les écologistes.

Naturellement, l’on peut comprendre  que notre famille politique n’ait absolument aucune empathie ou intérêt pour ce qui peut arriver à des militants politiques musulmans. Nul n’est obligé à l’antiracisme, et en tant que gauchistes, nous avons parfaitement le droit de nous préoccuper de notre propre communauté politique uniquement. Après tout ailleurs dans le monde, les communautés politiques musulmanes se préoccupent fort peu des malheurs qui peuvent toucher des militants de gauche

Le souci est qu’en Europe, l’islamophobie n’est pas un détail mais tend à devenir un système et un mode de gouvernance globale, prescripteur non pas seulement de normes oppressives réservées à une seule minorité, mais de la loi générale en ce qui concerne toutes les questions d’ordre public.  A la fois philosophie, corpus idéologique, juridique et pratique, l’islamophobie dévore petit à petit toutes les barrières démocratiques contre des  pouvoirs exécutifs de plus en plus autoritaires.

Dans une Europe toute dédiée à l’idéologie de la libre circulation de la marchandise, les frontières sont réactivées non seulement pour les exilés, mais également pour briser les mobilisations politiques. La méthode du bannissement administratif a par été utilisée récemment contre des activistes écologistes européens dans le cadre des manifestions contre le TAV.

Cette Europe là et la France en particulier a ses références et ses modèles ailleurs, notamment l’Inde islamophobe. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement de relations officielles entre les gouvernements mais également de liens militants et idéologiques internationaux.

Ainsi, peu de gens en France dans les cercles militants de gauche s’intéressent à CAGE …sauf les islamophobes. L’expulsion de monsieur Rabbani a par exemple été immédiatement saluée par Florence Bergeaud-Blackler qui a tellement peur du débat démocratique qu’elle passe de toute façon sa vie à exiger même le bannissement de chercheurs français du CNRS de la vie publique. Mais bien avant cela, Marianne, l’hebdomadaire dirigé par Natacha Polony avait consacré un article entier à CAGE en mars 2021 où l'”expert objectif ” en islamisme convoqué pour réfuter une campagne contre l’islamophobie du gouvernement français organisée par CAGE et 30 organisations au niveau européen, était….Gilles Clavreul, préfet et ex gestionnaire de la DILCRAH.

Plus intéressant en mars 2022, Marianne offre une tribune libre entièrement consacrée à la démolition en règle de CAGE. Cette tribune est signée Martha Lee, “chercheuse ” à Islamist Watch. Ce soit disant observatoire américain est en fait une émanation du Middle East Forum consacré ouvertement à la lutte contre tous les courants islamiques “non-violents”, l’organisme assumant parfaitement l’optique consistant à vouloir éradiquer toute expression légale des islams politiques , non seulement aux États Unis mais aussi dans des pays tiers. Les différentes branches du Middle East Forum ont ,entre autres faits d’armes, dressé des listes de professeurs d’université à bannir, soutenu concrètement Geert Wilders ainsi que l’activiste suprémaciste blanc Tommy Robinson, un des précurseurs de l’organisation de milices islamophobes violentes au Royaume Uni, notamment dans le cadre de l’English Defence League dans les années 2010, laquelle fut une inspiration directe pour le Bloc Identitaire français . Le journal Marianne bénéficie donc ouvertement de l”expertise” d’islamophobes américains, et ceux-ci en échange peuvent donc avoir en France des tribunes contre une organisation anglo-saxonne qui les dérange. Rien de choquant, les islamophobes après tout ont parfaitement le droit se se coordonner de manière internationale, mais il est amusant de voir que les mêmes appellent à criminaliser toute coordination politique internationale entre musulmans .

Mais en l’occurrence, la coordination islamophobe va un peu plus loin que le monde occidental et c’est là que l’on en revient aux évènements de ce début du mois de juillet en France, et à la réception de Modi quasi concomitante à l’expulsion de Muhammad Rabbani, responsable de Cage. En effet, lorsqu’on se rend sur le site Islamist Watch, un élément saute immédiatement aux yeux. Dans sa rubrique ” Veille des média amis” , les deux articles les plus récents renvoient vers des sites contrôlés par le gouvernement indien ou ses soutiens politiques, qui surveillent et diffament notamment toutes les actions de solidarité internationale  menées contre la politique autoritaire de Modi aux Etats Unis. (4)

Une conclusion s’impose: le gouvernement français et ses soutiens de gauche islamophobe ont appris depuis longtemps à tisser des liens internationaux . Aujourd’hui ils craignent essentiellement une force qu’ils pressentent capable de résister efficacement et de manière transnationale à une entreprise de destruction des droits humains qui nous concerne tous: les acteurs de la lutte contre l’islamophobie.

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(1)

‘Pour en venir à la suite de votre question, ce ( l’islamophobie) n’est donc surtout pas une diversion. La diversion, par essence, ne fonctionne qu’une seule fois, alors que toutes ces entraves que l’on voit aujourd’hui à l’encontre de la communauté musulmane sont répétées et récurrentes. Et puis, les personnes qui vont préférer utiliser cette terminologie de « diversion » cherchent en fait à éluder que l’islamophobie est une politique, un programme islamophobe qui se déploie à l’encontre des musulmans. Pour nous, c’est inacceptable de tolérer qu’on parle de « diversion » parce que c’est insulter la souffrance de millions de personnes et c’est encore une fois minorer et mettre au second plan cette souffrance là.

Maria de Cartena , ” La femme musulmane, un pilier de la lutte contre l’islamophobie”, entretien intégral ici

(2) Un exemple de cette stratégie de coordination, le forum de Vienne,  cercle de réflexion et de coordination politique et intellectuelles pour islamophobes aux responsabilités dans les institutions et gouvernements occidentaux, créé à l’initiative de l’Autriche et dans lequel Marlène Schiappa a par exemple vanté des discussions bilatérales productives avec son homologue autrichienne sur la base des travaux de Gilles Kepel

(3) Dans cet article, les liens sur l’expulsion de Muhammad Rabbani renvoient prioritairement à l’expression directe de CAGE sur ce qui est arrivé à leur directeur général. Cependant  le Guardian et d’autres média mainstream anglais et internationaux ont consacré des articles à cette affaire en donnant la parole à Muhammad Rabbani contrairement aux médias français.

(4)

PrecairE, antiracistE