"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Pendant ce temps, sur Israël (3 – Shabbat à Kaplan Street)

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Début septembre, nous sommes allés faire un tour du côté d’Israël, voir et comprendre ce qui se jouait là bas en terme de révolutions. Huit mois de manifestations consécutives, c’est quand même quelque chose, pourquoi donc ces manifs, ce mouvement, ce pays? Evidemment on ne savait pas que ces chroniques deviendraient une photo d’histoire figée juste avant les attaques terroristes du 7 octobre 2023. Voici la troisième chronique ici,
Les autres sont à retrouver là:
1 – l’aterresaintissage
2 – des vapeurs
3 – Shabbat à Kaplan Street
4 – Antifascist Defense Force, Division Hegel
5 – Les mots de la femme
6 – Si il y avait une constitution et qu’à Jérusalem il y avait la mer
7 – Gog et Magog
8 – Falafel Final

On s’était fait un petit peu embarquer par la fête. Ça faisait partie de la vie à Tel Aviv, la ville qui ne dort jamais mais qui se calme un peu quand même pour Shabbat…

Alors bon, nous étions sérieux, à l’un des bars de l’hôtel, prêt à passer un vendredi soir tranquille à dessiner des jolies filles – à écrire les chroniques de la révolution israélienne. D’autant plus que la veille s’était terminé fantastiquement à 3h30 du’ à discuter avec la diplomatie Française et un petit moineau (car il y avait des moineaux à Tel Aviv).

Bref on était parti pour la faire calme et tranquille quand soudain arrive, précisément dans ce bar sur les trois que compte l’hôtel, un groupe de jeunes touristes hétéroclite, guidés par un Israélien barbu aux cheveux longs qui envoient des shots jaunes directement dans le gosier des filles (et des garçons), debout depuis le bar. C’est le « Pub Crawl », un tour guidé des clubs de Tel Aviv organisé par l’hôtel.

Et ça donne évidemment très envie.

« T’as qu’à nous rejoindre, me dit l’Israélien barbu qui a un nom de prophète.
– J’aimerais bien mais je suis là pour Kaplan (c’est le nom de la manifestation du samedi) » répond-je avec une grosse envie de faire la fête mais une ferme décision que je ne suis pas là pour ça.
– Bah quoi ? Regarde-moi, j’y suis moi demain à Kaplan, je fais toutes les manifs depuis le début ! »

Bon et bien dans ce cas…

Les très jeunes Israéliens (garçons) croisés en club n’aimaient pas Kaplan. Ils aimaient les voitures. Et la manif a coutume de bloquer la circulation, conflit des intérêts…
Je profite du passage en club pour commencer une petite liste de quelques mots d’hébreux, ça pourra toujours servir…

Après donc une deuxième matinée dans les brumes, après une après-midi à la plage avec la diplomatie française, et après 40 minutes à marcher à travers les grattes ciels de Tel Aviv, enfin, j’arrivai à Kaplan.

Sur l’avenue mythique commençaient à arriver, par petits groupes, des manifestants avec leurs drapeaux israéliens. Tous, réellement tous, avec un drapeau israélien. Les rues perpendiculaires qui donnent sur l’avenue sont bloquées par des camions de location, et les manifestants installent leurs stands dans une langue que je ne parle ni ne comprend. Ce qui n’est pas plus mal, ça oblige à se concentrer sur les comportements plutôt que sur les narratifs.

Je remonte l’avenue jusqu’à la « tour Azrieli sous l’écran géant », où je dois retrouver David (un autre David), la cinquantaine, qui a bien voulu m’accorder un entretien et que j’ai contacté grâce au premier David qui m’avait dit “contacte le, lui c’est un vrai militant à fond dans le mouvement“.

David qui a participé aux tout débuts du mouvement, me déroule toute la chronologie d’un trait sans que je puisse poser une seule question. Tant mieux car sa synthèse est tout à fait complète et resituée. Parfaitement sympathique et extrêmement souriant, positif et enthousiaste et d’une grande lucidité sur le mouvement.

« Ça commence en 2016 avec Amir Haskel, ancien pilote de l’IDF (Israel Defence Force) (et qui est aussi chercheur sur la Shoah). Il va tout seul protester devant la maison des conseillers juridiques et ça marche ! Netanyahu est mis en examen. »

C’est ce mouvement qui va donner Crime Minister, un mouvement qui, en 2020, manifeste chaque samedi devant la maison de Netanyahu, rue Balfour à Jérusalem.

La crise politique en Israël se compose de 5 campagnes électorale lors desquelles le sujet Netanyahu ou pas Netanyahu cristallise tout… Je résume un peu Wikipédia pour donner une idée de la complexité (#Moyen-OrientCompliqué).

Personne ne veut former de coalition avec Netanyahu, son parti le Likud refuse de le virer, personne ne peut faire de coalition sans Likud.

  • – Avril 2019, après des élections qui voient une Knesset divisée sans majorité claire, Netanyahu n’arrive pas à former de gouvernement. Le parlement vote sa propre dissolution plutôt que de donner une chance à l’opposition de former un gouvernement. Retour aux élections.

 

  • – Septembre 2019 nouvelles élections. Cette fois le parti Bleu et Blanc a UN siège de plus que le Likud de Netanyahu, mais Netanyahu se débrouille pour rallier plus des parlementaires afin qu’on lui confie de nouveau le mandat de former un gouvernement. Il échoue, encore. Le mandat est alors confié à Benny Gantz qui échoue aussi avant la date limite. Retour aux élections

 

  • – Mars 2020, on est en plein COVID. Le Likud obtient plus de sièges tout seul mais Bleu et Blanc a plus d’alliés et c’est à Gantz qu’est confié la mission de former un gouvernement. Pas plus de succès que les fois précédentes, mais les parlementaires réussissent à se mettre d’accord sur une chose : le changement du président de la Knesset, Yuli Edelstein. Edelstein refuse de conduire le vote de son remplacement, entrainant la crise politique dans une crise constitutionnelle. La Cour Suprême doit intervenir et ordonner à Edelstein de conduire le vote. Edelstein démissionne. Néanmoins, Gantz et Netanyahu réussissent à se mettre d’accord pour former un gouvernement d’union nationale, face au COVID, où le poste de premier ministre passera en rotation de Gantz à Netanyahu. Ca ne tient pas dix minutes et le gouvernement saute car incapable de voter le budget sur des questions annexes.

 

  • – Mars 2021 nouvelles élections. Encore, c’est à Nétanyahu qu’on demande de former un gouvernement et nouvel échec. Le mandat passe à Lapid et Benett qui réussissent ! Le gouvernement, alliance hétéroclite de libéraux, de droite nationaliste, de gauche, et d’Arabes, ne tient pas longtemps. La participation de partis arabes aux décisions politiques de l’Etat juif est vite dénoncé par les membres les plus à droite de la coalition qui quittent le navire et font tomber le gouvernement. Netanyahu, évidemment, jetant tout ce qu’il peut d’huile raciste sur le feu. Retour aux élections.

 

  • – Novembre 2022 la 5eme élection. Victoire du camp nationaliste et Netanyahu est chargé de former un gouvernement. Il y parvient, 20 minutes avant la limite, en promettant monts et merveilles à ses alliés d’extrême droite, qui rentrent pour la première fois au gouvernement. Ben Gvir veut un plus grand contrôle sur les forces de police. Smotrich veut annexer la « judée samarie », Aryeh Deri veut changer la loi fondamentale pour pouvoir être ministre malgré une fraude fiscale, les religieux veulent un mot à dire sur l’éducation et sécuriser leur exemption de service militaire… (Petit panel des promesses folles ici)

La réforme judiciaire fait partie du package promis par Netanyahu aux fascistes avec qui il s’apprête à gouverner.

Pendant toute la crise ou presque, Netanyahu est en poste en charge du gouvernement des affaires courantes et des mesures COVID. (Je met ici le lien de ce qu’est un gouvernement d’affaires courantes car la notion, évidente pour qui a vécu au Liban et en Belgique, ne l’est pas forcément pour le reste de la planète)

Netanyahu profite du COVID pour fermer les tribunaux (et ainsi échapper à son procès pour corruption). Les manifestants organisent une chaîne de voitures pour aller manifester à Jérusalem.
David me parle du mouvement des drapeaux noirs « black flags » fondés par Shikma Bressler. « La Marianne d’Israel. Tu vas l’entendre parler tout à l’heure à la tribune tu vas voir ». (Effectivement, j’ai vu…)

Le mouvement prend encore plus d’ampleur. « En juillet 2020 tous les ponts du pays ont des drapeaux noirs, c’est incroyable »
« Puis ces manifestations donnent le mouvement Balfour ». Il revient beaucoup sur ce mouvement comme le moteur des manifs actuelles. « Toute l’infrastructure du mouvement, ça commence à Balfour! »

Les manifestations Balfour de 2020-2021 sont une occupation / campement devant la maison de Netanyahu à Jérusalem, rue de Balfour, contre la façon dont il esquive les procès pour corruption et la façon dont il gère le COVID, et le fait qu’il reste en place malgré les charges de corruptions.

David, lui, a créé un groupe Facebook « démocrates mobilisés » pour aider à faire de la logistique. « Et ça marche, l’opinion change, Netanyahu perd les élections ! »

« Mais Nétanyahu va faire sauter le gouvernement, tu veux que je te raconte comment ? ». Evidemment je veux qu’on me raconte tout, je n’en perds pas une miette. « Tous les 5 ans il y a une loi qui est revotée qui permet de donner aux colons les mêmes droits qu’aux autres citoyens d’Israël. Elle est reconduite assez automatiquement avec un peu la gauche qui s’en sert comme levier, mais elle est toujours votée. Mais ce coup-ci Netanyahu dit « on va pas la voter » et menace d’un immense bordel dans les colonies si on ne lui donne pas ce qu’il veut. Ca marche et le gouvernement tombe. »

Nouvelles élections (la numéro 5 dans la liste ci-dessus)…
« On l’a vu venir avant tout le monde » me dit David, fier de pas avoir attendu la réforme judiciaire pour manifester contre le danger Netanyahu. « Il est prêt à cramer tout le pays pour sauver sa peau ».
David est extrêmement fier des chiffres et du nombre de manifestants. « minimum 220 000 personnes ! en France c’est comme si on avait 3 millions tous les samedis ! »

« Mais c’est parce qu’on est à la veille d’un coup d’état ». L’expression coup d’état revient souvent.
« Le problème c’est qu’on n’a pas de constitution. » Ca aussi ça revient souvent.
Israël n’a jamais réussi à se mettre d’accord sur une constitution. Les premiers parlementaires du pays ont rédigé 13 chapitres d’une future constitution qui n’a jamais vu le jour et qui sont devenues 13 « lois fondamentales » (basic laws en anglais) La réforme de la justice que veut faire Nétanyahu modifie la loi fondamentale sur la justice (possible grâce à un parlement d’extrême droite), pour démonter le pouvoir de la Cour Suprème, le seul contre-pouvoir du pays.

Les deux gros moments de shoot politique qu’a vécu le mouvement et qui ont boosté tout le monde sont le limogeage de Gallant (ministre de la défense viré par Netanyahu) et la grande marche sur Jérusalem dont tous les médias ont parlé.

Là pendant les vacances ce fut plus calme, mais le mouvement remonte en puissance.
David m’explique « Ilat Asferout » la clause de raisonnabilité que Nétanyahu voudrait bien faire sauter. « Si tu nommes à un poste quelqu’un qui vraiment n’a aucun rapport ou expérience ou rien à voir avec le sujet, la cour suprême peut retoquer la nomination avec la clause de raisonnabilité. »
Pour David (et très clairement pour tous les gens présents à Kaplan) c’est une situation de coup d’état. Et d’ailleurs les institutions apparemment ont déclaré leur allégeance à la cour suprème ou au gouvernement en cas de clash ouvert. « L’armée, le mossad, la police ont déclaré qu’ils se positionnaient derrière la cour suprême. »

« La référence c’est la révolution des œillets au Portugal » espère David, toutes proportions gardées.

On parle de la gauche Française et d’antisémitisme.
« J’en ai un peu marre qu’on nous tape tout le temps dessus et pour une fois qu’on fait un truc bien, merde tout le monde s’en fout ». De fait je suis assez d’accord. C’est étonnant le nombre de gens avec un avis sur Israël et qui revendiquent un « droit à pouvoir critiquer Israël », qui se fichent complétement de ce qui est en train de se passer.
C’est amusant d’ailleurs, de constater que la parfaite indifférence et le silence embarrassé contamine tout à fait les « amis des juifs » qui, plus par détestation des Arabes que par amour des Juifs, ont décidé de porter la défense d’Israël en étendard. Et qui là, alors qu’Israël fait autre chose que tuer des Arabes, n’ont plus rien à faire de ce qui se passe dans le pays.

« -Regarde y’a le drapeau Palestinien, les communistes. C’est au cœur du sujet mais le leadership n’en parle pas pour ne pas diviser le mouvement ».

Mes gauchistes sont bien avec le drapeau de la P. dans une manif, ça faisait longtemps que j’avais plus vu ça. Et ils ont un bon gros morceau d’avenue de Kaplan hein, ce n’est pas juste un pauvre drapeau perdu dans la masse bleue et blanche.

Ce mouvement, très uni, est éminemment complexe, recouvrant une bonne part de la société israélienne et donc de ses paradoxes.
« Le mouvement est porté paradoxalement par les services de l’Etat, l’armée, les unités d’élites, la bourgeoisie qui tient 70% de l’économie du pays. »

« C’est ce public qui va à l’armée, qui tient économiquement et militairement le pays. Et ils voient par exemple qu’en face ils veulent faire passer une loi qui dit que l’étude de la Torah est plus importante pour le pays que le gars qui va à l’armée, qui se casse le cul… »
« L’extrême droite a un plan » (cette notion-là revient souvent) « leur plan c’est le chaos. C’est Gog et Magog, on pète tout et on reconstruit un Israël à notre idée, ultra religieuse, annexion des territoires etc. »

Je comprends mieux la présence en surnombre de drapeaux israéliens. (Gog et Magog c’est ça) Il s’agit de défendre Israël contre des gens qui veulent le détruire. Avec une dimension mystique très forte, mélange de l’histoire d’Israël, de la tradition juive et de la nécessité de devoir se battre sur le terrain des messianiques. « Tu connais les 3 souverainetés du peuple juif ? Il y a eu le 1er temple puis le second temple et aucune n’a durer plus de 75 ans. Là Israël c’est la 3eme souveraineté, et on est à 75 ans ». On y croit ou pas mais la crainte que ce moment puisse-t-être la fin de l’Etat d’Israël est réel.

David est convaincu que la défense de la démocratie ici c’est la défense de la démocratie partout. « Si ça lâche ici, ça impacte le reste du monde. Regarde c’est un peu partout, aux Etats-Unis y’a Trump etc. » Sentiment partagé par d’autres que j’ai pu interviewer. Israël est un petit pays très international. On n’est plus apatride mais on reste mondialiste…

David me parle aussi de la non-violence, grande fierté du mouvement. « On a une grande force : c’est la non-violence ». Il ajoute « Ce qui tue le mouvement en France ce sont les black blocs qui… » je l’interromps parce que « Je Suis Black Bloc ». Non je n’ai jamais lancé un pavé sur un flic, (je ne dirais pas si c’est par lâcheté ou par conviction), par contre la responsabilité des violences, tout autant que la responsabilité du maintien de l’ordre incombe à la police. Et je répèterais ça chaque fois qu’on m’interrogera sur la question des violences des manifs en France. Face aux comportements des flics depuis 2015, impossible de ramener des anciens ni des enfants en manifestations, arrestations sauvages, nasse, lacrymogènes, LBD, voltigeurs, préfet Lallement, la violence des manifestants est une riposte très modérée, au saccage du droit de manifestation opéré consciencieusement par l’état d’urgence républicain depuis presque 10 ans.

De fait ici je n’ai vu que 3 policiers en scooters (sur 3 différents scooters) rester à très bonne distance de la manif. Peu de rapport avec les voltigeurs de Darmanin et les CRS surarmés qui viennent insulter, tabasser et éborgner les manifestants. La non-violence, comme le reste, ça se négocie démocratiquement. Quoi qu’il en soit la France impressionne. Tout le monde a vu les Gilets Jaunes, tout le monde a vu les manifs contre la réforme des retraites et tout le monde a vu les émeutes et tout le monde mélange un peu tout et s’en dégage un rayonnement contestataire de la France à l’international qui impressionne et qui inspire et qui s’exprime sous forme de « vous les français dites donc vos manifs… »

De fait, en creusant un brin, le mouvement est non-violent mais pas si paisible et David n’a aucun mot de condamnation pour ce qu’il m’annonce comme un simple constat sans s’en distancier le moins du monde « parfois ça déborde sur l’autoroute et là c’est canon à eau et police à cheval »
« Mais regarde, depuis le début du mouvement, pas un blessé (grave) pas un mort ! Un mouvement a plus de chances de réussir quand il est non-violent, c’est prouvé, il y a des études ! »

« Un seul en fait blessé grave, un commandant d’escadrille de l’armée de l’air » (je comprends plus tard que la mobilisation de l’armée de l’air est très importante dans le mouvement).

« En fait ce mouvement est composé de l’armée, de la société civile et de la high tech. Aucun de ces groupes n’est vraiment représenté à la Knesset, le personnel politique est médiocre ! C’est un peu notre chance en fait, ils sont médiocres. »
Il me cite le cas de la députée Gotlib qui a dit que l’armée et le renseignement étaient de mèche avec les terroristes.

Je demande quand même si ça ne serait pas plus efficace de carrément occuper l’espace plutôt que d’installer et de désinstaller à chaque fois et de faire les manifs que le samedi. « C’est pas que le samedi » me répond David. « En fait c’est vraiment la méthode du harcèlement. Dès qu’un ministre se rend quelque part il y a une mobilisation pour l’accueillir ». Ils ont des manifs tout le temps en réalité. Des centaines de groupes WhatsApp ou Signal qui se coordonnent en réactivité dès qu’un ministre se déplace ou qu’une réaction à une offensive politique doit avoir lieu.

On parle un peu France. Antisémitisme, Islamophobie, sionisme (parce que j’ai l’impression que ce moment est une redéfinition du sionisme) « Le sionisme c’est un mal nécessaire historique, on crée une injustice pour en réparer une autre. Je suis sioniste est j’assume, ça ne m’empêche pas de vouloir la paix avec les Palestiniens. En France, les juifs sont incapables de différencier la politique d’Israël de l’Etat d’Israël ».

Je ne sais pas si je suis d’accord avec son avis sur le sionisme. Effectivement on a créé une injustice pour en réparer une autre et nous n’avons pas tous été, après la Shoah, des bonnes et gentilles victimes qui tendent l’autre joue et ne tentent d’offenser personne. Prenez-vous un génocide et on discute ensuite de la « bonne » façon propre dont faut se reconstruire, se défendre et se protéger.

Le soir David a un débat avec son ancien manager, juif en France qui doit jouer le contradictoire. Il rigole « C’est quelqu’un que j’apprécie mais il va devoir jouer les défenseurs de Netanyahu, je sais pas comment il va faire »

De toutes façons, la fête et la révolution vont ensemble. La révolution n’est pas un diner de gala, mais c’est une fête. C’est joyeux. Ça donne envie d’en être.

Le mouvement était extrêmement lucide sur lui-même et parfaitement radical. Ils luttaient contre un fascisme messianique, auquel ils opposaient la démocratie. Des sociaux démocrates qui, à la différence de chez nous en France où la gauche sociale démocrate a choisi le racisme et l’islamophobie, auraient choisi la défense radicale de la démocratie, et qui seraient forcés d’accepter la radicalité de la logique démocratique jusqu’au bout: dans la rue, contre le fascisme, pour l’égalité des droits pour tous. Tous vraiment tous? Et bien oui, si on assume jusqu’au bout alors il faudra bien dire tous, vraiment tous. Et fuck Ben Gvir!

La non-violence était absolument primordiale. Il y avait des études qui prouvaient que c’était plus efficace. La non-violence était aussi un choix rendu possible par le fait que le mouvement était de toutes façons plus fort dans ce domaine. Plus d’une moitié des manifestants avait fait l’armée, institution essentielle qui consommait respectivement 3 ans et 2 ans de vie pour tous les jeunes garçons et fille de 18 ans.

Je m’étais toujours dit qu’opposer la démocratie au fascisme était un choix rationnel des rapports de force. Les fascistes avaient des survivalistes, des flics, des militaires, des milices prêtes à se battre et nous avions des gauchistes barbus, natty-natty dreadlocks et des LGBTQ aux cheveux verts et que dans un affrontement des violences on ne pourrait pas gagner. Mieux valait se battre avec la démocratie, les droits et libertés ça nous correspondait bien mieux et c’étaient nos armes.

Mais ici c’était très différent. La plupart des gens avaient fait l’armée pour défendre Israël et les Juifs (c’est ainsi que ça se présente). Le mouvement des réservistes était pleinement engagé dans la révolution et parlait à la tribune. Ils n’avaient pas peur de la violence et, contre des intégristes religieux, même des terroristes, ils gagneraient. Contre nos fascistes aussi en vérité ils leur mettraient possiblement une pâtée, ce qui faisait un peu rêver. Du coup la non-violence était un choix tactique plus que stratégique.

Assumer l’argent aussi. Le mouvement était riche. On le lui reprochait assez, de ne représenter que la bourgeoisie ashkénaze de Tel Aviv.

Un des leaders, j’avais lu dans Haaretz, patron de la high tech engagé dans le mouvement, avait même dû faire rajouter le nom de sa mère marocaines, « Abutbul », à son nom de famille pour indiquer qu’il n’était pas issu de l’élite Ashkénaze bien que riche patron.

Mais c’était un fait, le mouvement était riche. Une grande scène avec d’immenses speakers et un écran géant était donc installé tous les samedis et démonté chaque semaine. 4 ou 5 relais avec écran géant et speakers étaient installés tout le long de l’avenue pour que tout le monde puisse suivre les discours des militants. Le mouvement était aussi celui de la High Tech et des plus grosses forces économiques du pays. Mais l’argent venait aussi de par la base. Des gens qui n’avaient pas tant que ça mais qui donnaient régulièrement une partie du salaire ou de la retraite par conviction. Et la base déterminée était plus nombreuse que celle d’en face.

Là où on voyait que la high-tech faisait clairement une différence, c’est qu’on voyait que la mise en scène et la production était d’une qualité professionnelle. Shikma Bressler était clairement la plus douée des leaders. Elle jouait de la foule comme d’un instrument de musique, et j’étais d’accord avec chacune de ses paroles. Sans parler un mot d’hébreux. Oratrice hors pair. Chaque fois qu’elle scandait le mot DE-MO… La foule reprenait KRA-TIA ! DE-MO-KRA-TIA ! et sur l’écran les syllabes s’affichaient en blanc sur fond rouge avec un gros « boum » scandant chaque syllabe du mot.

C’était clairement du lavage de cerveau, mais un lavage de cerveau tout à fait conscient et librement consenti. On voulait se laver la tête avec ce mot, se le graver, bien incrusté dans le cerveau, aussi pour lutter contre le fascisme qui sait gagner les esprits. Et rentrer chez soi rempli d’une messe de démocratie pour pouvoir laisser respirer et penser le concept une fois à la maison. De fait bien qu’il n’y ait dans la manif qu’une ou deux personne portant une kippa, l’office commençait bien toutes les semaines à la fin du shabbat. Quand bien même on n’est pas religieux, la manif était une ponctuation du rythme qui s’inscrivait dans ce contexte-là. Tel Aviv faisait un shabbat très différent de celui qui se faisait à Jérusalem et la manif de Kaplan faisait partie du rituel.

Le combat était messianique, les fascistes l’avaient voulu ainsi, et ça revenait dans les entretiens que j’avais pu avoir. Sous différentes formes. On vivait ici dans la réalité de la croyance en la destruction d’Israël. Il était tout à fait possible que l’état des Juifs, ou l’état juif quel que soit le nom qu’on veuille lui donner, prenne fin. L’armée refuserait probablement de faire la guerre pour un idéal théocratique de fou furieux, et les jeunes de la high-tech iraient se mettre en homeworking dans un autre pays où il y avait internet, et ça en serait fini d’Israël. Les Juifs prendraient le bateau dans l’autre sens, ainsi que le craignait la prophétie, qui pourtant prédisait que cela se réaliserait par la faute des Arabes ou de l’Iran. Ça c’était dans la version pacifiste et non-violente. Dans d’autres versions on parlait de possible guerre civile.

En face, on voyait Gog et Magog. Et des messianistes kahanistes avec le projet de détruire Israël honni, libéral, connecté, fêtard, jeune, homosexuel et de l’armée laïque, pour le remplacer par un délire messianique qui annexerait la Cisjordanie pour tout raser et y construire le 3ème temple, et transformer Gaza en camp géant, dans un apartheid « encore pire que l’apartheid actuel ». (Le mot apartheid était ici beaucoup moins tabou que le mot Palestine).

C’était quelque chose de cet ordre et évidemment ce genre de combat allait impacter le monde fasciste et le monde démocratique, tout le monde en était conscient. Ça expliquait la conviction par lavage de cerveau volontaire, les drapeaux patriotiques, et une certaine incompréhension quant au manque de soutien et au désintérêt international. La lutte contre Gog et Magog ce n’était pourtant pas rien…

La P. était au cœur de tout. Tout le monde le savait mais il y avait autant de P. qu’il y avait d’Israéliens, donc c’était tabou et les leaders évitaient d’en parler pour préserver l’unité du mouvement. Mais, évidemment que toutes les questions politiques tournaient autour de ça. La redéfinition du projet sioniste, la démocratie, le droit des citoyens, le rôle et la fonction de l’armée, annexion ou abandon des colonies et devoir faire la guerre pour des colons fous, et le fascisme religieux israélien contre lequel on se battait, et qui évidemment prévoyait bien pire pour la P. que tout ce qui avait été fait jusqu’à présent.

Si, si! Ca pouvait être bien pire. Les pires ministres du gouvernement Netanyahu, Ben Gvir et Smotrich, étaient difficilement imaginables. Ben Gvir était un activiste du mouvement Kach, du rabbi Meir Kahane, mouvement dont certaine frange glorifiait le terrorisme. C’était aussi le cas de Ben Gvir qui, jusqu’à une date très récente, se vantait d’avoir dans son bureau le portrait de Baruch Goldstein, auteur du massacre de Hébron dans lequel il avait été massacrer 29 Palestiniens dans une mosquée. Ben Gvir s’était aussi vanté, quelques mois avant l’assassinat de Rabin, d’avoir réussi à lui arracher l’insigne de sa Mercedes et l’avait brandi dans les médias. La vénération pour ce qu’Israël avait produit de pire en matière de terroriste était déjà étrange, mais confier le ministère de la sécurité nationale à un tel homme l’était encore plus.

Smotrich était le petit fils d’une survivante de la Shoah. Il était né dans une colonie et était parti habiter dans une autre colonie, illégale, choisissant de construire sa maison en plus en dehors de la colonie. Homophobe organisant une « beast pride » contre la gay pride, opposant aux « mariages mixtes » croyant dans la supériorité de la Torah sur la loi laïque, défenseur de Ben-Uliel, autre terroriste juif ayant brûlé une maison palestinienne causant la mort d’une famille en 2015 à Duma, et supporter de la théorie qui dit que l’assassinat de Rabin était un complot des services de sécurité israéliens. Il était pour l’annexion totale de la Cisjordanie, contre le désengagement de Gaza en 2005. Il avait d’ailleurs été arrêté avec 700 litres d’essence en s’apprêtant à mettre le feu à l’autoroute en protestation à cette occasion.

« Révolution, révolution d’accord mais y’a même pas de leader dans ce mouvement. »

C’était un expat français, croisé au milieu de la manifestation qui avait donc sorti LA phrase type que j’avais entendu pour toutes les révolutions depuis 2011 et les révolutions arabes. C’était évidemment faux à chaque fois mais pour moi quand j’entendais cette phrase, ça signifiait que c’était une vraie révolution.

Pas franchement simple d’être un expat français dans cette manif, dans ce pays, dans ce moment. Déjà en tant qu’expat on avait tendance à se questionner sur ce qu’on faisait en tel ou tel endroit de la terre, sentiment clairement renforcé quand cet endroit de la terre se trouvait être le Moyen-Orient où, expat ou pas, n’importe qui n’étant pas obligé de vivre là se la posait. Mais quand en plus on se posait cette question dans un pays du Moyen-Orient qui se demandait en tant que pays ce qu’il foutait là, je n’ose pas trop imaginer l’élévation de la mise en abîme…

En réalité, des leaders il y en avait, parfaitement identifiés.
Et même parfaitement reconnaissable, chacun par un uniforme. Le patron de la tech, toujours en jean, basket et chemise blanche. Shikma, toujours les lunettes sur la tête et le drapeau d’Israël dans la main. Or-Ly Barlev « the Red lady », toujours en rouge etc. Haaretz avait fait le portrait de certains d’entre eux

Shikma était la plus charismatique. « la Marianne d’Israël » ou encore « la jeanne d’arc ». Cette physicienne mère de 5 filles issue du Nord d’Israël (la fameuse périphérie) a investi la totalité de son être dans la révolution. Désintéressée, collective, elle est absolument adorée du mouvement à qui elle donne sans retenue depuis qu’avec ses frères elle a lancé le mouvement des drapeaux noirs en 2020.

Or-Ly Barlev est une autre de mes favorites puisqu’elle vient directement du « Printemps israélien », les manifestations en Israël de 2011 dans le sillage direct du printemps arabe. Un immense mouvement, à Tel Aviv, pour la justice sociale et les logements. Or-Ly Barlev a ensuite été journaliste d’investigation indépendante enquêtant sur le monopole du gaz. Et a été de tous les mouvements sociaux entre 2011 et maintenant.

Il y a aussi des patrons de la High-Tech, des avocats, des réservistes avec Eyal Naveh, ancien commando, fondateur de « Brothers and Sisters in Arms », une très puissante organisation de réservistes et de vétérans de l’armée. Il y a même une version révolutionnaire et ouverte de QAnon. Un ancien conseiller de Netanyahu qui envoyait des poèmes aux leaders de la révolution qui se chargeaient ensuite de les disséminer sur les réseaux sociaux aux manifestants, qui les attendaient avec délice, l’auteur sachant exactement où cibler Netanyahu pour que ça fasse mal…

En dehors des leaders, une myriade d’organisation et de groupes militants qui ont tous leur stand sur l’avenue et vendent des T-shirts (tous), distribuent des tracts, parlent et font de la politique…
A la fin des discours des leaders on remballe tout. Les stands, la scène, les speakers et les écrans géants. Ce soir on n’ira pas déborder sur le périf, comme ça se fait souvent parait-il, ce qui donne un autre visage, complémentaire, à la contestation, avec canon à eau et police montée. « Tonight we give them a break » me dira plus tard mon ami barbu au nom de prophète, habitué du « débordement » et qui s’averera être un aussi bon guide de manif que de clubs de Tel Aviv.

Et Tel-Aviv reprend sa vie, désormais sortie définitivement de son Shabbat pour une nouvelle semaine. On va boire un verre avec mon ami petit moineau. Une excellente I.P.A. locale à 5%, fraiche et amère. En terrasse avec des Israéliens qui ne rangent pas totalement les drapeaux de la manifestation, afin de bien montrer que la ville leur appartient…

Prochain épisode: 4- Antifascist Defense Force, Division Hegel

Activist, master in History, master in War Studies, spare time freedom researcher, reggae DJ and revolution writer. bloqué par Nadine Morano

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