La controverse de la Paillade

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§ 1. « Le Français de confession musulmane peut-il, oui ou non, faire de sa foi, la forme-de-vie principale de son existence en terre hexagonale, dès lors où il respecte les lois du pays ? » On croirait réentendre ici les vieilles questions du XVIIIème et XIXème siècle, en France et en Allemagne particulièrement, au sujet des Juifs et de leur rapport aux sociétés modernes. C’est pourtant la seule question à laquelle, au fond, doivent répondre tous ceux qui, aujourd’hui-même, crachent de plus en plus ouvertement leur haine et leur dégoût vis-à-vis de leurs concitoyens musulmans. Et si ce n’est pas une question explicitement formulée, la « question » est déjà à l’œuvre de façon tout à fait effective sous forme de « problème », puisque les Musulmans sont systématiquement problématisés dans le débat public et les différentes mesures gouvernementales. Alors, qu’ils y répondent franchement, une bonne fois pour toute, sans ambages ni faux semblants ; qu’ils déversent donc tout ce que le ressentiment sait faire de meilleur en matière de vindicte populaire.

§ 2. Mais reformulons la question : « Peut-on, en France, si l’on a considéré en son âme et conscience que l’idéal de la ‘‘vie bonne’’ serait incarné, à tort ou à raison, par la ‘‘religion musulmane’’ ; peut-on, disions-nous, épouser cet idéal de la ‘‘vie bonne’’, dès lors où celui-ci ne contreviendrait pas aux normes établies ? » Et si nous posons la question, c’est que les « commentaires » que nous avons eu le malheur de pouvoir lire ci et là, récemment, au sujet de cette « maman voilée » – foncièrement « islamiste » donc selon eux –, ayant interloqué le président de la République sur la « non-mixité » ethno-socio-culturelle, nous ont sidéré et filé la nausée. Cette « affaire » rend finalement toute sa « clarté » sur cette supposée « question séparatiste » ; de tout ce que nous avons pu lire sur les réseaux sociaux, les réactions furent massivement consensuelles :

« Bien sûr qu’on [qui est ce ‘‘on’’ ?, N.D.A] quitte ces endroits, on veut pas vivre avec des voilées et des barbus » ; « On veut pas vivre dans des endroits où y’a des boucheries halal et des épiceries musulmanes » ; « Elle parle de non-mixité, mais elle porte le voile ! Commence par enlever ton sale voile ! » ; « T’avais qu’à appeler ton fils Pierre au lieu de l’appeler Abdelkader ! »

Et autres merveilles du genre. Ce genre de propos, nous en avons vu des dizaines et des dizaines. Mais, paraît-il, ni la haine anti-musulmane ni le racisme n’existerait. Simple vue de l’esprit pour des psychés malades et transies de « victimisation » imaginaire ; ou, pire encore, bien conscientes de l’inanité de cette « victimisation » pour mieux en faire, perversement, un outil politique de « mauvaise conscience ».

. A ce titre, permettons-nous une incise. Comme nous l’avons écrit ailleurs : ce qu’on appelle l’« islamophobie », c’est-à-dire, une haine, une peur ou un dégoût de la religion musulmane en tant que religion, dès lors ces formes d’expressions restent dans le cadre discursif et de la légalité la plus stricte, ne nous paraît pas blâmable. On a le droit ne pas aimer tel ou tel fait religieux et d’en faire part1. En revanche, lorsque cette haine se met à viser des individus concrets ou abstraits – les « Musulmans » en l’espèce –, comme c’est explicitement le cas ici dans les propos récoltés, on est dans toute autre chose, une chose qui, de toute évidence, n’est guère rassurante. La haine anti-musulmane existe bel et bien et elle est dangereuse – la récente lettre de menace de mort reçue par la journaliste Nadiya Lazzouni témoigne du degré d’hostilité de cette complexion. Ceci étant dit, est-ce à dire qu’il n’existerait pas, ci et là, des usages pervers du signifiant « islamophobie » ? Assurément que si. La dernière en date, d’aucuns des partisans d’un l’islam des Lumières crurent bon de créer une polémique ridicule au sujet d’une marque de bouteille d’eau ayant fait de la publicité le jour de ramadan. Certains qualifièrent cette publicité d’« islamophobe »…cela se passe de commentaires. Même chose concernant la fameuse affaire « Mila », cette dernière a été érigée en symbole de la liberté d’expression et de l’identité nationale par certaines élites, pour avoir dit : « Votre religion [l’islam] c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le cul. » Effectivement, on reconnaît bien là le génie français de la critique religieuse, Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud peuvent en rougir de jalousie ; « la critique de la religion est la condition de toute critique » écrivait Marx, mais il n’avait pas su voir qu’elle commençait d’abord et avant tout par un « doigt dans le cul », Mila, sainte incarnation de l’esprit républicain nous le rappela. Mais il y a encore plus génial que Mila, car, il faut le dire et le répéter avec fermeté : Mila a toute la liberté de mettre son doigt dans le cul de qui elle veut – pour peu qu’il y ait consentement –, et de le dire sur tous les réseaux sociaux du monde ; ces autres lumières, ce sont les milliers de personnes l’ayant insultée, harcelée et menacée de mort – rendant sa vie un enfer aujourd’hui – sous prétexte de propos blasphématoires. Nous les connaissons bien ces indignés et inquisiteurs de la première heure, ce sont les mêmes qui polémiquèrent à propos de la publicité sur la bouteille d’eau – c’est dire leur niveau – et ce sont par ailleurs les derniers à se mobiliser lors de manifestations touchant à leurs droits et libertés. Et, sans avoir à en faire une sociologie détaillée, nous sommes prêts à parier sur l’identité probable de ces supposés dangereux ayatollahs modernes : addicts des réseaux sociaux, bien plus à l’affut des dernières stories de Wejden, Vargass, Just Riadh, Nabila ou Booba que de tel ou tel théologien, toujours à la recherche de quelques polémiques, récits, images-chocs et pseudo-performances grotesques où l’ego des influenceurs s’exhibe pour seule fin d’une part, et fin marchande (surtout) d’autre part ; permettant ainsi, l’espace de quelques secondes, de remplir des existences crevées par le vide et faire en sorte qu’enfin, « quelque chose se passe plutôt que rien » – et nous assumons le caractère condescendant et caricatural du propos. Ce sont ces mêmes individus à la pratique religieuse rudimentaire et sporadique, parcellaire et foncièrement contradictoire – entre leur vie « profane » massive et leur vie « spirituelle » tendant souvent vers zéro –, qui font toujours le plus de bruit à l’occasion de ce genre de « controverse » stupide, et ce, pour une raison simple : bien conscient de leurs propres contradictions et manquements du point de vue de la référence religieuse – qui, comme toute religion, fonctionne à la « mauvaise conscience » dont les adèptes tentent de refouler –, ils se précipitent dans ce genre de polémiques stériles avec l’espoir de se donner « bonne conscience » en « défendant » l’honneur de la vera religione, afficher aux yeux de leurs ouailles leur supposée indéfectible attachement à la foi de leurs pères, et surtout, compenser leur manque d’intérêt et de rigueur réel pour le culte censé animé leur vie. Ils sont une sorte de lumpenprolétariat de la conscience religieuse et de l’intelligence en général. Qu’on puisse prendre ces gens au sérieux et les assimiler à des « islamistes » ou « islamistes en puissance » témoigne de cette bêtise mimétique qu’aiment à alimenter les contraires.

§ 3. En d’autres termes, on a une femme « voilée » – comme ils disent –, qui pointe du doigt un « problème », justifié ou non : celui de la non-mixité ethnique, sociale et culturelle dans certains quartiers2, ayant pour conséquence, entre autres, la ségrégation, la relégation, la disqualification, l’ostracisation, le communautarisme, ici largement subi – en somme, le véritable « séparatisme » – ; et, de l’autre, des individus revendiquant fièrement et vertement leur volonté de ne point vivre avec ces « voilées » et autres « barbus », ces gens qui prient cinq fois par jour et utilisent des formules barbares telles les « Inch’Allah », « Bismillah », ou pis encore « Allahu Akbar », qui ouvrent des « boucheries halal » et mangent de cette viande étrange, qui ouvrent des fast-food halal, encore, conjuguant ainsi islamisation et américanisation afin d’accomplir comme il se doit le projet de « colonisation ».

§ 4. Quelle idée, en effet, que d’ouvrir des boucheries, des épiceries et commerces « halal », comment osent-ils essayer de se « débrouiller » comme ils peuvent en ouvrant leurs propres petites affaires, puisque le marché de l’emploi leur est le plus souvent fermé, parce que « trop musulmans » ou « arabes » avec leurs prénoms d’un autre monde : « Abdelkader », « Mohammed » et autres bizarreries encore ? Beaucoup de citoyens de confession musulmane – ou identifié comme « Arabe » ou « Noir » – ne réussissent pas à décrocher un emploi, c’est un fait et dire cela ne relève pas de la « victimisation », mais du fait le plus dur qui soit3 ; ce faisant, certains finissent par se tourner vers l’entreprenariat et les petits commerces locaux, parfois non sans quelques succès – la chaîne de restauration O’Tacos en est un bon exemple. Comme le fait remarquer le sociologue Mohamed-Ali Adraoui : « la visibilité salafiste [et musulmane au sens large, N.D.A] constitue une incitation à l’autonomie professionnelle, puisque les dirigeants d’entreprise ne souhaitent pas embaucher de jeunes salafis (…). Les musulmans salafis recherchent donc le statut d’entrepreneur, le plus souvent au moyen de projets commerciaux dits de ‘‘proximité’’ (restauration rapide, sandwicherie halal, espaces Internet, téléboutiques, magasins d’informatique). »4 De là, entre autres, l’immense succès du « marché du halal » sous toutes ses formes5. Ainsi, de nombreuses petites entreprises furent créées dans cette perspective, pour contourner en premier lieu cette exclusion socio-économique liée à l’emploi. Ces initiatives contribuent par la même, bon gré mal gré, avec la ségrégation socio-spatiale déjà existante et la stigmatisation politico-médiatique, à la tendancielle « communautarisation » de ce groupe social minoritaire, largement subie et imposée que désirée. A croire que même exclu de l’emploi, ces individus n’auraient pas le droit non plus d’entreprendre, et d’entreprendre tel qu’ils l’entendent en transcrivant dans leur travail, une part de ce qu’ils sont ? Dès lors où il s’agira, pour ces « êtres-infâmes », de produire de la culture in fine – puisque la culture n’est rien d’autre que le travail de l’espace et du lieu dans lequel on vit (les « structures du quotidien » dirait Fernand Braudel) en y mettant une part de soi6, aussi détestable que puisse-être cette part –, ils seront taxés de « colonisateurs » ? Est-ce cela le message qu’ils leur faillent comprendre ?


. Est-ce à dire qu’il n’existerait donc pas de formes « problématiques » de cette expression culturelle ? Bien sûr que oui, elles existent. Des formes hermétiques, archaïsantes, peu conventionnelles, parfois choquantes pour le sens commun majoritaire. L’erreur consiste à croire que la cause première de telles pratiques culturelles résiderait dans la seule référence religieuse – l’« islam » en l’occurrence –, jugée alors par essence comme « incompatible » avec la forme-de-vie dominante et consacrée, nationale-laïco-républicaine. Or, ici, il faut être un peu marxiste et éviter de marcher sur la tête pour lire le réel. Les « banlieues » – selon l’expression courante –, n’ont pas attendues l’islam en tant que fait religieux pour développer des formes particulières de « déviance » vis-à-vis des « normes » culturelles établies, et ce, non pas en vertu exclusif des origines ethniques de ses habitants, mais bien avant tout à une culture de classe commune – la « culture du pauvre » pour reprendre Richard Hoggart – et un être-au-monde enraciné dans un environnement social homogène, plus ou moins hermétique, précarisé et en proie à toutes sortes de difficultés sociales largement connues et reconnues par les spécialistes et autres gens de bonne foi. Ainsi, les banlieues et leur univers de sens ont toujours été, peu ou prou, des espaces privilégiés de construction de « contre-mondes », de « déviance », de « discordance », de « créativité », de perspective « critique » et d’« opposition » tendancielle (parfois violente), « permettant des identifications allant à l’encontre de l’offre identitaire considérée comme ‘‘normale’’ dans la société française »7. L’arrivée de l’offre religieuse dans les années 90/2000, respectivement par l’« islam des darons » selon le mot de Gilles Kepel, puis l’islam tagblih, frériste, soufisant, salafiste quiétiste et djihadiste, ne fera que se greffer tant bien que mal, parfois harmonieusement, parfois confilctuellement, à ces modes d’existences déjà présents – provocant des hybridations inattendues, des transformations, de l’inédit, etc., comme toute réception sociale. C’est ici que Marx importe. Dès la première page de son texte de jeunesse sur la Contribution de la philosophie du droit de Hegel, il écrit : « Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. » Puis, ajoute-t-il : « Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. »8 Si l’homme c’est le monde de l’homme, alors l’homo religiosus également, sa religion n’est rien d’autre que la « réalisation fantasmatique » de son propre être-au-monde liée à la « vie effective ». La religion constitue donc la « théorie générale » du monde de l’homme nous dit Marx. Et, le monde du « banlieusard », c’est d’abord la « banlieue » avec toutes ses réalités concrètes – « la réalité tape trop dure, besoin d’évasion ; évasion, évasion ; effort d’imagination, ici tout est gris ; les murs, les esprits, les rats la nuit » écrivaient IAM –, qu’on ne s’étonne donc pas si, les islams produits en ces lieux puissent être, sur certains aspects, à l’image du monde de leurs producteurs : parfois rétifs et sectaires – et non, ouvrir des commerces halal ou autres ne sont pas des signes de « séparatisme ». Un hadith qudsi9 dit la chose suivante : « Je suis selon l’idée que Mon serviteur a de moi ; s’il pense du bien ce sera un bien, et s’il pense du mal ce sera un mal » ratifiant en un certain sens, de façon inconsciente, ce que nous essayons d’expliquer. Donc, les bonnes vieilles âmes laïques, républicaines, supposément « athées » – d’un athéisme qui ferait honte aux porteurs originels de cette vision – feraient bien de retenir cette leçon marxiste : « la lutte contre la religion est par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion [n’en] est [que] l’arôme spirituel. »  

§ 5. Dès lors, qui est « séparatiste » ici ? Cette femme, qui, en substance, dit à son président complètement désarçonné, porteur d’une loi sur le « séparatisme » : « Nous voulons vivre avec les autres » – dissonance cognitive insupportable pour tous les fervents défenseurs de la République une et indivisible contre l’hydre islamiste – ; ou bien ces mêmes « autres » qui répondent à la figure de cette « voilée » effrontée : « Nous ne voulons pas vivre avec toi parce que tu portes le voile, tu es donc une islamiste, tu manges halal et ton fils s’appelle Abdelkader » ? Car c’est bien de cela dont il s’agit dans le second cas : interpréter tous signes d’appartenance religieuse comme des formes explicites de « séparatisme » et d’« islamisme ». En somme, peu importe ce que dira cette mère, son propos sera toujours indexé à ce paradigme de l’identité islamiste phagocytant tout, de telle sorte à ne rien entendre de ce qui est dit, mais de réinterpréter le dit à l’aune de cette seule et unique grille de lecture islamisante, réifiant ainsi les individus dans des catégories politiques fantasmatiques.


. La question posée par cette mère est d’autant plus gênante, discordante, disruptive, qu’elle est posée au principal penseur de cette fumeuse notion de « séparatisme ». L’énoncé dévoile tout le caractère proprement paradoxal d’une situation dont – le président ne le sait que trop bien en vérité –, cette minorité tant décriée n’y est absolument pour rien. Voilà ce que confessait honnêtement et lucidement Emmanuel Macron lors de son « discours des Mureaux » : « Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C’est celui de nos quartiers, c’est la ghettoïsation que notre République, avec initialement les meilleures intentions du monde, mais a laissé faire, c’est-à-dire que nous avons eu une politique, on a parfois appelé ça une politique de peuplement, mais nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés, et nous le savons très bien. Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines, de leurs milieux sociaux. Nous avons concentré les difficultés éducatives et économiques dans certains quartiers de la République. » Ce ne sont donc pas les « Musulmans » et autres immigrés qui se sont « séparés » de leurs concitoyens – ils n’en n’ont tout simplement pas le pouvoir ni les moyens –, mais bien ces derniers qui les ont « fuit » – et sans doute pour de très bonnes raisons, nous ne nieront jamais certaines réalités désagréables et absolument problématiques pour ces catégories de population. Le géographe Christophe Guilluy, très apprécié par une certaine droite, l’expliquait déjà : les premiers à avoir mis en place des « stratégies de séparation » – et c’est le terme qu’il utilise – sont les populations des classes populaires et moyennes inférieures ‘‘blanches’’ de telle sorte que « le clivage social recoupe le clivage ethnique »10. Et il ne convient pas, de ne pas prendre au sérieux ce que pourrait ressentir ou vivre certaines catégories de population, comme pourrait le faire des militants de gauche pour qui « le racisme anti-blanc » n’existerait pas, sous prétexte que les personnes « racisées » n’auraient pas les moyens politiques d’exprimer leur supposé racisme à travers des discriminations systémiques, ni qu’au cours de l’Histoire, ces mêmes « racisées » n’eurent théorisé des visions racialistes du monde se perpétuant encore de nos jours, à l’inverse des « Blancs ». En somme, tant que vous n’avez pas les moyens politiques et économiques d’exercer votre racisme, rassurez-vous, vous n’êtes pas racistes, vous êtes humanistes. Dès lors, lorsque nous étions surveillant dans un collège de banlieue et qu’une élève vint nous trouver pour nous dire, avec le plus grand sérieux du monde : « Je n’aime pas les Blancs », ceci ne relevait pas du racisme mais de l’amour du prochain, ou, plutôt, de l’intériorisation du seul racisme blanc sous des formes perverses. Comme la politique idéologiquement partisane nous indiffère au plus haut point, nous n’aurons aucune gêne à le dire : le racisme anti-blanc existe de même que l’antisémitisme dans certains quartiers dits populaires, ajoutez à cela la délinquance, la criminalité et l’incivilité et vous obtenez des individus qui, parce qu’ils ne savent pas et ne veulent pas chercher à comprendre la complexité du réel – ce serait « excuser » sociologiquement diraient certains malins –, tomberont dans les bras du Rassemblement National et affiliés, pour leur plus grand bonheur.

§ 6. Alors, encore une fois : en France, si tel individu a considéré librement que l’idéal de la « vie bonne » qu’il se fait serait incarné par la religion musulmane ; peut-il épouser cet idéal dès lors où celui-ci ne contreviendrait pas aux normes établies ? Oui ou non ? Et donc, cet individu, peut-il porter un voile ou une barbe ? Peut-il ouvrir un commerce « halal » ? Peut-il choisir les prénoms qu’il désire pour ses enfants ? Peut-il pratiquer son culte publiquement – et quant à ce que signifie « exercer son culte publiquement », nous renvoyons les ignorants à Aristide Briand pour en connaître la définition –, dès lors où, encore une fois, celui-ci ne contrevient pas à l’ordre public ? Peut-il penser, parler et agir en tant que « musulman » pour peu que c’est cela qu’il a librement choisi comme idéal de « vie bonne », dès lors ou cet idéal, encore une fois, ne contraint pas autrui ni ne menace sa vie d’une quelconque façon ?

. Rappelons au passage que les sociétés démocratiques, libérales et modernes se sont fondées sur la non-imposition d’une quelconque conception de la « vie bonne », précisément parce qu’une telle imposition relèverait à la fois de l’intolérance et de la tyrannie – pour ne pas dire du « totalitarisme », bien que le terme soit anachronique – qui faisait le lit du théologico-politique d’antan. « Cujus regio, ejus religo »; « tel prince, telle religion », disait l’adage. La fin de l’Ancien régime, le phénomène de sécularisation puis l’avènement de la laïcité, sont l’incarnation même de cette philosophie politique de la liberté, de l’émancipation et de l’auto-détermination vis-à-vis des différentes conceptions du bien, notamment religieuse. John Rawls de confirmer ce point de vue – aussi contestable qu’il puisse être – : une société « juste » est, entre autres choses, une société qui précisément n’impose pas à ses sujets une conception particulière du bien, mais laisse aux individus la liberté de concevoir leur propre vision de la « vie bonne »11 – les totalitarismes du XXème siècle ne feront que renforcer cette idée selon laquelle toute imposition d’une unique conception du bien est dangereuse.

§ 7. Plus que jamais, avec Raymond Aron, la remarque doit-être (re)posée : « Le Français d’origine juive [musulmane, N.D.A] me parait revendiquer légitimement le droit de conserver sa foi et les éléments de la culture traditionnelle auxquels il est attaché. Pourquoi un Juif [Musulman, N.D.A] ne pourrait-il pas être un bon Français ou bon Anglais qu’en perdant, par l’assimilation, les croyances et les traditions de ses pères ? Seuls exigent cette aliénation, comme prix de la citoyenneté, les doctrinaires, avoués ou honteux, du totalitarisme. »12

2 Le quartier de la Paillade à Montpellier en l’occurrence, quartier ou nous y avons passé notre enfance et que nous saluons.

3 « ‘‘On m’a conseillé d’enlever la photo pour cacher que je suis noir’’ : la France malade de ses discriminations », Le Monde, https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/04/22/on-m-a-conseille-d-enlever-la-photo-pour-cacher-que-je-suis-noir-la-france-malade-de-ses-discriminations_6077592_3234.html?

4Mohamed Ali Adraoui, « Être salafiste en France », in Bernard Rougier (dir.), Qu’est-ce que le salafisme ?, PUF, Paris, 2008, p.240

5 Florence Bergeaud-Blackler, Le Marché du halal ou l’invention d’une tradition, Seuil, Paris, 2017

6 Il s’agit d’un processus sociologique et anthropologique normal en somme, de la même façon que des bourgeois produisent de la culture bourgeoise. Et au passage, évidemment, personne ne s’émeut que dans les quartiers branchés des métropoles, les lieux de pouvoirs et de la culture légitime, on entende très peu les noms d’Abdelkader et Mohammed revenir.

7 Mohamed-Ali Adraoui, Du Golfe aux banlieues, P.U.F, Paris, 2013, p.137

8 Karl Marx, Contribution de la philosophie du droit de Hegel, Éditions Alia, Paris, 1998, p.7-8

9 C’est-à-dire, dans la tradition islamique, un hadith ou Dieu parle directement par l’intermédiaire du prophète Mohammed, mais dont la parole ne fait pas partie de la révélation coranique.

10 Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, Paris, 2015

11 John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, Paris, 2009

12 Raymond Aron, « Le mythe américain de la société sans classes », in Politique française. Articles 1944-1977, Éditions de Fallois, Paris, 2016