Bribes de voix, celle d’une précaire étrangère pas assez polie, parmi tant d’autres

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Il y a quelques temps, j’ai été contactée en urgence par une mère isolée qui avait été régularisée quelques mois auparavant. Un fils de 8 ans, enceinte de 6 mois. Une grossesse non désirée, mais elle s’en est rendue compte trop tard pour avorter, et puis le père, bien que très précaire lui aussi et sans papiers, voulait garder le bébé. « Même dans une situation précaire, on peut fonder une famille » lui a-t-il dit.

C’est une petite fille, a-t-elle précisé en me l’annonçant. Il m’a semblé que cela avait un sens particulier pour elle, en tout cas, cela en a eu pour moi. Juste ce mot fille, et il y a comme un lien, une communauté.

Entre femmes, il y a des moments où on peut se dire des choses intimes sans tabou, et peut-être d’autant plus facilement qu’il n’y a pas de relations personnelles. Les relations avec les mecs, comment se passent les rapports sexuels, les avortements qu’on a faits ou pas, les libertés qu’ils nous restent à conquérir, le désir d’autonomie.

 

Elle appelait parce que suite à une rupture de prise en charge par le 115 (samu social), qui l’avait déjà baladé dans des hôtels d’un bout à l’autre du département, c’était le conseil départemental qui payait l’hôtel et la prise en charge s’arrêtait. Alors elle s’est installée dans les locaux des services sociaux et elle ne voulait pas bouger.

J’aurais voulu aller sur place. J’aurais voulu une réaction collective en urgence. Je n’avais personne autour de moi pour partager ces sentiments-là. J’ai juste passé des coups de fil.

J’ai finalement eu un travailleur social, un peu fatigué et sur les nerfs mais qui a pris le temps de m’expliquer, calmement, sans porter de jugement sur le comportement de cette dame. Le règlement du Conseil Départemental qui impose un maximum d’un mois au paiement d’un hôtel. La liste d’attente pour une place en CHRS qui va jusqu’en juillet, et on était en hiver.

J’ai eu ensuite une responsable d’un autre service, qui ne s’occupe pas directement de ces questions. Elle avait aussi joint les services sociaux (ce qui n’était pas une obligation non plus). Et qui n’a pas pu s’empêcher de montrer un peu d’énervement : elle était intervenue pour une précaire qui n’était pas modèle. Qui selon la responsable n’accepterait pas les solutions proposées (en l’occurrence, payez vous-mêmes l’hôtel avec votre RSA, on verra la semaine prochaine). Qui aurait eu des propos violents envers des travailleurs sociaux. Ben ouais, imaginez-vous à la rue avec votre gamin le soir-même, on verra si vous demandez poliment, si vous écoutez gentiment, si vous n’essayez pas de rester dans le bureau jusqu’à ce qu’on trouve une solution, si un moment les cris ne viennent pas. Et là, on a un nœud de la précarité. Là se jouent pleins de rapports sociaux. Il n’y a que l’action collective pour permettre de dénouer cette boule, de modifier un peu les équilibres, les regards, les perspectives.

Je sais à quel point des travailleurs sociaux peuvent jouir de leur pouvoir (qui est parfois plus de l’ordre symbolique que dans ce qu’ils peuvent concrètement accorder ou refuser). Je sais aussi à quel point certains cherchent à respecter les usagers, leurs paroles, leur parcours, leurs envies et leurs impossibilités. Je sais qu’à la précarité-même s’ajoute le racisme structurel : la dame en question vient d’Afrique, qu’on le veuille ou non ça déclenche des préjugés, des projections, l’attente d’un certain comportement…

Au bout du compte, entre le travailleur social qui se prend la misère et la colère des précaires tous les jours, et la responsable qui pourtant ne les rencontre jamais (ou pas dans ce cadre-là), c’est le travailleur social qui a été le plus correct dans les échanges avec moi.

Et la mère isolée, précaire et étrangère pas assez police qui s’est battu comme elle a pu ? Elle a fini par avoir une place en centre d’hébergement, situé comme souvent dans une ville isolée avec peu de transports en commun. Et les contacts se sont arrêtés, mais je ne l’ai pas oubliée. Parce que sa rage de dignité résonne encore, parce que j’essaie de cultiver la mienne de rage, celle d’avoir été impuissante à proposer une solution collective, mais la prochaine fois, peut-être…

Que le sentiment de l'étrangeté nous ouvre à l'égalité, que l'expérience de la solitude, qui est à la fois intime et sociale, nous donne l'envie du collectif