Qui est séparatiste ? Entretien avec Zinedine Gaid, professeur de philosophie, MHS Paris

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Zinedine Gaid est enseignant en philosophie. Il travaillait auprès des élèves du collège/lycée MHS, établissement parisien privé universaliste, acceptant le port des signes religieux. L’établissement a été fermé le 23 novembre pour “raisons administratives”, et présenté par les autorités comme un repaire de dangereux séparatistes. Lorsque je lui ai proposé cet entretien, je ne savais pas s’il accepterait dans la situation extrêmement difficile qui est la sienne, peu propice à la réflexion intellectuelle. Et je ne m’attendais certes pas à recevoir un travail de cette ampleur, pour lequel je le remercie infiniment . Bien loin des débats empoisonnés, grossiers et absurdes qui font le miel des polémistes en ce moment, on trouvera ici le récit d’une persécution, mais aussi et surtout l’affirmation d’une pensée libre qui se refuse au cadre défini par la persécution.

Si vous souhaitez soutenir le projet MHS, mais aussi ses élèves et ses salariés, vous pouvez les contacter sur leur page Facebook, où vous trouverez leur parole à toutes et tous.

Zinedine Gaid écrit également sur les sujets abordés ici sur le site Mizane.info

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Nadia Meziane: D’abord où en êtes-vous, concrètement, après la fermeture définitive de votre établissement, en tant que communauté éducative ? Question très terre à terre, mais vous avez vécu une offensive répressive, idéologique, vous avez été, en tant que professeurs et élèves attaqués publiquement. Et du jour au lendemain, vous vous êtes retrouvés sans travail et pour les élèves, sans collège ni lycée. Votre directrice est interdite d’exercer et doit payer une lourde amende. L’offensive actuelle déshumanise aussi à ce niveau-là, on voit une histoire politique, et on oublie vite les conséquences quand l’«affaire» sort des radars médiatiques. En tant que professeur de philosophie comment se passe la suite , pour vous ? Et vos élèves, comment s’en sortent-ils après le traumatisme d’une irruption policière en plein cours, et celui de la rupture de scolarisation ?

Zinedine Gaïd : Et bien, concernant les élèves, c’est très compliqué. La majorité a réussi, très difficilement, à trouver des établissements, mais dans des conditions extrêmement pénibles et parfois ubuesques : certains élèves par exemple sont déclassés, passant du niveau 4ème au niveau 5ème par manque de place ; d’autres sont dans des écoles privées confessionnelles qui ne leur conviennent pas du tout en termes d’atmosphère ; et d’autres enfin sont au CNED ou en candidat libre. Autant vous dire que les conditions de travail ne sont vraiment pas les meilleures, tous sont très affectés moralement par ce qui s’est passé, et la plupart ne comprennent pas le pourquoi d’un tel acharnement – et à vrai dire, on ne sait même pas quoi leur répondre, car nous non plus on ne comprend pas.

Concernant le personnel pédagogique maintenant, disons que là aussi c’est mitigé : certains ont réussi à trouver du travail, d’autres sont au chômage, quelques-uns ont pris un emploi en CDD en espérant que l’école puisse rouvrir d’ici le début de l’année prochaine. Personnellement, je suis au chômage, il est très compliqué de retrouver un poste en plein milieu d’année – surtout dans mes disciplines, les sciences économiques et sociales et la philosophie –, et je ne vous cache pas que c’est une période assez difficile pour moi, comme pour nous tous, tant au niveau psychologique que matériel. Comme je me dirige vers la recherche – j’entame une thèse – et n’ayant pas réussi à décrocher de financement et de contrat doctoral, ce travail me permettait de respirer un peu et de pouvoir espérer poursuivre mes projets – bien que cela était extrêmement chronophage. De plus, cela m’apportait une expérience professionnelle absolument enrichissante et utile dans le cadre de l’enseignement. J’avais été par le passé surveillant et fait de l’aide aux devoirs, être professeur devenait une sorte de suite « logique ».

Le cas de notre directrice est à ce titre autrement plus complexe et effrayant, puisqu’elle avait un statut de bénévole au sein de la structure, elle n’était donc pas salariée et ne bénéficie pas du chômage, ajoutez à cela les charges pénales et financières qui pèsent sur elle… Bref, c’est proprement délirant et scandaleux – surtout quand on la connait personnellement, c’est à en hurler de colère ; et l’immense soutien qu’elle reçoit de ses professeurs, élèves et parents d’élèves témoignent de l’attachement profond que nous avons tous pour elle.

Je ne vous cache pas que la situation est très difficile pour nous tous. Le sentiment dominant, est celui de l’abattement, de la fatigue, de la lassitude, du désespoir. La charge psychologique est considérable et les gens, non seulement ne s’en rendent pas compte, mais surtout, pour certains, nous méprisent quasi viscéralement.

J’ai pu constater cette hostilité, mépris, dédain, voire une certaine haine sur les réseaux sociaux, dans les commentaires des gens. Tu as beau expliquer le pourquoi du comment, essayer de montrer toutes les preuves possibles, il n’y a rien à faire, on est condamné d’avance et notre parole est souvent inaudible, nécessairement mensongère et manipulatrice.

Le pire, je crois, c’est le regard des gens. Lors d’un rassemblement à Paris dans le XIème arrondissement « contre la loi séparatisme », on tenait une banderole où il était écrit notre opposition à cette loi et à l’« islamophobie », et je voyais dans le regard de la plupart des passants un mépris sourd et glaçant, je voyais les yeux se retourner à la lecture de la banderole, certains souffler, hausser les épaules, d’autres rire doucement avec ironie pour marquer leur agacement, l’air de dire : « c’est l’hôpital qui se fout de la charité ». Et je comprends ces réactions, les gens sont excédés par l’islam et les musulmans, qui à leurs yeux, non seulement sont coupables de la majeure partie des maux de cette société (division, délinquance, obscurantisme, terrorisme, séparatisme, etc.), mais qui en plus, osent se plaindre pour réclamer (selon ses détracteurs) des droits spécifiques. Bref.

Ce dont on ne se rend pas compte avec cette affaire, c’est que proprement, ceux qui nous ont fait ça, ont, momentanément ou durablement (peut-être), détruit des vies. Je sais que le mot pourra être considéré comme excessif, mais c’est pourtant le cas. Je me sens personnellement détruit et las de tout. Vous savez, en faisant ce travail, je ne gagnais pas beaucoup, environ 1230 euros/net pour 16h de travail en semaine, et cependant j’étais heureux.

Je venais à l’école avec le sourire, stressé parce qu’enseigner m’angoisse toujours un peu, mais heureux.

Et puis, malgré ce petit salaire, j’avais espoir que notre situation s’améliore, on espérait pouvoir passer sous contrat avec l’État et donc, avoir plus de moyens ; de plus, ce salaire me permettait d’envisager certaines choses : poursuivre mon projet de thèse, éventuellement me marier, espérer trouver un logement plus que modeste mais un logement tout de même, etc. Des choses banales en somme. Avec ce qui vient de se passer, non seulement tout s’effondre, mais en plus, parce qu’on s’est engagé pour défendre nos droits, et donc, parce qu’on s’est exposé publiquement, il y a toujours le risque d’être désormais perçu et considéré comme un pestiféré, comme persona non grata, à la fois par la société civile en général et par la « communauté » dite musulmane. Et c’est ça qui m’angoisse le plus, d’être devenu sans même le savoir pour le moment, une sorte de paria.

Marc Crépon dit quelque part que l’un des premiers effets que produit la « violence », c’est la perte de confiance. C’est un peu ce qu’on ressent tous. On a vraiment plus confiance en personne, et surtout en l’État. J’ai mis énormément de temps pour parler de ce qui nous est arrivé à mes parents, je ne savais pas comment leur expliquer ce qui se passait. Lorsque j’ai finalement eu le courage de leur dire les choses, mon père m’a regardé avec un regard grave, et il m’a dit : « Il faut partir. » Cette phrase m’a fait terriblement mal.

La perspective de l’exil m’effraie énormément ; en parler m’arrache le ventre.

Partir, pour aller où ? Au « bled » comme on dit ? Mais ma terre, fondamentalement, c’est la France, pas ailleurs. Et il est hors de question que je devienne un Michel Polnareff qui écrit des lettres parce que dévoré par le bannissement.

N. M. : Votre projet interpelle. En effet, il existe en France un secteur florissant d’établissements scolaires sous contrat administrés par des religieux chrétiens. Ces dernières années, l’islamophobie étant ce qu’elle est, des initiatives similaires ont été développées dans une optique musulmane, mais il était plus difficile d’obtenir une homologation par l’Éducation Nationale, et donc le hors contrat a sans doute été pour certains la seule possibilité de réaliser leur projet. Mais le vôtre était assez différent. Vous revendiquez l’universalisme, vous participiez à nombre de projets par ailleurs agréés par l’Éducation Nationale, vous avez même porté des projets en contact avec l’armée française. Peux-tu me parler de ce qu’était votre projet et de ce que vous avez accompli pendant les années d’existence de MHS ?

Z.G: Je n’ai été enseignant que depuis cette année à MHS, donc je ne me permettrai pas de parler au nom de l’institution et de ses fondatrices. Je ne dirais que ce que j’en sais, tel qu’on m’a présenté les choses. A la base, l’idée d’un tel projet venait du désir de donner à d’autres ce qui a été donné pour elles. Ce sont trois femmes, formées à l’école de la République, ayant réussi professionnellement, qui, à un moment donné, ont cherché un « sens » plus profond à cette réussite que la seule consécration sociale. Témoins de l’inégalité scolaire, surtout dans les quartiers dits populaires, elles ont voulu essayer de rendre accessible un enseignement de qualité et exigeant, à ces populations qui, de prime abord, en sont relativement exclues. De là, la nécessité également de s’installer dans la capitale et non en banlieue parisienne pour faire venir ces populations dans la capitale. Vous me direz sans doute : « d’accord, mais alors pourquoi du privé ? » Et bien parce que comme tout projet cela nécessite des fonds et une économie viable, surtout pour une école qui demande locaux, bureaux, chaises, tableaux, enseignants, administration, etc. ; comment faire lorsqu’aucun mécène, entreprises ou organisme de l’État ne vient vous aider ?

Et bien il fallait compter sur l’autofinancement via les parents d’élèves et les frais d’inscriptions, quelques dons avec des cagnottes, et les fondatrices elles-mêmes qui ont donné énormément de leur poche ! Bref, autant dire qu’on est loin, très loin des structures roulant sur l’or à coup de donations étrangères ou que sais-je encore ; on est plus dans le ‘‘à peu-près’’ qu’autre chose…mais un à peu près honnête, modeste certes, mais qui jusque-là arrivait à survivre malgré les difficultés financières.

Notons juste au passage que les frais de scolarité étaient parmi les moins chers de toute l’île de France par rapport aux autres établissements privés.

Ceci étant dit, concernant le volet « universaliste », et bien comme je vous le disais, le but initial du projet était principalement axé sur cette question des inégalités scolaires que pouvaient vivre certains jeunes dans les banlieues. Cependant, contexte politique oblige, une autre problématique a été amenée, à savoir la question du voile et plus généralement, la question musulmane. Face à ce refus de l’institution républicaine d’accepter les filles portant le foulard, les directrices ont décidé d’intégrer à leurs réflexions la question de la gestion de la diversité dans leur projet. Au départ, n’ayant peut-être pas forcément le recul nécessaire, elles ont décidé de présenter leur établissement comme une école à « éthique musulmane », tout en sachant que malgré cet affichage, il n’y avait ni cours de religion, ni règlement intérieur d’inspiration religieuse ou autre.

Cette présentation partait d’un bon sentiment et d’une certaine naïveté, de même qu’elle permettait aussi de faire des appels du pied à des populations socialement exclues ou dominées, ne bénéficiant pas des privilèges parisiens, et qui bon gré mal gré, sont majoritairement musulmanes également. Le problème, c’est que par la suite, elles se sont retrouvées en face de réalités auxquelles elles n’étaient pas préparées. Par exemple, des parents qui exigeaient des cours de religion, ou qui demandaient à ce qu’un règlement intérieur plus « strict », plus « religieux », soit instauré, certains élèves faisant des remarques à d’autres sur leurs tenues ou leurs opinions, etc. Bref, une situation qui n’a guère plu aux fondatrices et qui ne correspondait pas du tout à la vision qu’elles se faisaient de leur projet. C’est pourquoi elles ont par la suite décidé d’enlever l’étiquette « éthique islamique » pour la remplacer par les signifiants « universaliste » et « laïque », qui correspondait à l’idéal qu’elles se faisaient du « vivre ensemble », comme on dit. A partir de ce moment-là, les choses se sont considérablement améliorées. Les populations en quête de rigorisme religieux se sont « naturellement » détournées de l’école, tandis que d’autres ont tout de suite été séduites par cette idée d’école universaliste, ouverte à tous, autorisant certes le port de signes religieux, mais laïque puisque sans cours de religion, de règlement intérieur religieux, de prosélytisme ou autre, une école axée sur la bienveillance et le bien-être de l’enfant mais aussi sur la rigueur, le travail, la pédagogie et l’amour du savoir.

Quant à la dimension citoyenne dont vous me parlez, elle s’inscrit dans cette perspective républicaine que l’école affirme également, sensibiliser les élèves à la chose publique et au sentiment d’appartenance nationale. Il faut savoir que la directrice Hanane Loukili est une fervente patriote – sans chauvinisme aveugle –, qui n’a de cesse de se revendiquer comme « française » et pour qui, donc, la participation à la vie sociale, culturelle, politique de la nation est quelque chose d’important.

Me concernant, vous savez avant que je ne sois embauché dans cette école, je pensais qu’il s’agissait d’une école musulmane. J’ai été si agréablement surpris lorsque, rencontrant Hanane Loukili pour la première fois, elle m’a dit que cette école était laïque et universaliste. Je lui avais dit à ce moment-là : « J’adhère totalement à ce projet, c’était quelque chose que j’avais pensé depuis longtemps et vous, vous l’avez réalisé. Franchement bravo. » Les questions des inégalités scolaires, de la laïcité et de l’universel sont des choses auxquelles je tiens énormément.

N.M: Comment analysez-vous la répression qui vous a frappé, vous spécifiquement, dans le cadre de l’offensive autour de la loi séparatisme ? Quels mots mettez-vous là-dessus, politiquement et philosophiquement ? Vous m’avez dit ne pas trop apprécier le mot islamophobie, vous semblez lier la question musulmane à ce que vous appelez le « non-règlement de la question juive en France », pouvez-vous m’expliquer votre point de vue ?

Z.G: En fait, bien avant ce projet de loi, nous étions déjà dans le « viseur » de l’Académie de Paris. Un rapport du Sénat datant du 26 février 2020 fait mention de notre établissement comme une école à surveiller, « musulmane » et « inquiétante », qui dissimulerait derrière ses revendications universalistes, républicaines et laïques, un islamisme et un communautarisme larvé. L’assassinat de Samuel Paty aura été je pense l’un des principaux déclencheurs de l’accélération de la prise de décision.

On a voulu faire de nous un exemple symbolique – la seule école supposément « musulmane » dans Paris – et par la même faire grossir les chiffres misérables de la « lutte contre la radicalisation ».

En somme, ce sont quelques recteurs d’Académie conjointement à la préfecture de police de Paris qui ont, d’abord, intenté ces mesures, c’est-à-dire, des agents localisés, particuliers, singuliers qui, à un moment donné pour diverses raisons, parce qu’ils disposent de certains moyens de « mise-en-œuvre » du pouvoir, ont pris cette décision – je pense que par exemple, Gérald Darmanin et ses services n’avaient aucunement connaissance de notre école ; d’ailleurs, la maire de Paris Mme Hidalgo non plus ne nous connaissait pas.

On n’est donc pas en face d’une gigantomachie étatique hyper-organisée et viscéralement « islamophobe », mais bien d’individus précis qui, en leur âme et conscience agissent de telle ou telle façon dans tel ou tel contexte. Je dis ceci car, je pense, comme le suggère à juste titre Geoffroy de Lagasnerie, qu’il faut essayer d’avoir une vision « réaliste » de la politique. Reprenant les analyses du sociologue Léon Duguit (disciple de Durkheim), Lagasnerie rappelle une notion assez classique en sciences politiques qu’on a souvent tendance à oublier, selon laquelle : quand on parle de « volonté d’État » par exemple, on parle en vérité d’une pure fiction mythologique1.

Quand on dit l’« État fait », l’« État veut », l’« État est », etc., on sombre dans une illusion essentialiste et intentionnaliste.

Or, de fait, de façon tout à fait concrète et empirique, ce qui « agit » dans l’État, ce qui « fait agir » l’État, ce n’est pas une « personnalité », une « âme », un « réseau de structures », un « système », une « mécanique impersonnelle totalisante », un « inconscient », une « méta-histoire », ce sont des individus concrets qui tentent autant que faire se peut, dans les limites de la « rigidité du social » – pour utiliser une expression de la sociologie pragmatique – et des règles et intérêts pluriels constitutifs des institutions, de faire valoir leurs visions et rendre effectif leurs désirs et volontés propres. On pourrait croire que ce genre de discours relèverait du pur « chipotage » scolastique, mais il n’en est rien. Ça a des effets réels, symboliquement et politiquement.

Pour n’en donner qu’un exemple, cela se traduit lorsque certains intellectuels, militants voire chercheurs expliquent que l’État français serait « raciste », ou « islamophobe » en soi ; qu’il existerait un « racisme d’État », un « racisme institutionnel », « structurel », « systémique », etc., idem, concernant l’« islamophobie ». On a parfaitement le droit d’avoir cette opinion, mais ce n’est résolument pas la mienne. Pour moi, il n’existe pas d’islamophobie ou de racisme d’État. Je vais même aller plus loin : les militants tenant d’une telle vulgate posent l’idée selon laquelle il existerait un « racisme politique » et un « racisme moral » ; ce dernier relèverait des opinions personnelles de tout un chacun – et en ce sens, ne serait pas blâmable outre-mesure –, le « racisme politique » quant à lui relèverait justement de ce racisme dit structurel et systémique qui contraindrait institutionnellement les existences « racisées ». C’est la distinction « canonique » que firent les Blacks Panthers jadis, et qui est reprise comme telle par les militants d’aujourd’hui :

« Par ‘‘racisme’’ nous entendons une politique fondée sans ambages sur des considérations de race, dans le but d’assujettir un groupe racial et de la maintenir sous tutelle. Le racisme est à la fois direct et indirect. Il se manifeste de deux façons, très dépendantes l’une et l’autre : soit par des actes individuels commis par des Blancs à l’encontre d’individu noirs, soit par des actes collectifs de la communauté blanche envers la communauté noire. Nous appelons cela le racisme individuel et le racisme institutionnel. Le premier est le fait d’individus, qui agissent ouvertement en tuant, en blessant, en détruisant. Il est visible et peut être filmé par des caméras de télévision ; on peut constater le crime au moment même où il est commis. Le second est moins franc, infiniment plus subtil, on le reconnaît moins facilement parce qu’il ne s’agit pas d’actes accomplis par des individus particuliers. Mais il n’en détruit pas moins la vie humaine. Comme il a sa source dans les forces établies et respectées de la société, il a infiniment moins de chances que le premier d’encourir la condamnation publique. »

Bien, je disais donc, pour moi contrairement à ces énoncés : il n’existe pas de racisme institutionnel – ou politique, ou structurel, etc. –, dans la société française, il n’existe qu’un racisme moral.

Non pas que je nierai par exemple l’ensemble des discriminations liées à l’embauche ou au logement, de la ségrégation, des stigmatisations politiques ou médiatiques – je pense que j’en connais quelque chose maintenant –, des violences policières, etc.

Simplement, j’affirme que tout ceci ne relève pas du racisme institutionnel, étatique, politique, structurel, systémique, mais bel et bien du racisme moral.

L’État français, d’un point de vue politico-juridique, d’un point de vue même de sa philosophie politique implicite, d’un point de vue strictement institutionnel, n’est pas un État raciste – et ceci, peu importe la rhétorique éculée (sans l’once de preuves empiriques ou de démonstrations rigoureuses et satisfaisantes) du poids de l’« inconscient historique », comme pourrait le faire Sadri Khiari2. Le IIIème Reich était un État raciste et racialiste, oui, et il s’en revendiquait ouvertement, le racisme était inscrit à même les institutions, là il y a racisme structurel et politique en effet ; le régime d’Apartheid en Afrique du Sud était un État où le racisme était institutionnalisé, pensé à voulu comme tel ; les États-Unis pareillement, avant la Guerre de Sécession puis le combat des droits civiques, il y avait des « lois » qui, objectivement, consacraient une vision raciste du monde – on connaît tous cette histoire de Rosa Park refusant de céder sa place dans le bus pour aller s’assoir au fond du bus vers les sièges réservés aux Noirs, par exemple. Il n’y a rien de cela en France. Nulle part, n’est consacré politico-juridiquement, institutionnellement ou philosophiquement une vision raciste du monde à même l’État et ses appareils. En ce sens, je reviens sur ce que je disais plus haut : il n’y a pas de racisme institutionnel il n’existe qu’un racisme moral.

Ce qu’il y a, ce sont des individus particuliers, parfois des petits groupes, qui, parce qu’ils sont « racistes » consciemment ou non – et là, et uniquement ici, l’idée d’une socialisation pétrie de schèmes historiquement racistes ou proto-racistes peut se tenir ; mais ces schèmes ne se retrouvant pas dans la concrétude de la loi et du politique prouvent bien que les représentations sont d’abord d’ordre éthico-axiologiques et non politiquement institués –, utilisent les outils institutionnels dans tel ou tel sens, dans la mesure où ils sont à des positions sociales qui leur permettent de jouir relativement d’un tel pouvoir et d’une telle liberté.

Par exemple, la question des « violences policières » sont souvent interprétées par certains militants ou intellectuels comme la cause d’un racisme propre à l’institution policière.

Or, je pense que les violences policières ne sont pas le fait d’un racisme institutionnel mais bien d’un usage raciste des outils institutionnels, un usage qui exploite jusque dans ses limites les plus reculées ce que les normes permettent de faire.

De là la perversité de la chose : pouvoir être raciste tout en étant dans son « droit ». Lorsqu’il y a excès sur le droit, on est dans la « bavure », dans l’illégalité, et il n’y a pas même pas de débat.

Mais le comble de la perversité (raciste en l’occurrence), c’est précisément d’épouser au plus près les contours de la légalité – ou du silence de la Loi – pour faire plier celle-ci dans le sens négatif désiré sans qu’il puisse y avoir de condamnation explicite puisque le sujet pervers joue de cette légalité et de l’indiscernabilité de l’intention.

Par exemple : la police doit surveiller et arrêter les délinquants ; or, la délinquance se trouverait hypothétiquement ou réellement dans les zones les plus précarisées ; ces zones sont massivement habitées par des populations « jeunes » et « racisés » ; donc, il y a un lien entre zones précarisées, délinquance et jeunesse racisée ; donc, il est justifié que la police exerce un contrôle tacite d’autant plus accru de ces espaces et de ces personnes particulières. Dans ce raisonnement, peuvent s’infiltrer et s’exprimer virtuellement toutes les pulsions et fantasmes racistes de telle sorte à user jusqu’à la lie ce raisonnement, soit dans les limites de la légalité soit dans leur excès.

Ici, les tenants d’un marxisme puriste m’objecteront que je soutiendrais une vision bourgeoise, naïve et idéaliste de la politique. Que précisément, les normes, les principes et les valeurs soutenues par l’État sont « abstraits » et que, dans la réalité effective, ce qui prévaut, ce n’est guère la « liberté », l’« égalité » et la « fraternité », mais tout l’inverse. Je leur réponds que l’écart entre un idéal abstrait et la réalité concrète n’est en rien une objection à l’égard de cet idéal, d’une part – sans quoi, leur communisme lui-même en tant qu’idéal devrait être abandonné immédiatement aux vues de ses résultats dit « réel » – ; d’autre part, que ce qui compte, c’est ce que dit et fixe cet idéal en termes de valeurs, ce vers quoi il veut nous faire tendre, ce vers quoi il veut nous mettre en tension, en désir et en attente de réalisation – cet idéal tend-il effectivement vers plus de vérité, de bien, de justice, de beauté, etc. ? –, indépendamment des interprétations et réappropriations parfois perverses de ceux qui en usent ; qu’enfin, le fait d’ériger un idéal abstrait et générique est la condition de possibilité même de l’universalisation, de la réappropriation et de la réalisation effective desdits principes.

Pour n’en donner qu’un contre-exemple : tandis que l’Europe et la France ont définitivement aboli l’esclavage – 1848 pour la France –, le monde de l’islam, lui, ne l’aura jamais fait explicitement et officiellement – et ne le fera probablement jamais –, pourquoi ? Précisément parce qu’il ne peut le faire théologiquement parlant, l’esclavage n’ayant pas été formellement interdit – à la manière du vin, du porc ou de l’association divine – par Dieu, son prophète, ses compagnons et leurs successeurs, mais encadré, allégé, assoupli, humanisé, il ne peut disparaître définitivement de « main d’Homme », dans la mesure où cela reviendrait à interdire quelque chose que Dieu n’a point interdit et donc permis – ce qui reviendrait à usurper le droit souverain de la divinité de dire la norme de façon exclusive, ce qu’on appelle du shirk (association divine) et du kufr (acte de mécréance). Donc même si une telle institutionnalisation finissait par disparaître à un moment donné du temps, il pourrait très bien réapparaître et cela de façon tout à fait légitime symboliquement précisément parce que dans l’Abstrait, dans le monde des idées, le concept même d’esclavage n’est pas annulé, sa présence reste virtuelle et spectrale, possiblement actualisable selon le contexte, et ce fût le cas notamment au moment de l’avènement de l’État islamique qui rétablit cette structure sociale de façon tout à fait légale religieusement parlant.

Concernant l’« islamophobie » maintenant – je reviendrai sur ce terme –, c’est la même chose, ce n’est pas l’État en soi qui est « islamophobe », ce n’est pas même la France en son essence – son histoire, son passé colonial, chrétien, les croisades, les Lumières, la Révolution, la modernité, la laïcité, ou que sais-je encore – qui aurait un problème intrinsèque avec l’islam – comme pourrait l’exprimer un Éric Zemmour ou un Aissam Ait Yahya – ; ce sont des individus concrets, localisables, dans des contextes socio-historiques particuliers, qui ont un problème avec l’islam ou en ont fait un problème.

L’« affaire » de Creil de 1989 par exemple, aurait pu n’avoir aucun impact si quelques médias et cinq intellectuels n’en auraient pas fait tout un scandale – et puis quoi, va-t-on dire que ces intellectuels incarnent à eux seuls l’esprit français ?

Lorsque Lionel Jospin et le Conseil d’État donnent raison aux tenants d’une laïcité dite « ouverte » ou « tolérante » – en vérité, la laïcité tout court telle qu’elle existait – n’ayant pas à neutraliser/laïciser les élèves également, personne ne soulève cela ; en revanche, dès que la circulaire Bayrou a été promulguée, puis plusieurs années après la fameuse loi de 2004, tout de suite, cela suffit pour condamner en bloc le « système » comme structurellement « raciste » et « islamophobe ». Bref, il s’agit toujours pour certains militants ou intellectuels d’être les plus disproportionnés possibles, d’avoir une vision archi-holistique, spiritualiste, manichéenne, déterministe et téléologique, de ne pas analyser les choses cas par cas, de ne pas soulever la part d’arbitraire, de contingence, de coup-de-force, d’opportunité, d’inédit, de transformation, d’évolution, etc., de penser à gros traits et à la va vite, histoire de faire dans le sensationnalisme et le schématisme vulgaire.

Toutes ces précisions, ce n’est pas faire dans l’ergotage, c’est vouloir être juste au sens de la justesse, d’une justesse qui est plus que nécessaire, surtout concernant ces sujets. On entend souvent cette citation d’Albert Camus selon laquelle : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Je crois cet énoncé comme tout à fait vrai.

On ne peut, sous prétexte de souffrance sombrer dans l’exagération et le pathos de l’inexactitude ; on se doit d’être impartial tel un juge, a fortiori lorsqu’on est un intellectuel ou un chercheur. C’est donc parce que le concept d’« islamophobie » me parait trop équivoque et peu précis que je n’utilise jamais ce terme.

On connaît l’argument selon lequel d’autres termes seraient tout aussi imprécis et pourtant surexploités, tel celui d’« antisémitisme » par exemple. Certes, notons juste au passage qu’avant que le terme d’antisémitisme soit utilisé, on parlait jadis d’antijudaïsme pour bien distinguer l’hostilité à l’égard des Juifs sur la base de la religion avant l’époque moderne et le phénomène de racialisation/biologisation/nationalisation qui s’en suivit ; aussi doit on insister : supposons que le terme d’antisémitisme soit impropre, et bien il conviendrait de le changer, tout simplement.

Ceci étant dit, que disent les contempteurs du terme d’islamophobie ? : l’islam est une religion, comme toute religion elle peut être critiquée, ceux qui brandissent le terme d’islamophobie ne le font que pour empêcher la critique de l’islam. Sur ce point, je souscris totalement ; si « islamophobie » signifie comme son étymologie devrait l’indiquer : « peur de l’islam », et bien il n’est guère condamnable et on a parfaitement le droit d’avoir peur, de haïr ou de détester une religion, et d’en faire part. En ce sens j’acquiesce tout à fait ce que disait Henri-Pena Ruiz : on a le droit d’être islamophobe comme athéophobe, ou autre.

Ce qui est interdit en revanche, c’est de porter atteinte à l’intégrité physique et morale d’individus concrets sur la base d’une confession.

On devrait donc parler de façon plus simple : d’hostilité ou d’animosité à l’égard des musulmans – d’actes anti-musulmans en somme –, et non pas de haine ou de peur de l’islam sous le signifiant d’« islamophobie » qui ne crée que plus de confusion, de bonnes excuses pour haïr les musulmans réels et de rejet qu’autre chose.

Et la chose est d’autant plus « grave » lorsque le terme usité par le sens commun finit par être consacré par certains universitaires ou intellectuels influents. Qu’on puisse étudier les usages sociaux du terme d’islamophobie selon les groupes et les acteurs sans avoir à trancher sur sa « nature » ou sa « réalité », c’est une chose – dans une perspective propre à la sociologie pragmatique par exemple – ; qu’en revanche on prenne position sur ce qu’est l’islamophobie et sa définition officielle, c’en est une autre – absolument légitime voire nécessaire, mais délicate au vu des effets que cela peut avoir. Si l’on se penche sur le travail d’Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, ces derniers définissent l’islamophobie comme étant :

« [un] processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, dont les modalités sont variables en fonction des contextes nationaux et des périodes historiques. Dans la France contemporaine, ce ‘‘fait social total’’ relève d’une relation établis/marginaux dont l’enjeu central est la légitimité de la présence des immigrés postcoloniaux sur le territoire national. »3

Qu’il y ait « altérisation », cela ne fait aucun doute. Mais pourquoi avancer l’idée de « racialisation » ? Pis, une « racialisation » appuyée sur le signe d’une religiosité ? C’est là le principal problème de cette définition que de rabattre le concept de « race » sur celui de la « religiosité ». En vérité, le concept de « race » ou « racialisation » ici devient absolument totalisation, puisqu’il ne se réduit guère au signe d’appartenance religieuse. Reprenant les thèses de Colette Guillaumin, les deux chercheurs considèrent que le processus de racialisation peut être appuyé sur une grande variété de signes : race, couleur de peau, classe, sexe, religion, etc., dès lors, écrit Guillaumin qu’ils citent, les chercheurs « ne doivent pas restreindre l’usage du concept de racialisation aux situations où un groupe se distingue d’un autre en faisant référence à la couleur de peau. »4 Ainsi, ce concept permettrait « à la recherche et à l’argumentation politique de sortir des débats improductifs cherchant à savoir si tel individu, tel discours, telle revendication ou telle doctrine sont ‘‘raciste’’ ou ‘‘non raciste’’ »5. Effectivement, à partir du moment où tous les signes d’extériorité sociale peuvent virtuellement être rangés sous la catégorie de racialisation, on comprend aisément en quoi un tel concept permettrait de sortir de débats interminables, puisqu’il permet de réduire et ranger une quantité innombrable de phénomènes sous un seul et unique concept au nom plus que douteux. Appliqué de façon conséquente, une personne souffrant de ce qu’elle appellera de la « grossophobie », subira en vérité un « racisme anti-personne-obèse ». Là encore, on s’interrogera sur la pertinence et la nécessité du signifiant « race » ? On pourrait aller plus loin encore dans cette logique : les personnes haïssant les animaux – ce qu’on pourrait qualifier de « non-humain » pour reprendre la terminologie de Latour –, devrait être qualifié d’« animalophobes », c’est-à-dire, d’individus « racistes envers les animaux ». Bref, on le voit, à mon sens, le signifiant « race » n’a tout simplement pas sa place ici, et l’extension de son domaine d’application – peu importe la multiplicité des signifiés qu’il recouvrerait –, ne fait qu’ajouter de la confusion à défaut de plus de clarté. Dans cette perspective qu’adoptent Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, l’islamophobie devient un racisme « racial » et « culturel », c’est-à-dire à la fois la caution pour exprimer tout en le camouflant un racisme primaire envers les personnes issues de l’immigration postcoloniale – principalement arabe –, et, le rejet d’une culture en soi à laquelle sont associés les individus. Il s’agit donc pour eux :

« d’analyser le long processus historique – contingent, non naturel, arbitraire – de racialisation qui assigne à des individus une identité religieuse (« origine musulmane », « musulman d’apparence ») et qui est en train de faire passer les musulmans d’un groupe religieux hétérogène (socialement, politiquement, nationalement, géographiquement, spirituellement, ethniquement, etc.) à un groupe homogène et marqué du signe de la permanence. Nous proposons de qualifier ce processus de racialisation/altérisation religieuse (dans le sens de othering), entendu comme la construction de l’identité (‘‘nous’’) et de l’altérité (‘‘eux’’) fondée sur le signe religieux. Ainsi, l’enjeu théorique porte sur le processus d’altérisation d’un ensemble d’individus justifiant des pratiques d’exclusion. »6

Dans cette définition de la racialisation/altérisation, ils oublient d’une part, le rôle immensément important et décisif des « premiers concernés » et de ce que j’appelle des « entrepreneurs d’identification » – en la personne des prédicateurs, imams, théologiens, militants, intellectuels, associations culturelles, etc. – dans ce processus d’homogénéisation et d’assignation – se concentrant uniquement sur les élites politiques, intellectuelles et médiatiques « non-musulmanes » – ; d’autre part, on ne comprend toujours pas la pertinence et la persistance du signifiant de « racialisation » ou de « race » ici. Ce qu’il y a, en effet, c’est une homogénéisation et une altérisation sur la base d’un ou de signes religieux, effectivement, et en ce sens il s’agit d’une essentialisation religieuse et culturelle négative – au sens où il y a hiérarchisation, diabolisation, pathologisation, différentiation radicale, etc. –, et non pas « raciale » ; et ce peu importe la portée qu’on veut donner à ce terme : on ne peut sortir ou s’arracher d’une « race », mais on peut se détacher d’une religion, d’une idéologie ou d’une culture. Et ceci fait toute la différence, d’une différence que ne cessent de mettre en avant – à tort ou à raison – ceux qui sont qualifiés d’islamophobes.

En occultant cette nuance, on se condamne à ne rien comprendre de l’hostilité, la suspicion voire la haine à l’égard des musulmans ou de l’islam ; comme on se condamne à ne pas pouvoir lutter efficacement contre les actes répréhensibles à l’égard des musulmans.

C’est comme la seconde partie de leur définition de l’islamophobie : la distinction entre « marginaux » et « établis ». Ils reprennent cette idée de Norbert Elias qui, parlant de l’antisémitisme, expliquait qu’un « profond ressentiment » pouvait surgir chez « les membres de la majorité, surtout chez ceux qui ont l’impression que leur statut est menacé, chez ceux dont la conscience de leur propre valeur est blessée et qui ne se sentent pas en sécurité. Ce ressentiment, poursuit Elias, surgit quand un groupe marginal socialement inférieur, méprisé et stigmatisé, est sur le point d’exiger l’égalité non seulement légale, mais aussi sociale, quand ses membres commencent à occuper dans la société majoritaire des positions qui leur étaient autrefois inaccessibles, c’est-à-dire, quand ils commencent à entrer directement en concurrence avec les membres de la majorité en tant qu’individus socialement égaux (…) »7

Sauf que, autant cette analyse peut tout à fait être correcte dans le cadre de l’analyse de l’antisémitisme européen du XIXème/XXème siècle, puisque les Juifs étaient proprement assimilés et disposaient de statuts sociaux relativement élevés – en France et en Allemagne ; l’existence de ce que Pierre Birnbaum appelle des « Juifs d’État » en est un exemple –, au point de devenir l’une des causes principales de la suspicion à leur égard : les Juifs auraient « trop bien » joué le jeu moderne, mais cette bonne volonté serait donc le signe même de leur « fourberie » et de leur logique de « groupe », résume Bruno Karsenti8. Or, dans le cadre de la France contemporaine et des « musulmans », c’est une toute autre histoire puisque l’intégration et l’ascension socio-économique n’a guère été accomplie de façon exponentielle et glorieuse. Il y a certes une toute petite classe moyenne supérieure d’origine musulmane – qui par ailleurs ne revendique et n’affiche souvent nullement son appartenance religieuse –, mais l’immense majorité des musulmans appartient encore aux catégories populaires ou classes moyennes inférieures9, et ce sont elles qui sont dans une relative forme de publicisation identitaire – et pour cause, c’est leur seul ou principal capital symbolique.

C’est toutes ces raisons qui me font vigoureusement rejeter le terme d’« islamophobie », aussi commode qu’il puisse être à l’usage, son imprécision sémantique et son indistinction potentielle entre la religion et les usagers d’une telle confession me font dire qu’il faille totalement abandonner ce terme. Pis encore, l’usage de la « racialisation » ne me parait guère pertinente comme je l’ai expliqué ; dès lors, une opinion fût-elle la plus insultante à l’égard de l’islam et de ses effets ne peut pas être taxé de racisme anti-musulman ou autre. Quand Michel Houellebecq écrit : « la religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré. » Il en a le droit le plus légitime, aussi insupportable que cela puisse être pour certains croyants, et ceci n’est pas un acte anti-musulman, ni du racisme – et si certains tiennent absolument au signifiant d’« islamophobie », on pourra dira que de tels propos peuvent certes être qualifiés d’« islamophobes », mais uniquement dans une perspective descriptive (au sens où ces propos illustrent effectivement une certaine peur/haine/dégoût de l’islam, tout à fait légitime) et non normative (au sens où il faudrait condamner ou interdire ce type d’énoncé sous prétexte d’un « racisme imaginaire »). C’est une opinion, qui peut être détestable ou aimable peu importe, mais elle reste une opinion sur une forme culturelle, un jugement de valeur sur une base supposément constative qui peut être vraie ou totalement fausse, ni plus ni moins.

En revanche, supposons qu’il dise : « il faut interdire la pratique de l’islam en France ; interdire telle ou telle forme d’expression religieuse, de croyance, de pratique cultuelle liée à l’islam ; interdire l’accès à tel ou tel espace aux personnes musulmanes parce qu’elles constituent un problème, une gêne ou un danger, etc. », là, il ne s’agit plus d’un jugement de valeur sur une religion, mais il s’agit d’un jugement prescriptif qui vise des personnes particulières du fait de leur religion, et ce peu importe que cette prescription se fasse par des voies légales ou illégales, dès lors ou le jugement enjoint de faire quelque chose à l’égard des musulmans réels pour leurs interdire certains droits légitimes ou les sommer d’être autre choses que ce qu’ils désirent être – dès lors ou ces derniers ne violent pas la Loi –, on est dans un acte anti-musulman – et je ne parle même pas ici des actes visant l’intégrité morale et physique des individus, cela va de soi.

Critiquer l’islam par le discours savant, la caricature, l’injure, la moquerie, la bêtise ou la haine crasse, c’est une chose ; mais intimer, prescrire, enjoindre, inciter ou faire des actes visant à restreindre les libertés ou disciplinariser les esprits et les corps des musulmans10, c’en est une autre .

Par exemple prescrire l’interdiction de certaines pratiques religieuses – dès lors où elles ne contreviennent pas à la Loi et au respect de l’ordre public –, ce n’est pas une « critique de l’islam », ce n’est pas une « opinion sur l’islam », c’est un acte qui vise les musulmans réels quant à leur pratique, donc qui vise à restreindre leurs libertés, les contraindre ou à les disciplinariser afin qu’ils soient conformes à une vision ou un modèle social particulier – quand bien même ces actes soient adossés à des opinions, il faut donc distinguer les opinions des actes – et je ne parle même pas ici des actes qui visent à nuire aux musulmans indépendamment même de leurs pratiques ou croyances, là aussi, cela va de soi je l’espère.

Enfin, concernant ce que je dis à propos de la « question juive », ce que je veux dire par-là c’est que : il ne s’agit pas pour moi de dire que les musulmans sont les nouveaux juifs d’aujourd’hui. Il y a beaucoup de différence entre ce qui s’est passé dans les années 30 en Europe et aujourd’hui. Cependant, je pose l’hypothèse qu’en fait, s’il y a un « problème musulman », c’est que quelque part, le « problème juif » n’est pas terminé ; parce qu’il est théoriquement impossible que la « question musulmane » puisse faire problème si la « question juive » a été résolue.

Or, la « question musulmane » fait problème ; donc, la « question musulmane » est une « question juive » irrésolue. Pourquoi ? Parce que, comme l’avait montré Jean-Claude Milner et bien d’autres (avant et après lui), le « Juif », finalement, constitue la figure de l’« altérité radicale » qui « refuse » la dissolution de son être, notamment sous le joug d’un universel – grec, romain ou paulinien11 – ; il y a une « persévérance du fait juif » pour reprendre Danny Trom. Et « être juif », c’est fondamentalement trois choses (trois choses qui ne sont pas nécessairement présentes de façon concomitante dans un même être) : une Loi fondée sur l’étude et l’observance des mitzvot – donc, une religion, même si certains considèrent que le judaïsme n’est pas une religion en tant qu’il n’y aurait pas de « contenu de croyance » au sens strict, c’est la thèse d’Henri Atlan par exemple12 – ; un peuple, une histoire/mémoire et une langue ; une terre, réelle (l’État d’Israël) ou messianique (une terre à venir via le messianisme précisément, et avec cette terre, un certain accomplissement politique et existentiel). En ce sens, qu’est-ce qui, presque toujours, a été reproché aux Juifs dans sa veine antijudaïque et antisémite ? Que de par leur religiosité, de par leur communauté, de par leur désir de terre, tout ceci, tout en étant en exil et minoritaire ; que de par tout ceci disais-je, ils seraient dès lors – tel que le pensait Spinoza –, des agents de la division, de la séparation, de la sécession, de la particularisation, de l’archaïsme, de la haine, et donc, seraient la cause d’une « communauté impossible », une communauté qui ne pourrait voir le jour, une communauté véritablement unie – unique et une donc.

Pis, ajoute Milner en commentant Spinoza : « Les Juifs sont responsables et coupables de la haine qu’ils suscitent »13, du fait de leur continuelle volonté de ne point « apostasier » ce qu’ils sont et ce à quoi ils tiennent (Loi, peuple, terre). En somme, et en toute logique, là où il y a du « Juif », la singularité ou la particularité d’un groupe quel qu’il soit devrait être sauve, si cette singularité et particularité juive l’est également. Or, voit-on la particularité musulmane menacée dans son être, précisément au nom même de cette suspicion de constituer une faille dans l’être-ensemble et de « résister » à cette dissolution qu’on leur intime tacitement ou explicitement d’accepter – la fameuse « assimilation ». Et, pour en rajouter une couche, on posera – de façon psychotique et paranoïaque – que cette particularité musulmane, non seulement fait problème par son « non » à la disparition ou la mise sous silence momentanée ou permanente dans l’espace public, mettant en péril la santé et l’équilibre symbolique de l’être-en-commun ; mais aussi et surtout, que cette particularité menacerait de faire disparaître – par la force symbolique et physique – la communauté toute entière – la fameuse rhétorique de l’islamisation de la France et du monde par le fascisme islamique. D’où la nécessité de neutraliser immédiatement cette menace spectrale ou effective.

Lorsqu’on regarde l’islam comme religion, on se rend compte que finalement, la seule chose qui puisse « faire problème » à la politique des « modernes », c’est si l’on veut, le rapport à la « Loi » (Shari’a). Le musulman est théoriquement attaché à une Loi qui est à la fois une éthique, une norme et une spiritualité ; et cela fait bien longtemps que les théologiens ou prédicateurs musulmans de langue française ont essayé de penser une adaptation de l’islam avec toute son orthodoxie sans avoir à (trop) se renier ou abjurer quoi que ce soit de la foi classique – ce qui pour les plus « orthodoxes » des musulmans étaient déjà trop ; je défie au passage quiconque de me montrer un théologien ou prédicateur un tant soit peu sérieux ayant intimé à ses fidèles de transgresser ou désobéir aux lois du pays – ; même dans la veine dite « sectaire » de l’islam comme le salafisme, il n’est nulle part demandé de désobéir aux lois communes, mais plutôt justement, d’émigrer (hijra) le plus vite possible en terre musulmane, du fait de cette incompatibilité virtuelle entre l’islam et le dar al kufr (terre de mécréance).

Mais, malgré cet attachement à une Loi, l’islam ne constitue pas un « peuple », il est une communauté spirituelle, une communauté de foi (oumma), certes, mais pas un peuple qui se perpétuerait de génération en génération – il n’est même pas, en vérité, une communauté politique – ; pas plus que l’islam n’est une terre.

Donc, normalement, il ne devrait pas y avoir tout ce remue-ménage autour de l’islam et cette surabondance dans l’imaginaire de la « double allégeance » fourbe et perverse.

L’islam de France et les musulmans français payent le prix de plusieurs années de mauvaises gestions politiques de la question de l’immigration postcoloniale – qui auront pour conséquence d’identitariser ces populations – ; des différents événements et ébranlements géopolitiques liés à l’avènement de l’islamisme puis du terrorisme ; et enfin de l’héritage d’une théologie classique qui, de toute évidence, n’est pas – et peut être, n’a pas à être – en phase avec certains éléments de la modernité occidentale. De là la « panique morale » selon le terme de Stanley Cohen – que Hajjat et Mohammed semblent ne pas exploiter plus que ça tout en le mentionnant pourtant –, c’est-à-dire, ce phénomène socio-politique surgissant dès lors qu’« une condition, un évènement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société. »14 Dans un contexte généralisé d’incertitude, de « dépression » collective, de malaise politique, d’insécurité sociale et psychique, de difficulté liée à la vie matérielle, le Musulman constituerait de par sa religion, une (imaginaire) source de vitalisme existentiel et politique, immense et effrayante, qui contrasterait avec la lente mais certaine mortification des européens15. Pis, un vitalisme belliqueux et conquérant mettant en péril l’être européen, occidental, français en son cœur même.

Enfin, en terre européenne et plus particulièrement française, la minorité musulmane d’« affirmation » – au sens qui refuserait de laisser mourir sa religiosité – est perçue avec une inquiétante étrangeté dans la mesure où elle pourrait représenter une véritable « cinquième colonne », d’une part, et d’autre part, à la manière des Juifs jadis : ils observent des rites et des cultes que les majorités ne pratiquent pas, parfois étranges, gênants, dissonants voire choquants ; des rites qui plus est, qui accentuent le sentiment de « séparation » d’avec autrui, notamment quand certaines pratiques sont virtuellement en opposition avec les valeurs dominantes.

Cette séparation tendancielle provoque de la haine, et les musulmans deviennent responsables de cette haine qu’ils causent par leur attachement à leur foi qui réellement ou pas, les sépareraient, les rendraient différents, à part ; enfin, comme déjà évoqué, ils sont accusés de vouloir étendre leurs rites à l’ensemble de la société de façon d’abord communautaire puis totalitaire.

 

1 Geoffroy de Lagasnerie, La conscience politique, Fayard, Paris, 2019, p.108

2 Sadri Khiari, « La République est une menteuse », La contre-révolution coloniale en France, La découverte, Paris, 2009

3 Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le ‘‘problème musulman’’, La découverte, Paris, 2013, p.98

4 Ibid., p.95

5 Ibid.

6 Ibid., p.96

7 Norbert Elias, « Notes sur les juifs en tant que participant à une relation établis-marginaux », in Norbert Elias par lui-même, Pluriel, Paris, 2013, p.151-152

8 Bruno Karsenti, La question juive des modernes. Philosophie de l’émancipation, PUF, Paris, 2017

9 Hakim El Karaoui, L’islam, une religion française, Gallimard, Paris, 2018

10 Sur ce point de la « disciplinarisation », je rejoins totalement les analyses de A. Hajjat et M. Mohammed.

11 Bernard-Henri Lévy, « Le génie du judaïsme », Pièces d’identité, Grasset, Paris, 2010

12 Henri Atlan, « L’invention de la religion juive », https://www.youtube.com/watch?v=jI3WSr7-KU4&t=3705s

13 Jean-Claude Milner, Le sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs, Verdier, Paris, 2013, p.90

14 Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Mac Gibbon and Kee, Londres, 1972, p.9, cité in Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, opus cité, p.97

15 On retrouve bien cette idée dans les discours d’Éric Zemmour de Régis Debray ou de Michel Onfray, voir : Michel Onfray, Décadence. Vie et mort du judéo-christianisme, Flammarion, Paris, 2017