Les Séparées, ou comment le féminisme français est devenu le conte des Bonnes Femmes.

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Comment cela a commencé, il est difficile de le dire. C’est évidemment en 2004 que la chose a été officialisée mais une loi contre les femmes n’aurait pas pu passer comme une lettre à la poste, si la haine ou l’indifférence devant la haine n’avaient pas été immenses avant.

En tout cas, c’est à ce moment que l’ensemble des femmes de ce pays se sont habituées à ce que les musulmanes vivent séparées d’elles, c’est à dire aient une condition discriminante comme existence quotidienne.

Le fondement de la Séparation était simple. Les filles et les femmes musulmanes pouvaient après tout ne pas l’être et devenir féministes à la française. Comme toutes les femmes du monde, les féministes se sentaient beaucoup plus intelligentes et belles que les autres et ne pouvaient pas comprendre que l’on puisse devenir comme elles et qu’on ne le devienne pas. Sans doute, un jour les jeunes musulmanes comprendraient leur intérêt, en attendant, la privation de liberté était un mal pour un bien.

Ce n’est pas arrivé. Et certaines jeunes filles ont quitté l’école. Disparues et tout le monde au fil des années s’est fait à cette disparition. Après tout, les fanatiques avaient « leurs » écoles et leurs lycées où elles pouvaient être laides et bêtes en toute liberté.

Que certaines d’entre elles n’en aient pas eu les moyens financiers ou concrets, qu’elles aient arrêté leurs études ou fait des dépressions n’a empêché personnE de dormir.

De même, le féminisme français, pourtant tellement avide d’explorations des divers trauma liés au patriarcat ne s’est jamais tellement posé la question des effets psychologiques d’une situation pourtant partagée par des centaines de milliers de jeunes filles chaque année : qu’est ce que cela fait de devoir chaque jour se cacher soi-même, se déguiser en idéal de la Fille Parfaite et Jolie, et de ne pouvoir redevenir soi-même avec sa Foi qu’après les cours, tout en sachant que l’autorité Educative, la prof qui nous aime bien quand on se dissimule aura peut-être un haut le cœur en nous croisant en hijab dans la rue ?

Dès 2004, les féministes, majoritairement, ont arrêté de se poser la question de l’existence de femmes de ce pays soumises à un régime différencié.

Une deuxième étape a été franchie en 2010, avec l’interdiction du niqab dans tout l’espace public. Cette fois, le féminisme a accepté que cette société impose la réclusion à une partie des femmes. Fort peu nombreuses et vraiment folles, s’est-on dit pour se rassurer. Néanmoins c’est un fait social qui existe en 2023. Il y a des femmes, combien peu importe, qui n’ont pas accepté les ordres du patriarcat français. Et vivent depuis treize années sans aucune possibilité de sortir librement de chez elles, faute d’encourir une amende, une arrestation, et d’énormes ennuis pour elles mais aussi pour leurs proches.

Il paraît qu’il y a des féministes musulmanes. Ce n’est pas mon cas, je suis juste féministe . Modérée. Plutôt universaliste. C’est le plus drôle. Le plus vertigineux comme expérience. Juste vouloir l’égalité et tous les droits pour toutes les femmes, sans tellement se soucier de ce que les autres en font.
Et se retrouver «  séparatiste » ou « communautariste » aux yeux des anciennes camarades et amies. Ou alors être considérée comme particulièrement courageuse mais complètement folle. Bref totalement exclue de la communauté féministe sauf à ne pas parler des femmes et de leurs droits. Sauf à susciter un silence gêné et un non-partage de textes et de statuts, ce qui dans la société contemporaine est une micro-agression répétitive et psychologiquement difficile. Ouin ouin, quand même, mes chères amies.

Ce texte sera ignoré des féministes françaises parce qu’il expose au patriarcat le plus violent qui soit, celui du Ministère de l’Intérieur. Qui interdit de parler des femmes en niqab qu’il a enfermées chez elles. Il interdit aussi de parler des mamans qui ont scolarisé leurs enfants dans des écoles musulmanes et les voient rentrer en larmes à la maison après une perquisition en pleine classe. Il interdit de parler des brimades professionnelles imposées aux jeunes chercheuses qui,  comme toutes les autres, participent à un rapport d’activité d’une association de défense des droits humains. Mais c’est une association musulmane et cela vaut possiblement fermeture des portes des revues universitaires et de tout poste intéressant en France.

Ce texte sera ignoré du féminisme français parce qu’aucun de ses concepts n’est jamais appliqué aux musulmanes.

Micro-agressions et harcèlement de rue ? Sortir avec le hijab .

Charge mentale de la maternité ? Devoir expliquer à ses enfants qu’à l’école on doit cacher ce qui se passe à la maison, ne pas parler des rites, des fêtes, des discussions à table, ne pas dire «  les pauvres enfants palestiniens ». Parce que tout peut être interprété de travers exprès, valoir convocation, suspicion, signalement.

Masculinité toxique ? Vivre sous la coupe d’hommes persuadés que leur mission guerrière et civilisatrice consiste à détruire la vie des hommes musulmans et à leur prendre leurs femmes, sachant que l’homme musulman sort de l’enfance pour devenir l’Ennemi à environ dix ans. Etre une femme musulmane ou militante contre l’islamophobie guérit des « micro-agressions » des frères, des époux , des camarades de lutte assez efficacement. Quand les discussions en mixité portent sur l’oppression commune, on se remet assez bien qu’un message sur une dissolution possible d’une association de femmes n’ait pas été rédigé en inclusive.

Mansplanning ? Manspreading ? L’islamophobie d’état, niveau ressenti, c’est Gérald Darmanin et ses potes qui s’installent dans ton salon, sur ton mur Facebook, te suivent dans la rue, au travail, dans ta cuisine, et te donnent leur avis impératif sur tout en permanence. Ce que tu dois penser, tes mauvaises fréquentations masculines, ta manière de t’habiller, tes positions politiques, à quelle mosquée tu vas, quelle librairie tu fréquentes, combien de gosses tu dois avoir . Le ressenti, quand tu milites contre l’islamophobie, c’est cela, Gérald Darmanin, les jambes écartées assis sur ton cerveau et qui cause d’un ton martial. Migraine permanente.

Fin du passage ressenti, et de la démonstration par l’absurde de l’absolue vacuité du féminisme français actuel, de son impossibilité choisie d’exister vraiment et de transformer la société. Lorsque le choix a été fait de vivre dans la Séparation légalisée avec une partie des femmes exclues de facto de la réflexion féministe, le fameux patriarcat triomphe parce qu’en face il a une baudruche vide un peu gênée qu’il suffit d’une aiguille pour faire éclater. Retour au réel aussi désincarné, aussi deshumanisé que le sont les musulmanes. Retour à la lutte silencieuse, qui ne trouve pas ses mots, parce qu’elle n’a pas le temps, lorsqu’elle combat en même temps.

Retour au féminisme, qui se lit souvent en inversé de la communication islamophobe omniprésente.

Le barreau de Lyon vient d’interdire le port du hijab aux avocates. Déduction, la stigmatisation et la réprobation sociale, celle des pairs n’empêchent pas les musulmanes d’être ce qu’elles sont, ni de trouver des justiciables ayant envie d’être défendus par elles et pas par leurs collègues . Il faut frapper et interdire brutalement, pas le choix.

Ces derniers mois, toute une jeune génération, lasse d’attendre a décidé d’abroger la loi de 2004, toute seule comme une grande. Que se passerait-il si on jouait au chat et à la souris avec les islamophobes, en étant ostensible absolument sur Tik Tok, en expliquant que la robe longue ou le turban était bien ce qu’il était, un signe de Foi, puis en existant juste dans les établissements scolaires, dans un silence insolent ? Et bien les islamophobes ont été contraints de briser le silence et l’hypocrisie qui existaient depuis 2004, de dire la Loi . La loi de 2004 consiste à réprimer au besoin physiquement des jeunes filles qui veulent être libres. Et ces jeunes filles ne veulent plus être plaintes, elles sont nombreuses et ensemble.

Dans la société Séparée, l’appel féministe, c’est à dire celui qui refuse le piège de la pose victimaire et du ressassement permanent de l’oppression vient paradoxalement des femmes qui sont absolument exclues du féminisme. Et ne s’en revendiquent d’ailleurs pas forcément.

S’il y a un féminisme musulman, c’est celui de la force de l’évidence et des faits qui sont têtus et se passent aisément de 7890 concepts redondants.

Lutter aux côtés des femmes musulmanes, c’est apprendre à éviter la répétition inutile, et les analyses interminables. Le patriarcat, c’est l’islamophobie d’état. Point barre. Simplement écrire ces mots expose à sa colère et à sa vindicte légalisée. Simplement écrire ces mots, c’est aller à l’encontre des prescriptions impératives du Ministre de l’Interieur et de ses amis. Le préfet Gravel et son service le CIPDR le rappellent pédagogiquement tous les jours sur Twitter en mettant des récalcitrantes au pilori post-moderne, c’est à dire le cyberharcèlement immédiat de l’extrême-droite dès que leur nom est cité. Monsieur le Préfet ne chôme pas, il y a beaucoup de récalcitrantes. Ca n’arrête pas.

En effet, malgré les rapports du renseignement rendus publics immédiatement et en copié collé dans les médias, les femmes musulmanes persistent à l’être, à prendre le droit de travailler, de militer, de transmettre leurs valeurs à leurs enfants. Visiblement. Paradoxe de la Séparation organisée. Aujourd’hui le féminisme d’avant-garde est forcément musulman, quand bien même une partie des musulmanes ne se vivent pas comme féministes et même rejettent ce terme et ses concepts.

Mais seules les femmes musulmanes apprennent aujourd’hui le combat pour la liberté face à un patriarcat omniprésent et brutal, à chaque instant de leur vie quotidienne. A chaque acte politique, religieux, social, familial . L’amour de la liberté s’expérimente et se construit avec une force incroyable lorsqu’en face, un Etat soutenu par une partie des citoyens essaie d’y faire renoncer, par tous les moyens nécessaires. C’est ce message éminemment positif et générateur d’espoir que l’on découvre brusquement si juste on se donne la peine de regarder les Soeurs différentes. 

Lutter aux côtés des femmes musulmanes, et y être parfois assimilée, c’est découvrir ce qui manquait comme profondeur, avant, quand on se croyait féministe. L’expérience de la solitude et de la séparation, c’est à dire l’exact contraire du féminisme français dans son apogée actuelle. Vivre séparée, c’est ne pouvoir prendre personne à témoin, personne d’autre que nous mêmes. Et devoir se débrouiller seules, et commencer à comprendre que c’est possible. C’est cela que crée la Séparation organisée par l’islamophobie, la prise de conscience féministe par excellence.

PrecairE, antiracistE