La fin de la mythologie républicaine – Entretien avec Aïssam Aït-Yahya en réponse à Zinedine Gaid

in Entretiens/islamophobie/Religions by

« La République est une philosophie avant d’être un régime ; elle est une Église, une Église laïque dont le dogme est la libre pensée et dont le prêtre est l’instituteur. » Alain

 

Ma présente participation à Lignes de Crêtes prend donc la forme d’une interview d’Aïssam Aït-Yahya, auteur et essayiste, dont le travail se concentre sur la pensée politique musulmane contemporaine, suite à l’entretien de Nadia Meziane avec le professeur de philosophie du collège-lycée MHS Zinedine Gaid du 10 mars dernier.

M. Gaid y établit une équivalence idéologique cavalière et douteuse entre Aïssam Aït-Yahya et Eric Zemmour d’une part, et conteste, pour ne pas dire récuse, d’autre part, bon nombre d’idées que le cofondateur des éditions Nawa a pu développer au fil de ses publications, ou même que des théoriciens et militants antiracistes décoloniaux, par exemple, utilisent et qui portent leurs fruits : encore dernièrement, un soi-disant « islamo-gauchisme » est au cœur de débats publics enflammés. Pourquoi ?

Parce que bon nombres d’idées et d’arguments, qu’ils soient sociologiques, politiques, philosophiques, issus ou non de milieux militants, se répandent non seulement dans le champ des études universitaires, mais également dans toute la société, que des concepts parviennent à faire trembler les détenteurs du pouvoir actuel, notamment intellectuel ; autrement dit, parce qu’un certain courant de pensée, une pensée légitime, gagne du terrain et réussit à ébranler la République dans ses fondements.

Aussi, face aux accusations et discrédits permanents, des mises au point, terminologiques et épistémologiques, s’avèrent-elles nécessaires.

Merci à Lignes de Crêtes et à Nadia Meziane d’accueillir notre présente contre-argumentation.

Max Fraisier-Roux : Comment considères-tu la séquence actuelle que vivent les musulmans en France ?

Aïssam Aït-Yahya : Je considère tout entier le quinquennat de Macron comme une séquence « historique », dans le sens où elle fait et fera date dans l’Histoire. Sans aucun doute, nous avons franchi un cap, une ligne dont nous avons toujours repoussé l’échéance et l’évidence. Certains politologues avaient imaginé et théorisé que les possibles travers de la démocratie seraient assimilables à une espèce de « doux totalitarisme ».  Je suis d’avis que cette idée est visible, voire même commence à devenir flagrante lorsqu’on étudie précisément la situation, le traitement spécifique dont font l’objet les musulmans français et l’islam dans ce pays. Ce « doux totalitarisme » procède par étapes, par paliers, en théorisant des principes « spéciaux » mis en pratique par les structures de domination institutionnelle ou fonctionnelle (médias, administrations, polices, justices…)

Dans le champ politique, il n’y a plus de dissimulation, car si les lois sont en théorie abstraites, impersonnelles et générales, beaucoup de citoyens, musulmans ou non, ne sont plus dupes : certaines d’entre elles visent clairement un groupe précis d’individus, sans jamais le nommer. La neutralité des formulations législatives et réglementaires oblige même l’exécutif à constamment rassurer les autres corps et membres de la société qui pourraient être des victimes collatérales ; histoire de bien préciser que seul l’islam et les musulmans sont en réalité visés.

Mais comme la police s’est faite la main dans les banlieues pendant vingt-cinq ans (j’évoque juste ma seule génération), avant d’émouvoir la France « périphérique » des Gilets Jaunes, je dis que tous auront à subir les lois liberticides et sécuritaires mises en place.

L’ère Macron est donc elle-même toute entière une séquence historique, d’autant plus qu’officiellement ce n’est pas la droite et encore moins l’extrême-droite qui est au pouvoir, mais un gouvernement d’origine « centriste »…

Le basculement est devenu indéniable.

MFR : Depuis l’assassinat du professeur Samuel Paty par Abdoullakh Anzorov, les dissolutions de Baraka City, du CCIF, qui ont suivi immédiatement, la série de perquisitions administratives ou « visites domiciliaires » simultanées chez imams, personnalités musulmanes, toi-même, le discours de Macron aux Mureaux et la promotion du projet de loi « confortant le respect des principes de la République » dite « loi séparatisme », il y a indéniablement un nouveau cap autoritaire de franchi, oui, dans la répression par les instances étatiques, mais comment le perçois-tu, le définirais-tu ?

AAY : Je le perçois comme un signal symbolique qui nous est particulièrement adressé, à nous citoyens français de confession musulmane : la fin de la mythologie républicaine. Celle de notre enfance, à chanter La Marseillaise à l’école de la République en croyant que nous étions tous égaux. Nous étions égaux, tant que nous étions invisibles, inexistants, enfants ou immigrés. Ce mirage est en train de finir (?), le réel commence à (ré-)apparaître. Or, cette réalité est une réactivation de pratiques passées, celles que nous avions oubliées ou que nous ne connaissions même pas. Et nous sommes effectivement entrés dans l’âge adulte, et comme des adultes, nous revendiquons, nous assumons, nous demandons des comptes, nous défendons nos droits et libertés.

L’État et ses politiciens opportunistes ont réactivé de vieux logiciels, ils surfent sur toutes les crises, les peurs et les crispations de la société française – et le terrorisme intérieur ou extérieur qu’ils contribuent à nourrir – pour imposer d’autant plus facilement des pratiques dites républicaines, certes, mais de type vichyste et/ou néo-coloniales.

MFR : Tu as écrit : « Dans le système républicain laïc, c’est l’école qui a pour rôle de faire du prosélytisme. » Toi qui considères l’ « école de la République » comme un « séminaire », lieu de catéchisme, ou disons, dans un langage profane, de propagande et de conditionnement, où l’on « forme » les esprits à épouser la norme nationale, comment réagis-tu lorsqu’un collège/lycée tel que MHS, « établissement parisien privé universaliste, acceptant le port des signes religieux », au départ « à éthique musulmane », se voit sommé de fermer ses portes par le gouvernement et ses forces de l’ordre ? Une évidence ? Un aveuglement du projet MHS ?

AAY : L’État républicain actuel est face à un dilemme qui ne démontre pas une situation paradoxale, mais bel et bien une hypocrisie. C’est d’ailleurs un cas d’école juridique, qui peut s’appliquer à peu près partout où les musulmans et l’islam entrent en jeu.

En théorie, la liberté d’enseignement est reconnue à tous, c’est un principe républicain fondamental. N’importe qui dans ce pays est théoriquement libre de choisir où instruire ses enfants, soit la voie publique, soit la voie privée (sous-contrat ou hors-contrat), soit même l’école à la maison.

Or, sous prétexte de lutter contre le «  séparatisme  » – terme spécifique aux musulmans, remake de l’ancien «  communautarisme », abandonné pour ne pas froisser le communautarisme ouvertement assumé de certains français de confession juive, attitude du député François Pupponi, par exemple, qui fait l’éloge de l’aliyah intérieure vers la « Petite Jérusalem » de Sarcelles, tout en se payant le luxe de stigmatiser « l’islamisation des banlieues » – , les services de l’État harcèlent par tous les moyens disponibles les établissements classés ou décrits comme musulmans. D’ailleurs, des déclarations officielles ont clairement affiché une volonté de combattre, de réduire et de limiter les futures ouvertures d’établissements privés musulmans, malgré le droit et la liberté reconnues de le faire.

Bien avant la pratique de Macron et Blanquer, cette position est devenue une constante théorique de l’État depuis Hollande et Najat-Vallaud Belkacem. Ce qui signifie bien que si, en théorie, chacun est libre de suivre l’enseignement de son choix, en pratique, l’État souhaite exercer un contrôle, uniquement et spécialement sur les enfants musulmans. La liberté d’enseignement n’est donc officieusement que pour les autres, même si elle est reconnue publiquement pour tous.

Je pense que dans le cas précis de MHS, d’après les informations dont nous avons tous eu connaissance, c’est peut-être cette étiquette « universaliste », officiellement non confessionnelle, et sa localisation parisienne qui, paradoxalement, leur a été fatale. À un moment où l’État et son gouvernement veulent nommer, veulent stigmatiser, veulent étiqueter, un établissement privé hors-contrat, dirigé par des musulmans, qui promeut une autre vision de l’ « universalisme », dans un style anglo-saxon et inclusif, a été peut-être perçu comme une menace.

L’État républicain ne tolère pas de concurrence dans la conception et la pratique de l’universalisme. Selon sa doxa, en France, seule est universaliste sa version actuelle de la laïcité républicaine. Un autre prétendu universalisme qui serait tolérant, ouvert, « libéral » en acceptant le voile de la musulmane, est considéré comme une atteinte et une remise en cause directe de la version mise en avant actuellement. De ce fait, l’État peut mal percevoir un établissement, dont les acteurs peuvent être musulmans, mais dont la ligne directrice ne se revendique pas ou plus comme confessionnelle. Alors que les lieux confessionnels déclarés comme musulmans sont eux clairement identifiés. MHS a pu être la victime de cette perception floue de la part de l’État et de ses services qui ont souhaité faire le ménage pour mieux visualiser et contrôler le secteur des établissements privés musulmans. Mais on ne peut pas écarter non plus une paranoïa délirante « anti-(pseudo)-taqiya » sous pression gouvernementale, ou un « séparatisme à l’envers » visant à éliminer le seul endroit de ce type à Paris.

Au vu des données dont on dispose, je pense que c’est pour cette raison que la fermeture d’un lieu non confessionnel se présentant comme universaliste, mais dont les acteurs sont étiquetés comme musulmans, est un vrai paradoxe. Toutefois, c’est une explication plausible lorsqu’on comprend le cœur doctrinaire de la République française.

MFR : Selon toi l’État français mène-t-il oui ou non une politique islamophobe ? Es-tu en accord avec l’emploi de ce terme, islamophobie ? Considères-tu que si islamophobie il y a en France, elle ne s’incarne qu’au niveau des individus, dans leurs relations entre eux et non au niveau étatique, ou penses-tu, au contraire, que nous sommes bel et bien en présence d’une islamophobie d’État régulée, d’une persécution singulière institutionnelle d’une partie de la population ?

AAY : Si on définit l’islamophobie par la pratique d’une hostilité à l’islam et aux musulmans, en cherchant à nuire à leurs intérêts les plus élémentaires et légitimes dans ce pays, bien évidemment que les politiques et les législations de ces dernières années ont un caractère islamophobe. Et comme tout bon raciste qui se défend de la pire des manières, l’État et ses représentants peuvent nous répliquer par des « nous ne sommes pas islamophobes, nous avons… nous faisons… » ou en nous montrant leurs « bons musulmans » et leurs exemples de bonne relation et de tolérance avec ce « bon islam », tout comme d’autres racistes présenteraient leur amitié avec leur « bon arabe » ou leur « bon africain ».

Je parle bien de pratique étatique islamophobe claire, mise en place et identifiée comme telle et non pas de croyance/sentiment privé islamophobe. J’ai plusieurs fois expliqué qu’on avait le droit dans ce pays d’être islamophobe, au sens de ne pas aimer l’islam. Et en ce sens, nous avons tous nos petites et grandes « phobies ».

Par contre, la pratique vicieusement islamophobe de l’État, normalement neutre et non-discriminant, de ses politiques ou orientations, institutionnelles ou non, diffusent et cultivent une islamophobie au sein de la population française, indépendamment de ses propres jugements.

Or, très justement, ce qui me préoccupe dans notre démocratie française, désormais classée par les institutions internationales indépendantes comme « démocratie défaillante », c’est que l’opinion publique croit, toujours assez naïvement, qu’elle forme seule et de manière autonome son propre jugement : même si elle sait que les médias sont un prisme déformant ! Nous savons que l’acuité des individus et les formes de résistances personnelles face à l’État sont souvent relativement moins élevées au sein d’une démocratie dans laquelle ces individus se savent libres, qu’au sein d’une dictature où ils se savent contraints. Bernays et Chomsky ont parfaitement analysé ces mécanismes.

En France, la situation est particulièrement préoccupante, voire dangereuse, si on décrypte le rôle crucial des médias, leurs concentrations et leurs proximités avec les hommes de pouvoir. Le tout forme le système politico-médiatique, qui, nous concernant, crée une pensée unique libérant une parole anti-musulmane de plus en plus radicale.

Sous Macron, ce système est en roue libre : l’opinion publique, de plus en plus gavée d’islamophobie médiatique, est prête à soutenir des politiques de plus en plus islamophobes, mises en place par des hommes et femmes qui le sont eux-mêmes de plus en plus, opportunément ou par la légitimité démocratique, cela s’ils ne l’étaient pas déjà par conviction…

L’islamophobie est davantage préoccupante en France qu’ailleurs dans le monde occidental et beaucoup moins tolérable, car non seulement la concentration des médias y est la plus forte, mais aussi par le fait que les musulmans sont systématiquement exclus du débat public, sans aucune possibilité d’apporter une contradiction, et pire, nous sommes un pays fondé sur le principe d’Égalité et non celui de Liberté :

Au nom de l’Égalité républicaine définissant une norme unique, l’État possède encore plus de latitude pour réduire, limiter et contraindre l’espace de liberté des citoyens en général, mais ici spécifiquement des musulmans, écrasés, contraints, exclus, cela sans aucune possibilité de rétablir un rapport de force médiatique et donc une influence citoyenne dans la libre confrontation et défense des idées dans les débats.

La persécution systémique, insidieuse et vicieuse, car ne le proclamant jamais publiquement, devient flagrante sous l’ère Macron. Le seul espace de liberté, dont nous disposons pour nous défendre, sont les réseaux sociaux. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que plusieurs sondages démontrent que les français les plus jeunes sont les moins islamophobes. Mais on comprend aussi pourquoi l’État et ses services se focalisent dessus désormais, afin de casser cette dynamique et de limiter cette alternative.

MFR : Pour répondre, puisque c’est le but de cette interview, à M. Zinedine Gaid, professeur de philosophie au collège-lycée MHS, penses-tu que parler d’État, ou de structures étatiques, et dénoncer leur fonctionnement est un leurre, qu’il s’agirait d’une « pure fiction mythologique  », qu’au final, seuls des individus agissent entre eux ou plutôt, dans les cas qui nous intéressent, les uns contre les autres ? Ou que tout se joue au niveau d’instances supérieures aux individus, qui régissent en définitive leurs comportements et interactions, déshumanisées en quelque sorte ?

AAY : Évidemment, je ne partage absolument pas ce point de vue, ni presque aucun point de vue du professeur de philosophie de MHS.

Énoncer que l’État est « une fiction mythologique » est un grossier déni de réalité (dont j’essaierai d’expliquer les causes).

Il faudrait d’abord se mettre d’accord sur la définition d’État et faire un peu de philosophie politique. C’est quasiment un comble en philosophie de revenir sur cette réalité décrite depuis Platon, qui pensait d’ailleurs que seuls les plus sages devaient être à sa tête.

Ensuite, je pense qu’il y a une confusion entre abstraction et fiction. Je peux concevoir que l’on dise que l’État est une abstraction en soi, un peu comme ce qu’en disait Foucault : « L’État ce n’est pas un universel ; l’État ce n’est pas en lui-même une source autonome de pouvoir ; l’État ce n’est rien d’autre que des faits  » (Michel Foucault, «  La Phobie d’État  », Libération, 1984), mais absolument pas une « fiction mythologique ».

Personne de ceux qui ont fait une critique philosophique de l’État ne l’ont nié en tant que tel, et s’ils l’ont nié, c’est pour mieux définir ce qu’a été sa réalité empirique et préciser sa fonction dans leur propre modèle !

Justement, sur ce point, énoncer que l’État serait une fiction me rappelle ce que Bakounine – anarchiste – en disait, mais en liant et en distinguant seulement État et patrie : « L’État n’est pas la patrie, c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la patrie » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, 1871), et je le rejoins totalement, comprenant finalement l’État comme il le définit lui-même : « État veut dire domination. » (Bakounine, Lettre à la rédaction de La Liberté, 1872)

Et c’est ce sur quoi tous sont d’accord :

L’État est une réalité abstraite, parfois difficile à saisir et à délimiter, mais non pas fictive car existante : il peut agir, il peut naître et mourir, il peut grandir ou diminuer, il peut changer et se transformer, il peut être trompé, manipulé, ou, trompeur et manipulateur, il peut servir ou asservir. Il peut influencer et être influencé, diriger ou être dirigé. Néanmoins, il existe.

MFR : Je considère que les «  outils institutionnels » et les lois sont inspirés d’un esprit, pour paraphraser Montesquieu, qui prend sa source dans les mœurs d’une époque ; les lois sont dès lors constituées pour régir les rapports interindividuels dans un cadre qui émane bien d’une supériorité aux individus pris en tant que tels. Autrement dit, si les mœurs actuelles sont islamophobes, les lois qui s’en inspirent le sont du coup essentiellement, même de manière implicite – on le voit avec la loi dite « séparatisme » où cette fois, on a identifié avec cet alias son véritable objectif (à peine) déguisé par sa nouvelle appellation « loi confortant le respect des principes de la République » ; es-tu d’accord avec cela ?

AAY : Oui je suis globalement d’accord avec ce point de vue, on peut y ajouter les passions qui animent les hommes en démocratie selon Platon et que l’État justement doit juguler.

Le rôle et l’interaction entre les passions et celui des mœurs illustrent une assez bonne définition de la démocratie : une construction permanente, toujours inachevée, mais dangereusement soumise aux tendances, aux aléas du temps, à la versatilité des hommes, et donc au populisme.

Si les mœurs et les passions actuelles vont vers plus d’islamophobie – morale et politique – , les lois républicaines illustrant la volonté démocratique de la majorité le seront fatalement. Pire, quand l’État républicain insuffle, cultive lui-même cet esprit islamophobe, à la fois issu d’une pratique lointaine ancrée dans son Histoire passée, mais aussi fondamentalement liée à une partie vivante et présente de sa théologie politique.

On peut poursuivre notre problématique sur le rôle de l’État, de la société et des individus dans l’islamophobie actuelle, en relisant Émile Durkheim, qui a été très justement cité dans l’interview. Notamment dans  Leçon de Sociologie, il y a un passage qui illustre parfaitement notre sujet : «  L’État est l’organe de la pensée sociale (je souligne). Ce n’est pas que toute pensée sociale émane de l’État. Mais il en est de deux sortes. L’une vient de la masse collective, et y est diffuse : elle est faite de ces sentiments, de ces aspirations, de ces croyances que la société a collectivement élaborés et qui sont épars dans toutes les consciences. L’autre est élaborée dans cet organe spécial que l’on appelle l’État ou le gouvernement… (je souligne) » Inutile de rappeler que cette « croyance que la société a collectivement élaborée » l’est aussi grâce aux médias.

Durkheim poursuit en disant : « Si l’État ne fait que de recevoir les idées et les volitions particulières afin de savoir quelles sont les plus répandues, qui sont, comme on dit la majorité, il n’apporte aucune contribution… Le rôle de l’État, en effet n’est pas d’exprimer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie, une pensée plus méditée et qui par la suite, ne peut pas être différente (je souligne) ».

Ces deux passages expliquent très clairement le système d’interaction entre l’État et la société : ils décrivent même ce que je disais précédemment sur le système politico-médiatique et la relation avec l’opinion publique, tout en montrant et en insistant avec raison sur le rôle moteur et crucial joué par cette « fiction mythologique » qu’est l’État.

Paraphrasant Durkheim, je pourrais dire que notre État actuel a justement le drame d’exprimer « la pensée – islamophobe – irréfléchie de la foule » tout en surajoutant cette islamophobie – morale – , qui n’existait que dans certains secteurs bien précis de la société française et au fin fond de certaines de ses pratiques historiques ; islamophobie qu’il a fini par institutionnaliser avec des lois qui se justifient elles-mêmes au nom de ses propres fondements politiques.

Je crois qu’au fond l’objectif du professeur de MHS, concernant le problème de la relation entre État et islamophobie, en mêlant pèle-mêle opportunément une espèce d’anarchisme, d’atomisme sociologique et d’individualisme méthodique weberien, est finalement d’exonérer l’État républicain de sa responsabilité. Cette fiction inexistante qui ne peut dès lors pas se prévaloir d’une islamophobie institutionnelle qui n’existe donc pas non plus. Pratique.

En lisant cette interview, à son début, pleine de sentiments et d’émotions, j’ai ressenti le profond désarroi, la tristesse et même une détresse, le sentiment d’injustice, l’innocence d’une victime désemparée devant l’arbitraire. Je suis profondément solidaire et je compatis, car nous sommes tous victimes. Je partage la peine, je comprends ce sentiment, sourd et lourd, lorsqu’on subit des abus sans possibilité de recours réel car venant d’un État, alpha et oméga du Droit et de la légalité.

Ce professeur semble décrire ce que j’ai encore énoncé plus haut, et pour paraphraser Max Weber lorsqu’il évoquait le recul des religions traditionnelles au XIXe siècle : nous sentons que notre ami vit en son for intérieur un certain « désenchantement de la République » ; c’est-à-dire, une certaine dissonance idéologique entre croyance et réalité, tel que l’ont vécue les croyants devant la modernité et ses avatars scientifiques remettant en cause les dogmes chrétiens.

Car si « fiction mythologique » il y a ici, c’est bien concernant les croyances et les promesses issues de l’État républicain, non pas coupable de ne pas les tenir, mais pire, de sciemment les trahir. Cependant, être désenchanté ne signifie pas pour autant ne plus avoir la foi, et le professeur de MHS nous le prouve parfaitement par la suite.

Comme l’ont démontré plusieurs études sociologiques (notamment aux USA et dont les hypothèses ont été encore validées par des études en France), les plus défavorisés, les exclus ou les dominés d’une société, notamment ceux qui continuent d’intérioriser et d’assimiler le discours normatif général de l’organisation politico-sociale et de ses pratiques, sont paradoxalement plus facilement enclins à adopter la dite « théorie de justification du système » pour réduire leurs dissonances idéologiques :

« « Les gens s’engagent dans la justification du système (ainsi que dans d’autres formes de rationalisation) afin de faire face et de s’adapter à des réalités injustes ou déplaisantes qui apparaissent inévitables ». Plus précisément, la justification du système permet à l’individu soit de prévenir certaines sources importantes de stress à travers l’impression que « le contexte social est stable, compréhensible, prédictible, cohérent, sensé et juste », soit de faciliter des réponses adaptatives lorsque des situations de stress se présentent, notamment grâce à un sentiment de contrôle renforcé et à la confiance dans sa propre capacité à agir de manière adéquate au sein d’un environnement sensé. » (Guy Elcheroth, Dario Spini, « Classes sociales et jugements normatifs de jeunes français : la justification du système par les défavorisés revisitée », in Cahiers internationaux de psychologie sociale, 2007) 

Cette théorie consiste à dire : par confort intellectuel, par forte conviction personnelle, ou par une volonté de ne pas entrer dans une confrontation idéologique (parfois les trois), qu’en règle générale, le système est structurellement bon, pour ne pas dire parfait, ses dysfonctionnements ne peuvent pas lui être directement imputables, mais sont seulement dus aux erreurs humaines, exceptionnelles et/ou temporaires. S’il y a problème : c’est que nous (dominants et dominés) sommes responsables, nous sommes faillibles, le système est innocent car il est « infaillible ». En somme, une sorte de néo-fétichisme envers la légalité-bureaucratico-régalienne directement issue de la modernité rationalisante.

Et j’ai le sentiment que c’est très exactement ce qui se passe en lisant cette interview. Presque tout sert à dédouaner l’État en pointant la responsabilité de quelques hommes et femmes politiques, mais aussi implicitement et non dit, la responsabilité des musulmans, coupables de certaines tares sociales…

Sur tous ces points, je ne vois fondamentalement pas la différence avec le discours politicien d’un Macron, d’un Damarnin ou d’une Schiappa, et pire, je relis quasiment un article de la honteuse charte du CFCM qui s’interdit de parler d’islamophobie d’État !

Le plus regrettable – mais finalement logique – est que ce professeur se lance dans un désolant et risqué parallèle entre République et islam concernant l’esclavage et le problème de l’abolition. Cela en reproduisant le discours du système de domination idéologique républicain sur la minorité musulmane et son islam. Le pouvoir du « suprémacisme républicain » et de sa pédagogie « punition-exemplarité-récompense » sont ici éclatants.

Le dominé se doit toujours de rappeler la règle et les valeurs qui ont servi à justifier sa propre punition, de montrer qu’il les a parfaitement assimilées. C’est d’ailleurs pourquoi, il a aussi le devoir de croire qu’il n’a été victime que d’une simple erreur.

Ce passage, que M. Gaid nomme « contre-exemple », est révélateur d’une certaine aliénation qui, pour moi, provient du système assimilationniste à-la-française, qui exige une désintégration préalable à l’intégration.

C’est d’ailleurs dans ce passage qu’il me cite.

Selon M. Gaid, le monde musulman « limité  » n’aurait pas aboli l’esclavage alors que la France républicaine, éclairée et progressiste, l’a fait en 1848. Sans évoquer l’énorme contre-sens de la notion d’esclavage dans les sources primaires du Droit islamique, rappelons justement que, bien au contraire, cette pratique avait été officiellement abolie à Tunis par le bey au nom de principes islamiques dès 1846.

A tel point que cela fit réagir Alexis de Tocqueville : « Devons-nous laisser subsister l’esclavage dans un sol où nous commandons  ? L’un des princes musulmans nos voisins, le bey de Tunis, a déclaré que la servitude était abolie dans son empire. Pouvons-nous, en cette matière faire moins que lui ? » (De Tocqueville, De la colonie en Algérie, 1841)

Notons que de Tocqueville ne parle pas d’esclavage pour l’islam, mais, de façon très perspicace, de « servitude » et en effet, il rajoute : « vous n’ignorez pas, messieurs, que l’esclavage n’a pas chez les mahométans le même caractère que dans nos colonies. Dans tout l’Orient, cette odieuse institution a perdu une partie de ses rigueurs. Mais en devenant plus douce, elle n’est pas devenue moins contraire à tous les droits de l’humanité. »

Ce débat de spécialistes pourrait nous emmener assez loin, mais nourri des clichés orientalistes-républicains et de quelques lectures, inutile d’en tenir rigueur ici à M. Gaid, ni d’évoquer les problèmes historiques structurels du fiqh (production humaine limitée) qui se sont accommodées dans le temps de certaines formes «  d’esclavage/servitude  » et ont même permis – par pragmatisme – d’y innover, en parallèle et en porte-à-faux avec l’esprit et les buts finaux de la Shari’a.

Par contre, je ne répliquerai pas ici à un autre déni historique et à une grande confusion : « Ce n’est pas même la France en son essence – son histoire, son passé colonial, chrétien, les croisades, les Lumières, la Révolution, la modernité, la laïcité, ou que sais-je encore – qui aurait un problème intrinsèque avec l’islam (je souligne) », là où des tomes et des tomes d’ouvrages scientifiques sérieux ont largement prouvé le contraire.

Pour ma part, sauf abus de langage, généralisation et simplification, je fais très clairement la distinction entre État français, français et France, trois nuances liées mais très différentes, utilisées à tort et à travers, les unes pour exprimer les autres.

Et j’affirme que l’État républicain français a une croyance et des pratiques politiques spécifiques envers le fait islam et musulman ; ces dernières sont – entre autres – héritées du passé colonial et justifiées par des principes philosophiques très particulièrement sensibles à l’islam, le tout aboutissant à une systématisation de procédures institutionnelles (législatives, réglementaires, administratives) visant particulièrement les musulmans.

Et ce n’est pas parce que ces procédures sont habillement noyées, vernies d’un discours et revêtues d’habits de « neutralité égalitaire » qu’elles sont invisibles : « il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ».

MFR : L’interview sus-citée ne parle pas de République, or dans ton livre De l’idéologie islamique française (Nawa, 2015), les origines de la République et la manière dont finalement celle-ci est devenue, dès sa promulgation, le cadre d’une religion séculière à part entière nommée laïcité, luttant pour sa prédominance et son hégémonie, tiennent une place prépondérante.

Tu écris : « Cette idée d’une République laïque, qui derrière sa prétention de ne favoriser aucune religion, étant elle-même une foi, témoigne d’un étrange conflit d’intérêt spirituel. Voilà une philosophie prétendant ne favoriser aucune religion, alors qu’elle veut s’imposer à tous dans le champ des opinions et des convictions : preuve indubitable de son propre caractère religieux… »

Peux-tu nous expliquer en quoi il est fondamental de prendre en compte ce concept de République comme un système religieux ? et du coup un système en lutte avec les autres qui en sont l’altérité…

AAY : L’un des buts de cet ouvrage était de casser certains mythes fondateurs de la modernité française. Notamment celui consistant à croire que le phénomène religieux ne concernait que les religions traditionnelles, qu’il appartenait au passé, que l’homme moderne et son État s’affranchissait de croyances religieuses, par progressisme et rationalité. C’est dans ce sens où j’explique que la sécularisation n’est qu’un processus de reconfiguration religieuse : les idéologies politiques séculières reprennent à leur compte l’espace abandonné par les religions traditionnelles.

Quand on comprend ce point fondamental, et que l’on étudie méthodiquement l’Histoire du XIXe siècle en France, surtout à partir de la IIIe République, on perçoit assez vite que la laïcité républicaine s’est construite en parallèle et face au catholicisme. Cet esprit catho-laïque, très lointain – et d’ailleurs directement issu du christianisme lui-même – , apparu pour la première fois de manière tangible pendant la Révolution française en 1792, s’est patiemment transformé en nouvelle philosophie, a proposé une nouvelle théologie politique avant de devenir – officieusement – la religion d’État. Je crois de plus en plus qu’elle a été véritablement neutre et libérale tant qu’elle a eu la certitude de régner dans les consciences, et d’avoir la conviction de la majorité des citoyens français, en lieu et place du catholicisme.

Il est difficile de penser autrement quand on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle cherche à s’imposer en tant que croyance dans la conscience privée des musulmans français, et non plus comme simple principe juridique à respecter – malgré l’extension de ses domaines d’application au-delà de ses principes initiaux – , tout cela en heurtant de plein fouet la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

MFR : A ce propos, Sadri Khiari, membre fondateur du Parti des Indigènes de la République, est l’auteur d’un slogan bien connu des militants décoloniaux français : « la République est une religion islamophobe ». Cette idée va-t-elle dans ton sens, quand toi-même stipules : « On voit bien à travers l’Histoire, que cet intégrisme républicain laïc a fait preuve d’un prosélytisme parfois le plus intolérant, et cela, jusqu’aujourd’hui encore…  (…) Toute religion a ses croyants, ses fidèles, mais aussi et surtout ses infidèles, ses hérétiques qui doivent être, en tout état de cause, livrés à la vindicte populaire, par la loi, expression de la souveraineté du peuple » ?

AAY : Oui, c’est à peu près ça, tout porte à croire que nous sommes la cible de cette religion qui cherche à nous convertir de gré ou de force. Elle se fait radicale, voire extrémiste, et elle prend des proportions inouïes en bafouant et contredisant les libertés les plus naturelles. Elle s’accélère, comme si elle cherchait à reproduire les cent ans qu’elle a mis pour déchristianiser les français en dix ans pour les musulmans du XXIe siècle.

MFR : Tu es mis, par M. Gaid, sur un pied d’égalité avec Zemmour qui comme toi considérerait que la France a un « problème avec l’islam » : « Ce n’est pas l’État en soi qui est « islamophobe », ce n’est pas même la France en son essence (…) comme pourrait l’exprimer un Éric Zemmour ou un Aïssam Aït-Yahya –  ; ce sont des individus concrets, localisables, dans des contextes socio-historiques particuliers, qui ont un problème avec l’islam ou en ont fait un problème.  »

En toute honnêteté, te trouves-tu des points communs, idéologiques, avec lui ?

AAY : Je crois que cela fait même deux fois que M. Gaid me compare au polémiste de CNews. Je pense qu’il est assez lucide pour comprendre que je ne suis pas comparable, ni dans le fond ni dans la forme : je n’ai ni la stature d’un Zemmour, ni son pouvoir d’influence, ni son audience, ni ses protections et les garanties qu’on lui offre. Mais surtout, je n’ai pas les droits, les libertés dont il dispose.

Eric Zemmour est un « sur-citoyen », qui jouit de passe-droits et d’une tolérance juridico-politique hors du commun, malgré ses multiples condamnations (et tout récemment des accusations d’agression sexuelle dont il est à peu près certain qu’elles ne lui causeront aucun préjudice). Alors que je ne suis qu’un « sous-citoyen » qui au moindre écart aura à subir les sanctions, la vindicte et l’acharnement, sans aucun laxisme.

Cette comparaison est sûrement un effet de style pour se positionner soi-même, entre deux, dans une sorte de « ni-ni ».

Je pourrais aussi faire de même, en me positionnant entre les perceptions naïves d’un français issu de l’immigration et malmené dans ses croyances envers l’État républicain et son propre père prônant un exil dans son Algérie natale : ni fétichisme franco-républicain, ni fétichisme du Bled.

MFR : Parles-nous par ailleurs du concept de Nation, qui n’est pas approfondi dans l’interview mais qui je suppose a à voir avec ce « problème islam », avec cette obsession pour le «  séparatisme »… Te considères-tu comme un « promoteur d’identité » qui irait à l’encontre d’une identité nationale et en quoi ?

AAY : On en vient à une question très importante et dont ma propre réflexion est constamment approfondie, tant les lignes de ce sujet paraissent ne pas avoir de limites.

Contrairement à ce qui a été dit plus haut, je crois finalement que c’est bien le concept de Nation qui semble être une fiction, bien plus que ne le serait l’État. Mais là encore, il faut savoir de quoi nous parlons : « mal nommer les choses  » c’est effectivement « rajouter au malheur du monde ».

Si on fait du terme Nation une espèce de synthèse issue de trois éléments : État français, France, français, il n’y a que peu de problème à utiliser de manière abstraite le mot. Son usage est simple et l’on sait ce que l’on vise ; de même avec la définition très générale quasi scolaire de Nation désignant l’ensemble des citoyens, ou encore, plus naturellement, celle du lexicographe et républicain Emile Littré, selon lequel la Nation est une « multitude d’hommes d’un même pays et vivant sous les mêmes lois ».

Pourtant, si on réfléchit à une définition plus précise, plus objective, plus concrète, on est paradoxalement obligé de déterminer philosophiquement les contours réels de ce concept. C’est dans ce sens que chercher une autre définition de Nation mène à d’intenses contradictions voire à une impasse. Je suis donc plus à même de croire que toute idée plus approfondie de la Nation n’est que fiction, comme celle de vouloir fixer une identité nationale unique et uniforme. En faisant le tour de cette question, je m’aperçois qu’aucun autre consensus ne pourrait librement sortir de ce débat que celui basé sur un socle commun « a minima ». Seul un pouvoir autoritaire ou totalitaire serait capable de trancher et d’imposer une réponse définitive. Et nous avons dans l’Histoire française des exemples suffisants qui montrent comment le concept de Nation peut être utilisé – par des Républicains ! – pour exclure et éliminer une partie des français, de la Terreur thermidorienne jusqu’au Régime de Vichy.

Même si je ne partage pas grand chose avec sa pensée, je pense que la définition d’Ernest Rénan est un de ces exemples de ce qui s’approche d’une définition consensuelle simple : Nation et identité nationale sont de l’ordre d’un sentiment aux contours sinueux et protéiformes, mais commun à une population née et ayant vécu sur un territoire donné, héritière d’une Histoire, mais aussi d’une expérience qui lui est propre.

Ainsi, je pense qu’il y a bien une identité musulmane française, comme il y a une identité antillaise ou basque. Elle a en elle des choses qui lui sont spécifiques et des choses qu’elle partage avec les autres français. Et plus intéressant ou alors plus complexe, ces éléments qui lui sont propres, ne sont pas forcément des éléments musulmans totalement compatibles avec d’autres identités musulmanes, ailleurs dans le monde.

Le socle religieux islamique peut être commun avec d’autres musulmans du monde, tout en ayant en propre une spécificité bien française. C’est toute la complexité de notre état actuel. Et c’est d’ailleurs aussi pourquoi la fameuse « hijra » est une expérience difficile à vivre et à réussir pour beaucoup de ceux qui l’ont tentée : non pas par attachement envers la CAF comme ironisent certains.

MFR : Venons-en à la question de la race. Tu ne t’exprimes pas tant que ça sur le sujet, voire pas. Considères-tu que nous sommes, en France comme dans le monde, dans une situation de guerre de races, grille d’analyse qui nous permet de penser un monde régit par l’impérialisme, comme la guerre des classes permet d’expliquer le mode de fonctionnement du capitalisme ?

Du coup, considères-tu l’islamophobie, qui motive une véritable guerre intérieure et extérieure contre les musulmans, comme une manière de désigner un racisme envers ceux-ci, un racisme « fardé » pour paraphraser Fanon – «  Le racisme n’ose plus sortir sans fards. Il se conteste. Le raciste dans un nombre de plus en plus grand de circonstances se cache » (in Racisme et culture, 1956) – un racisme d’ordre idéologique et culturel, à la différence du racisme vulgaire anti-arabes, et par conséquent une manière d’affirmer sa suprématie raciale, à l’heure où l’on parle volontiers de la montée des « suprémacismes blancs ».

AAY : Le point sur lequel je rejoins, un peu plus, notre interviewé, c’est qu’effectivement le projet républicain français, même si on utilise la formulation de religion républicaine, n’est pas en soi raciste. On le perçoit dés 1792.

La République, en tant qu’idéologie est anti-raciste par nature. Là où il y a confusion, celle qu’elle s’est justement très (trop) bien accommodée de ce fameux racisme moral existant au sein de la population française.

En ce sens, elle a opportunément suivi et s’est mise au diapason de ce racisme quasi-naturel au sein de la société du XIXe, jusqu’à sa « décroissance » au XXe siècle. Elle a pu donc en profiter, comme elle a pu aussi le cultiver quand il y avait un intérêt – colonisation – , elle a pu fermer les yeux pendant très longtemps sur des situations héritées de contextes clairement racistes. Mais le cœur de son idéologie n’est pas raciste. Aujourd’hui encore, lorsque l’on observe à la loupe la configuration politique, économique et culturelle de la société française antillaise, on remarque qu’elle est encore marquée par les stigmates du système esclavagiste raciste, presque deux siècles après son abolition. La République française « parisienne » s’en accommode assez bien… si bien, d’ailleurs, que la résurgence actuelle d’un néo-racisme et de nouvelles formes plus insidieuses, ne lui pose structurellement que peu de problème. En somme, si le fond de la République n’est pas raciste, sa forme peut facilement l’être.

Pourtant même si le fond de l’idéologie républicaine, universaliste et humaniste, est anti-raciste par nature, nous avons parfaitement le droit d’affirmer et de lancer l’accusation de racisme d’État, de négrophobie d’État ou d’islamophobie d’État : ces formes existent par défaut, par dédain, déni ou mépris, exprimées par la pratique politique réelle – historique et empirique – de cet État dit républicain, par le manque de vigueur à combattre soit les résidus, soit le développement du racisme actuel. Formes racistes, donc, par absence de volonté politique de mettre fin, ou de corriger certaines situations héritées de l’Histoire, absence de volonté politique de corriger, punir et transformer certains corps de métiers dans lesquels le racisme moral prospère (police et armée) et où le racisme politique peut facilement se bâtir en démocratie. Ce laxisme, cette timidité à sévir contre certains fonctionnaires, à contrôler certaines institutions et administrations, cette tolérance envers certaines pratiques et discours publics, peuvent être légitimement compris comme une sorte de cautionnement, et donc, comme du racisme institutionnel. Mais encore une fois, comme d’un point de vue philosophique et idéologique, il n y a pas de racisme républicain au sens vulgaire du terme, je préfère donc parler de néo-racisme.

C’est la raison pour laquelle je m’attarde beaucoup plus sur les questions politiques réelles que masquent ces questions dites raciales. Tout est fondamentalement politique, même la race.

Effectivement, je suis d’accord avec l’idée que ce néo-racisme républicain est désormais de type idéologique, comme le suggère Fanon.

Pour moi, l’universalisme républicain laïc est en soi un suprémacisme idéologique : là est le point de convergence entre ces deux formes de racisme, mais aussi, leur différence. Le suprémacisme républicain français ne supporte pas sa contestation idéologique et politique, qu’on lui expose ses failles, qu’on remette en cause les fondements de ses philosophies politiques, ni ne tolère l’émergence de groupes organisés sur des bases d’affiliations ethnico-idéologiques qu’il perçoit automatiquement comme une menace.

Par exemple, sa mise en concurrence avec le modèle anglo-saxon libéral – avec une autre forme d’universalisme républicain – lui est particulièrement insupportable.

Et si j’ose poursuivre la comparaison, l’universalisme français réagit de la même manière qu’un suprémaciste blanc devant une personne de couleur ou « métissée » : se considérant comme un modèle largement plus « pur et supérieur » qu’une forme multi-culturelle « métissée  »…

Sa lutte actuelle contre certaines minorités dites « racisées » est à rapprocher de sa longue lutte contre certains régionalismes et revendications culturelles en Métropole ou en Outre-mer. L’esprit jacobin, uniforme et égalitariste, de la République française est raciste envers tout ce qui ne lui ressemble pas politiquement, ni ne se soumet totalement à sa domination idéologique, ni ne reconnaît sa supériorité : c’est ici qu’est la véritable question raciale française. Et c’est pourquoi il se retrouve aussi bien à gauche qu’à droite.

A la différence que, concernant les minorités musulmanes ou dites « racisées » en Métropole, c’est la perception de celles-ci comme étant de nature étrangères et non endogènes qui rend plus radicale et raciale cette question. Et on retrouve ici le point de convergence de ce néo-racisme politico-idéologique, avec la xénophobie et le racisme traditionnel.

On perçoit assez bien que l’État ne lutte sensiblement pas de la même manière contre les musulmans, leurs particularismes ou identité, comme il a lutté auparavant, par une politique d’inclusion et de séduction, contre les corses ou les kanaks – tout en réprimant d’un point de vue sécuritaire leur terrorisme ou actions armées.

Tout ceci ne voulant donc pas signifier que les anciennes formes de racisme n’ont plus aucun lien avec l’État. La sournoise transformation de cet ancien racisme, anti-arabe, anti-africain et xénophobe, en une espèce d’islamophobie prônant l’uniformité d’une identité nationale, la défense d’une vision (très) particulière de la Nation est justement le néo-racisme parfaitement toléré par l’État républicain et laïque : car il se donne une apparence plus politique que raciale.

Pourtant, je pourrais utiliser ici une autre image assez facile à comprendre : la laïcité, c’est la neutralité, c’est une forme d’invisibilité quasi « incolore », c’est donc aussi une sorte de « blanchitude politique» qui ne tolère pas d’autres « négritudes idéologiques » …

On comprend aussi pourquoi de véritables racistes ont pu facilement se cacher, hier comme aujourd’hui, derrière cette forme d’idéologie républicaine bien française. Chez eux, l’assimilation est pensée comme francisation, mais est perçue comme « blanche », de mœurs, de culture, et/ou de peau.

MFR : «  La « question musulmane » est une « question juive » irrésolue » : un avis ? Légitimes-tu ce type de parallèle voire de comparaison entre « question juive » et « question musulmane » du point de vue d’un refus fondamental – d’ordre religieux ? – d’ « assimilation » de ces communautés, à des degrés divers ? Que penses-tu, même si tu l’as développé dans ton livre notamment, de cette obsession nationale envers le fait que musulmans – mais aussi juifs, catholiques, protestants, tous dans le collimateurs de la loi « séparatisme »… – placent en définitive une loi divine au dessus des lois humaines ?

AAY : Selon moi, l’islamophobie peut être une « question juive irrésolue  » dans la mesure où elle ressemble sous bien des aspects à une forme d’antisémitisme actualisé. Toutes les formes de l’antisémitisme se retrouvent jusqu’à la caricature dans l’islamophobie, et même jusque dans ses délires complotistes. Et d’ailleurs, les conclusions de Qui est Charlie ? d’Emmanuel Todd nous poussent à confirmer que l’islamophobie n’est qu’un antisémitisme républicain acceptable. Cela ajouté à un complotisme républicain respectable : la « stratégie des Frères musulmans pour prendre le pouvoir » vs « Le Protocole des sages de Sion », les « Réseaux salafistes qataro-saoudiens » vs « la Pieuvre mondiale juive de New-York à Moscou », « l’islamo-gauchisme » vs « le Judeo-bolchévisme » …

Pourtant, de grandes différences subsistent. Comme je l’ai dit plus haut, l’universalisme républicain est non raciste par nature, et mis à part l’exception de Vichy, la République n’a jamais été antisémite, ni même anti-judaïque, contrairement à une partie de la société française.

La singularité du « fait juif » est qu’il vise à la fois le religieux et la race ou l’ethnie : je pense que cette double signification, cette double identité, tout en étant unique, est ce qui a pu être profitable ou nuisible aux juifs dans l’Histoire moderne de la France. Cette imbrication leur donne la possibilité de protéger leur forte identité religieuse en la mettant derrière leur identité ethnique, elle-même défendue par l’anti-racisme républicain (c’est clairement le cas aujourd’hui). Par contre, même totalement sécularisés, non pratiquants, émancipés et totalement assimilés aux mœurs françaises, croyant être devenus « invisibles » au sein de cette société, cette affiliation juive – malgré l’assimilation – ne les a pas protégés et a pu leur être fatale quand la République s’est faite raciale.

Donc il est déjà inutile de digresser plus en avant, car la relation entre la République et le « fait juif  », qui d’emblée a été biaisée par la singularité de leur particularisme, fausse toute comparaison possible avec une identité musulmane actuelle : identité à la fois non ethnique et parfaitement visible, par l’origine (arabo-africaine-turque etc..) ou par la pratique (voile ou barbe), soit exactement l’inverse du fait juif.

Mis à part l’antisémitisme traditionnel de pans entiers de la société française – à relier avec ce que je disais plus haut concernant son racisme historique « naturel » – , ou les formes que prennent cette hostilité/haine, il y a peu de points communs réel entre les deux situations.

L’autre grande différence est qu’avec l’actuelle islamophobie, non seulement nous retrouvons une partie de l’ancien racisme moral antisémite dans le discours des élites médiatiques et politiques actuels concernant l’islam et les musulmans, mais surtout, nous avons L’État et le gouvernement qui sont des acteurs/moteurs de cette islamophobie.

Pendant toute la période de la IIIe République, malgré le virulent antisémitisme qui a pu se déchaîner avec toutes libertés (La libre parole, de Drumont), jamais l’État républicain – Vichy exclu – n’a pris de mesures réglementaires et législatives qui retraduisaient, publiquement et « démocratiquement » cet antisémitisme.

De plus, il ne faut pas oublier l’important facteur et impact de la géopolitique du monde arabo-musulman qui surajoute une pression supplémentaire sur les musulmans français que les juifs français n’ont pas connu avant 1939.

On pourrait donc faire le bilan des points communs et différences pour finalement rester sur un constat assez mitigé.

Au final, je pense que la Seconde Guerre Mondiale, la Shoah et Israël ont artificiellement résolu la « question juive » en France, d’abord par le poids de la responsabilité mais aussi et surtout par le rapport de force qui a très largement évolué. C’est pourquoi cette « question juive irrésolue » s’est finalement recyclée dans l’islamophobie ou le dit « racisme anti-musulman ».

MFR : Comment nous imagines-tu sortir de l’impasse de la haine anti-musulmans, et de l’offensive laïciste, que ce soit en France ou même au niveau mondial, qui s’inscrit désormais dans les lois – implicitement ou explicitement ? Est-elle vouée à durer et à s’intensifier encore davantage ? Comment vaincre cette haine, ce rejet viscéral et obsessionnel de l’altérité, cette névrose nationale ? politiquement ? moralement ?

AAY : C’est la question bonus de fin !

En politique tout est rapport de force.

La communauté musulmane française malgré le fantasme de son poids démographique, ne représente pas une communauté organisée, capable de tirer avantage ou profit de sa situation et de son potentiel. Son prétendu communautarisme n’existe que par défaut, entassé dans les banlieues et autres quartiers pour des raisons socio-économiques plus que par la pseudo-volonté de se « séparer » ou de vivre en communauté. La création d’établissements scolaires musulmans, autre exemple, n’a débuté qu’en réaction à l’interdiction du voile en 2004…

Tout est de l’ordre de la réaction ou de la fatalité sociale et économique, très peu d’initiatives sont le fait de la propre volonté des membres de la communauté musulmane française, ou d’une quelconque planification réfléchie.

Une des premières choses est de régler au plus vite le problème de la représentation officielle des musulmans de France : je pense que nous devons renverser et éliminer les instances mises en place par le ministère de l’Intérieur. Nous devons en finir avec le CFCM et ses organes.

Ne plus avoir aucune tolérance envers ces indigènes parachutés pour nous représenter et parler en notre nom. La plupart ne sont pas nés en France, tout comme les native informants ou certains politiques qui font carrière dans les différents partis ou gouvernements en mettant une illusion de couleur et de mixité dans la représentation politique nationale : tous se soumettent d’autant plus facilement qu’ils sont de nature étrangère et donc redevables ou simplement opportunistes. Ce qui n’est généralement pas le cas des natifs français, indépendants, revendicatifs et librement critiques.

L’existence du CFCM est le symbole de notre impuissance politique, le verrouillage par le haut de toute possibilité de s’émanciper librement.

Ce point est crucial car l’État, ses services et les politiques, doivent avoir en face d’eux un vrai interlocuteur, ayant une véritable légitimité « démocratique » pour une négociation sincère, un échange, une confrontation réelle des points de vue et des intérêts : c’est ce qu’on appelle le débat public et citoyen.

Ceci, de la même manière que l’État peut débattre et échanger avec n’importe quelle représentation du corps social, des syndicats aux partis politiques jusqu’aux groupes défendant des intérêts collectifs particuliers. Aucun écologiste ou chasseur, juif ou catholique, ne pourrait accepter que le ministère de l’Intérieur nomme lui-même ses interlocuteurs chargés de le représenter. Cela n’existe nulle part et serait inacceptable pour n’importe quel citoyen.

Cela rejoint une autre réalité bien française.

Sa politique intérieure musulmane rejoint parfaitement sa politique extérieure. Elle impose, protège et ne dialogue qu’avec des pouvoirs autoritaires ou dictatoriaux sans aucune légitimité populaire, qui ne lui font pas d’ombre et qui vont dans son propre sens, avalisant d’abord ses propres intérêts.

Les potentats arabes ou le CFCM sont de même nature : inféodation, soumission, aucun courage, aucune volonté de défendre les intérêts réels de leurs affiliés, qu’ils soit « peuple » ou « coreligionnaires ».

L’État français et son gouvernement ont toujours apprécié ce type d’interlocuteurs, car ils savent parfaitement qu’avec d’autres responsables, ils devrait réellement négocier, transiger, se défendre d’égal à égal : en somme, faire de la vraie politique. Ce qu’ils n’ont ni l’envie, ni les moyens, ni intérêt à faire. Ils veulent simplement profiter d’une rente de situation et d’une position de force (artificielle), facile sans efforts.

Cette cohérence entre politique intérieure et extérieure n’est pas une vue de l’esprit, elle est toujours parfaitement visible en France, pays qui regroupe tous les plus parfaits cas d’école introuvables ailleurs ! Je pourrais illustrer cet argument avec la haine de la part des élites médiatico-politiques françaises que suscite un Erdogan qui, sans aucun complexe, défend les intérêts géopolitiques de la Turquie avec une politique dite néo-ottomane – parfaitement légitime d’un point de vue turque – et l’animosité du gouvernement envers les fédérations musulmanes turco-françaises qui défendent leur propre intégrité en refusant de signer la Charte des imams.

L’État français ne supporte que ceux qui s’écrasent et se soumettent à ses dictats, à son modèle et à ses pratiques, en ne le remettant nullement en cause. Du Maghreb à l’Égypte en passant par l’Arabie et les Émirats ou le CFCM : le bon arabo-musulman est celui qui soit nous imite et nous prend pour modèle en ayant les mêmes amis/ennemis, soit fait ce qu’on lui demande, soit ne revendique rien et ne nous fait pas d’ombre.

Tout est donc toujours une question de rapport de force politique, à l’intérieur comme à l’extérieur.

C’est d’ailleurs pourquoi la mobilisation internationale, les appels au boycott, la presse anglo-saxonne, l’investissement de musulmans d’Occident ou d’ailleurs sur ce qui se passe en France, a eu un effet immédiat en faisant réagir le gouvernement. Macron lui-même a répondu à un journaliste américain après un simple article, du jamais vu dans une démocratie occidentale !

Il s’est ensuite empressé d’obtenir une interview – très complaisante – chez Al-Jazeera, que l’on a connue plus « puncheuse ». Tout cela montre la fragilité et la frilosité de la position française qui ne peut pas et n’a pas les moyens de résister à la pression et de défendre sa politique actuelle. Au cœur de l’Europe, cette politique singulière de la France est encore plus flagrante.

Je suis parfois dubitatif quand j’observe les grandes orientations, les évolutions politiques et sociales, les projets et programmes politiques concernant l’islam et les musulmans dans ce pays. Je n’arrive pas à comprendre, ni à apporter de réponse sur le but et la finalité. Où tout cela nous mène-t-il ? Tout est fait comme pour pousser à bout tout le monde et ne contenter en plus personne. A se demander : que recherchent-ils ?

Personnellement, je ne suis pas complotiste, ni ne pense qu’il y a des responsables qui veulent nous emmener vers un chaos. Car personne ne peut probabiliser les événements futurs pour tirer bénéfice d’un chaos immaîtrisable par nature. Mais ne pas voir ni comprendre que cette politique est absolument contre-productive et qu’elle peut nous diriger vers des lendemains très incertains pour tous, c’est très étonnant. La récente tribune dite « des généraux », est encore un parfait signe de l’exceptionnalité de la situation française et de sa démocratie défaillante.

Plus qu’un complot donc, je pense que nous avons surtout affaire à des idiots, haineux, aussi opportunistes qu’incompétents, n’ayant qu’une vision à court-terme, et ne réfléchissant pas aux conséquences futures de leur politique pour la France et les français.

Je n’ai pas vraiment de solution toute prête pour sortir de ce piège, c’est une combinaison de facteurs internes essentiellement, et externes accessoirement, qui pourra modifier la structure de ce que nous sommes en train de vivre. Une mobilisation des musulmans français et des forces vives de la communauté nationale est nécessaire pour bâtir un consensus viable et durable.

Mais, il ne faut pas se leurrer ni se mentir, l’extrême-droite (la vraie !) arrivera très certainement au pouvoir en France, à court ou moyen-terme, et je pense, quitte à choquer certains : mieux vaut tôt que tard.

MFR : Aurais-tu pour conclure quelque chose à répondre à quelqu’un qui cite Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » après les précisions qu’il nous a fallu apporter ?

AAY : Non pas vraiment, si ce n’est qu’au final, MHS, universel ou confessionnel, Égalité ou Liberté, mal nommer les choses ajoute sûrement au malheur en France…