La bête immonde
Contre l’antisémitisme, on peut se tenir bien, comme le chantait Léo Ferré dans les Anarchistes, bras dessus, bras dessous mais jamais joyeux. Seulement debout.
Au début des années 2000, on assistât à une libération de la parole antijuive. A gauche, nous fumes alors peu nombreux à réaliser l’ampleur du désastre à venir. Car les mots, disait Sartre sont des pistolets chargés. Et au bout des mots, il y eut des meurtres.
Aujourd’hui comme pendant la manif Jour de colère de janvier 2014, l’antisémitisme n’a plus d’alibi. “Juifs casse-toi la France n’est pas à toi” criaient alors les adeptes de Soral et Dieudonné dans une triste préfiguration. La cause palestinienne, plus orpheline que jamais, ne sert même plus de paravent à la haine. Cimetières et pierres tombales profanées, graffitis haineux mais aussi slogans et banderoles faisant référence à la banque Rothschild, sont devenus quotidiens. Et puis ces scènes qui suscitent effroi et dégoût mêlés; Finkielkraut pris à partie par une meute pogromiste, Ingrid Levavasseur, une Gilets jaunes qui avait eu l’outrecuidance de se rêver porte-parole, bousculée insultée; puis traitée de sale pute… la haine misogyne, la haine antisémite, la même….
Bien sûr les paroles sont confuses comme ceux qui les profèrent; du vert, du noir, du rouge et beaucoup de brun, ils peuvent traiter une “goy” de “sale juive” et leur antisionisme un peu bancal suggère à un Juif, oh combien français, de “rentrer” à Tel Aviv…
Mais cette confusion et cette bouillie idéologique sont aussi une des signatures de l’antisémitisme et du fascisme des adeptes de Soral et Dieudonné.
Le virilisme esthétique d’une posture rebelle qui fut aussi celle des jeunesses hitlériennes, le remplacement assumé de l’émancipation par l’affranchissement est leur marque de fabrique. L’antisémitisme est ce tabou suprême qu’on se plait à dynamiter.
On se lâche et on jubile de ce lâchage. Tellement en phase avec l’air du temps.
L’antisémitisme représente un forfait illimité, un “all included” du déchainement, une jouissance de la destructivité. Plus qu’un synonyme, il est l’un des noms propres de la haine. Et pour eux: un programme.
Soral, Dieudonné et leurs milliers d’adeptes… les principaux pourvoyeurs d’antisémitisme dans notre pays, ceux que dans un moment de grande étourderie, les dénonciateurs du nouvel antisémitisme avaient tout simplement oublié de mentionner dans leur tribune…
Il en aura fallu de l’ignorance et de la mauvaise foi pour méconnaître que leur poison complotiste faisait bien plus de mal à notre jeunesse que les versets du Coran…
Les spécialistes de l’ “antisémitisme musulman” se sont faits désormais plus discrets. Mais alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que, à l’extrême gauche, on fustige avec soulagement ce bon vieil antisémitisme “national”, les voilà aussi indulgents envers ces “débordements” qu’ils l’avaient été envers l’antisémitisme islamiste.
L’amour des étrangers ou celui du prolétariat a décidément bon dos…
Bien sûr, cette haine-là est loin de constituer l’expression privilégiée des Gilets Jaunes et de leurs revendications. Mais si l’on se doit de rejeter l’amalgame, c’est comme condition de la vigilance, non comme fin de non-recevoir.
Car seule la condamnation claire et ferme de ces actes aurait pu permettre qu’on les qualifiât de “périphériques”. Or le mouvement de colère populaire qui défile depuis des mois s’en est hélas largement épargné.
La complaisance envers la haine, considérée comme marque d’authenticité et cœur de la révolte, le refus, de toute forme de responsabilité et de représentativité font accueil plutôt que barrage à l’antisémitisme mais aussi aux discours racistes, misogynes et homophobes.
Car les mots renvoient aussi à des imaginaires. Les slogans brandissant le “peuple réel” contre les élites mondialisées et hors sol, la finance cosmopolite, l’argent roi, la domination mondiale insaisissable se confondent avec l’imaginaire antisémite. Celui-ci, depuis longtemps, parle de la domination mondiale, occulte et abstraite de la… juiverie internationale*.
Paresse éthique et paresse intellectuelle vont souvent de pair dans le discours populiste. Quand on s’épargne une critique politique du système capitaliste pour lui préférer l’anagramme “antisystème” c’est souvent le nom juif, parfois inconsciemment qui est alors convoqué.
L’antisémitisme s’est réveillé depuis de longues années déjà. Longtemps il y eut déni, des enfants tués à bout portant suscitèrent moins de mobilisation que des graffitis et autres profanations.
J’ai raconté * avec d’autres cette solitude terrifiante quand nous marchâmes presque seuls pour Ilan, Sarah, Myriam, Gabriel Arieh, Jonathan et les autres …
Ma génération tombait de haut, de tous les ” plus jamais ça ” qui avaient émaillé nos manifs. On croyait comme notre cher Rachid Taha ” que c’était fini et voilà voilà que ça recommence ” …
Depuis des semaines, l’antisémitisme hante les manifestations. Il est ce fantôme que le roman national français croyait avoir congédié. On n’aime ni les fantômes, ni les mauvaises nouvelles. Ni ceux qui en sont, malgré eux, les porteurs.
La tentation de fermer les yeux sur l’antisémitisme pour ne pas lui faire de place fut un des noms du déni. Comme s’il convenait de ne pas réveiller un monstre, fut-ce pour le dénoncer. Comme si au-delà de l’apparent déni gisait une claire conscience de ce qu’est cette catastrophe de l’âme. Comme s’il s’agissait aussi de se protéger contre ce Mal dont Freud décelait la présence dans toute culture, tout groupe humain tout individu*. Ce Mal increvable dont ni la rédemption chrétienne, ni le messianisme communiste ne sont venus à bout, préférant souvent effacer le nom juif plutôt que la haine qu’il suscite.
Mardi 19 février, nous fumes nombreux.ses place de la République. On aurait pu défiler contre l’antiparlementarisme mais on sait aussi que le rejet du politique s’est alimenté de sa propre démission. On voudrait défendre la presse et les journalistes mais on n’ignore pas le discrédit que certains médias auront aussi alimenté.
On s’est rassemblé contre l’antisémitisme car la haine du nom juif, par une sinistre élection semble résumer et concentrer les autres maux, comme si le nom juif était bel et bien le nom d’une responsabilité ou d’une démission.
L’antisémitisme est cette “mauvaise nouvelle”, il vient rappeler l’un des noms de la haine de l’humain envers l’autre humain.
Il est ce dragon à 7 têtes qu’il nous faut sans cesse combattre tout en sachant qu’il ne sera pas terrassé.
Il est cette désillusion propre à doucher les enthousiasmes. Le reconnaître, le dénoncer, le combattre sont la condition de la dignité, celle qui nous autorise à parler de résistance voire de transformation sociale. Celle qui nous permet de rester debout.
Il n’est pas impossible que cette prise de conscience douloureuse, comme une solitude en partage commence enfin à émerger.
Et si un jour ” on était plus qu’un sur cent “, il n’est pas inenvisageable que la fraternité prenne enfin la place de la mélancolie.
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