Missak au Temple des Âmes Vides.

in A la une/Mémoires Vives by

Quand j’erre dans les rues d’une métropole,
Toutes les misères, tous les dénuements
Lamentation et révolte l’une à l’autre.
Mes yeux les rassemblent, mon âme les loge
Je les mêle ainsi à ma souffrance intime
Préparant avec les poisons de la haine,
Un âcre sérum-cet autre sang qui coule, Par tous les vaisseaux de ma chair de mon âme.

 

La dernière fois que je me suis récité ce poème de Missak, qui est un camarade, alors je l’appelle par son prénom, c’était le jour de l’enterrement de Nahel. Comme nos frères sont  tous de dangereux barbares, même le jour de leurs funérailles, on met la ville sous cloche, comme si elle retenait son souffle devant nos fureurs incompréhensibles, comme si même les larmes pour les morts étaient des fleuves d’acide. Il n’y avait plus de bus à Nanterre, il fallait marcher de la Défense jusqu’au cimetière, de longues côtes interminables et ces pancartes qui indiquaient le Mont Valérien.

Et l’ombre de Missak avec soi pour accompagner celle de Nahel. Missak, immigré rageur au visage taillé à la serpe, que les Français trouvent beau seulement maintenant. Il avait une tête de basané, Missak, pourtant. En ce temps-là, ça valait bien une barbe, cette tête-là. Dans les années 30, les gens convenables devaient frissonner devant son regard noir sous des sourcils épais lorsqu’il errait les poings serrés en rédigeant intérieurement des tracts incendiaires. Ce sont ces  mêmes honnêtes gens qui se presseront au Panthéon cette semaine pour le caresser comme un fétiche prisonnier de leurs fantasmes.

Missak devenu leur immigré modèle, parce que Missak est mort et ne peut plus jeter ses poèmes de communiste révolutionnaire à la tête des imposteurs.

Missak épargné par la loi Darmanin, Missak sur qui la France a suffisamment craché pendant sa vie et au moment de son assassinat pour qu’elle puisse si longtemps après faire croire qu’elle l’a aimé, elle qui regarde au mieux placidement Missak qu’on assassine cent fois par an, ensanglanté sur les barbelés de l’Europe forteresse, noyé dans la Méditerranée, ou étouffé dans un camion à Calais.

Il sera bien seul, Missak au Panthéon, là où la bourgeoisie macroniste n’a même pas daigné y amener aussi ses camarades de combat. Quand il y en a un ça va, disait Hortefeux. A partir de trois, c’est une association de malfaiteurs à caractère terroriste. La M.O.I, quoi.
Et on a beau s’en fiche, cela fait de la peine, Missak au Panthéon, cet antre glacé de la mémoire morte. On l’aurait préféré avec Nahel, ou avec Rémi Fraisse, ou avec n’importe lequel des nôtres abattu par le pouvoir en place, il aurait eu des histoires à entendre et à raconter.
Ça fait de la peine, cette cérémonie qu’il aurait croisée en crachant par terre, le frère communiste plein de haine, à cause de tant d’amour pour les siens, les ouvriers immigrés exploités jusqu’à l’os littéralement, toutes ces âmes entravées trop fatiguées pour écrire, quand tant de bourgeois publient des sottises. Missak au Panthéon et pourquoi pas chez Gallimard avec Céline,tant qu’on y est, lui qui s’est tant battu pour que des ouvriers osent écrire dans sa revue communiste arménienne, qui y mettait plus d’énergie que pour y avoir des auteurs célèbres.

Missak au Panthéon, mémoire jalousement emprisonnée et  gardée, que celle-ci n’aille pas se répandre dans les enterrements de nos petits frères, dans les émeutes révolutionnaires.

Missak enfermé par ceux qu’il voulait renverser, par les héritiers des notables qui ont voté des lois racistes sous la République puis ont déroulé le tapis rouge à Pétain, Missak aux mains de Darmanin.
Et toute une partie de la  gauche déjà perdue et défaite, qui au lieu de revendiquer les siens, au lieu de hurler que Missak est à nous, et qu’il n’a rien à faire sous les ors sombres d’une République qui vire au brun,  ne cesse de demander que d’autres camarades morts entrent au Panthéon où nos jeunes militants ne vont jamais. Qui visite le Panthéon, en 2024, à part des touristes qui trouvent ça moche. Personne, sauf le jour de cérémonies officielles où Macron vole les mots des résistants, la bouche encore pleine des saletés du programme de Le Pen. Entouré de courtisans appointés pour parler droits humains avec celui qui les foule aux pieds toute l’année, spécialistes autorisés d’une résistance qu’ils n’ont jamais pratiquée , et qu’ils se contentent de conjuguer au passé, pour vendre des bouquins.

Missak est à nous pourtant. Comme le sont les autres camarades de la MOI. Missak est à tous les ennemis intérieurs qui errent dans les rues de la métropole, traqués, stigmatisés, assassinés, exploités, affamés. Missak, surtout,  est aux mauvais immigrés, maudits sur cent générations, toujours d’ailleurs, par le cœur. Les immigrés politiques, pas les gentils et reconnaissants, les méchants, ceux qui à peine le pied posé sur le sol français, et même sans papiers commencent déjà à revendiquer. Missak est à nous, les métèques qui ne se mêlent pas que de leurs affaires, mais de celles de la patrie qui les rejette. Missak est à toutes celles et ceux qui ne disent pas merci, mais « Au nom de tous les miens je veux et j’exige. »

En vérité, Missak est à tout le monde, sauf à ceux qui osent aujourd’hui l’enfermer au Panthéon. Et à ceux qui applaudissent avec des mines compassées un héros qu’ils auraient détesté vivant. Qui peut croire que Missak Manouchian, survivant d’un génocide, combattant communiste internationaliste aurait été aux côtés de ceux qui assassinent en Palestine ? Qui peut croire que Manouchian aurait accepté de voir sa mémoire utilisée par des occidentaux qui prétendent qu’on doit bombarder des hôpitaux pour éradiquer l’engeance, et que même les malades, les enfants et les vieux doivent être tués parce que le peuple tout entier est terroriste ?
Qui peut croire que Missak, en ce temps où le fascisme est aux portes du pouvoir et a déjà plus d’un pied dedans, aurait été au milieu des conservateurs qui préfèrent Le Pen à la gauche radicale ?

Qui peut croire qu’en 2024, Missak serait allé à son propre enterrement de première classe, lui le passager clandestin assumé ?

Pas grand monde et puis on ne devrait être ni triste, ni fétichiste. Des Missak, il y en a toujours dix mille dans les rues de Marseille et de Paris. Missak, abattu par les nazis n’était personne quand il a refusé joyeux de se laisser bander les yeux pour affronter la mort, dernier geste de partage avec les camarades, dernier instant de liberté qui valait bien cent ans de vie de ceux qui l’ont laissé tuer. Missak n’était personne qu’un métèque barbare haï par la France fasciste quand il est tombé, et ceux qui auraient brandi sa photo et celles de ses camarades comme étendard auraient été condamnés pour apologie du terrorisme, dans l’indifférence générale.
Rien ne change en France, sauf les jours de révolution mondiale. Quand les jeunes immigrés et dangereux poètes commencent à faire trembler, de leur seul regard, le bourgeois qui va chez Gallimard acheter Drieu dans la Pléiade après avoir pleuré des larmes de crocodile sur la Résistance, devant des tombeaux officiels vides de Sens.

PrecairE, antiracistE