"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

« Vous connaissez Michéa ? » : quelques rappels fondamentaux à propos de l’idéologie du site Ragemag – Ragemag Episode 1

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À la veille d’une élection présidentielle marquée par l’affirmation de thématiques électorales issues de la droite identitaire, l’antifascisme en France ne peut plus se contenter de réagir par-à-coups, tant les déclarations nauséabondes et les actes violents se multiplient. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il n’est pas concevable de se contenter d’explications simplistes, mais il est possible de faire des focus sur notre passé récent pour envisager la manière dont certaines idées que l’on pensait remisées au placard de l’Histoire ont pu revenir sur le devant de la scène politique. Pour cela, il faut se placer sur le champ de la bataille des idées, pour bien observer d’où les coups de surin sont venus, à l’intérieur de la gauche elle-même.

L’étude du cas du magazine Ragemag (2012-2014), site web aussi éphémère qu’orwellien, donne un éclairage intéressant sur l’entrée d’idées conservatrices et réactionnaires dans le champ progressiste, à une époque où la gauche française connaissait une crise sans précédent sous l’influence conjuguée des médias alternatifs d’internet et de la galaxie soralo-dieudonniste, dans une séquence politique particulière qui peut rétrospectivement être qualifiée d’acmé du « populisme de gauche ».

Débuts du web 2.0 et renouveau du « ni droite/ni gauche »

L’étude de l’évolution des idéologies et des propagandes ne devrait jamais être déconnectée de celle de leurs principaux vecteurs, des moyens techniques permettant la percée de nouvelles pensées. Comme il a fallu s’intéresser à la radio pour comprendre les années 1930 ou à la télévision pour les années 1980, il faut absolument se pencher sur Internet et ses évolutions pour comprendre où nous sommes.

Le début des années 2000 correspond à un moment où le numérique et Internet entrent dans une phase de démocratisation : ils ne sont plus réservés à une petite élite geek confidentielle comme ce fut le cas lors de la décennie précédente. Les postes informatiques arrivent massivement dans les foyers, leur prix baisse d’année en année, et leur importance croît de manière exponentielle.

Au mitan de la décennie, dans le sillage du développement de sites comme YouTube, une innovation technico-culturelle importante intervient : le web 2.0. Contrairement au premier web, basé sur le principe d’émetteurs d’informations s’adressant à des récepteurs en un seul sens, le web 2.0 est participatif, c’est-à-dire qu’il permet à tout un chacun de s’exprimer en écrivant un commentaire, en remixant des documents déjà publiés en ligne, en critiquant, en participant à l’écriture de pages web ou en publiant des contenus en ligne de manière simplifiée par le biais de blogs et autres solutions clés-en-main.

Avant cela, les débuts d’Internet avaient été marqués par une espérance : de nombreux activistes du Réseau, à l’instar de Richard Stallman, promoteur du logiciel libre, pensaient qu’il sauverait le monde et arrêterait les guerres en permettant aux internautes du monde entier de se parler et de se comprendre. Vingt-cinq ans plus tard, le bilan n’est pas aussi rose que prévu. Certes, les réseaux sociaux, les outils collaboratifs en ligne et les possibilités infinies de publication ont permis de nombreux échanges et de nouveaux accès à divers gisements d’informations, mais l’envers de la pièce existe. L’infobésité, c’est-à-dire l’excès d’informations confinant, in fine, à la désinformation, est devenu un problème connu de tous les internautes ; le caractère forcément émancipateur d’Internet et de ses applications est démenti par l’addiction que connaissent nombre d’utilisateurs dans leurs sphères personnelles et professionnelles ; mais surtout, les pensées progressistes ne sont pas parvenues à s’imposer davantage en ligne que dans le monde matériel.

Revenons en France à la fin des années 2000 : à l’époque, le web 2.0 bat son plein, les médias sociaux commencent à infuser sérieusement dans la société et influencent le réel. Des espaces d’information et de discussion divers existent en ligne, les forums sont nombreux, les médias traditionnels ont tous leurs pages web – pour la plupart gratuites -, YouTube fait rire et chanter tout le monde, Facebook se remplit petit à petit et Twitter balbutie. Grâce à des mèmes viraux, des vidéos à plusieurs millions de clics ou des forums puissants, une véritable culture geek s’impose et transforme peu à peu nos manières de rire, de concevoir le politique et d’appréhender le monde.

Bien vite, on se rend compte que cette culture issue d’internet se forme de manière indépendante et échappe en grande partie aux cadres de pensée traditionnels. La liberté d’expression totale que permet un réseau échappant en grande partie aux lois républicaines et au droit commun s’exprime dans toutes les directions, de manière sympathique et outrancière, dans un maelström d’influences qui se chevauchent et produisent un ensemble de données confuses, à la lisière de l’activisme, de la dérision et de la provocation. Ce fut le cas pour des forums très influents comme 4Chan dans le monde anglophone, l’équivalent en France étant le forum JeuxVidéos.com.

Ainsi, à l’orée des années 2010, la culture web se caractérise par un mélange de posture « ni droite-ni gauche », par des outrances verbales, par un anticonformisme de tous les instants et par un sens du cynisme très prononcé. C’est à ce moment-là que surgissent des sites web politiques indépendants influents, échappant complètement ou en partie à l’influence des patrons de presse traditionnels. À gauche, on a connu par exemple Rue89, fondé par d’anciens journalistes de Libération. À droite, voire très à droite, Boulevard Voltaire, FdeSouche ou le site du néo-nazi Alain Soral Égalité et Réconciliation n’ont pas tardé à s’illustrer par leur volonté de « réinformer » les internautes. Les deux derniers ont été, pendant de nombreuses années, les sites politiques les plus influents en France, ce qui doit être noté comme une lourde défaite pour la gauche traditionnelle. C’est dans ce contexte technico-culturel particulier que le site Ragemag a vu le jour.

Ragemag est un site dont l’existence éphémère a laissé peu de souvenirs. Pourtant, son fondateur Arthur Scheuer avait pour ambition rien moins que de dynamiter le paysage médiatique français pour imposer un nouveau clivage politique, en surfant sur la culture « ni droite ni gauche » qui commençait à avoir le vent en poupe en ligne. Composé à 100 % de bénévoles – pour certains, des carriéristes désireux de se trouver une rampe de lancement vers le monde du journalisme parisien -, Ragemag s’est illustré comme la suite logique du bouillonnement primordial du web 2.0 avec tous ses excès.

La matrice idéologique du projet de Scheuer est simple : il s’agissait de détruire la gauche traditionnelle en imposant une ligne éditoriale inspirée des travaux du philosophe réactionnaire Jean-Claude Michéa. Cet ancien professeur de philosophie, apôtre de George Orwell et pourfendeur de la « religion du Progrès » venait alors de publier « Le complexe d’Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès » (Climats), un livre où il s’emploie à réécrire l’histoire pour attribuer à la gauche le lourd fardeau du développement du capitalisme. Selon le même Michéa, qui se prétend anarchiste mais prône un populisme violent, le Salut du peuple ne peut venir que de l’alliance entre les antilibéraux de droite et de gauche, à savoir les patriotes et les socialistes.

Cette pensée, qui n’a de cesse de vanter les mérites du « socialisme originel », un socialisme « conservateur », « ni de droite ni de gauche », fut donc la base du projet de Arthur Scheuer, même si l’on verra plus tard que ce dernier fit tout pour renier cet héritage une fois Ragemag devenu assez populaire pour engranger assez de clics.

Comme Michel Clouscard avant lui, mais dans un style bien plus pamphlétaire et encore plus trompeur, Michéa est un idéologue défendant la thèse selon laquelle les combats émancipateurs de la gauche (féminisme, antiracisme, luttes LGBT) sont des combats d’arrière-garde, voués à servir d’écran de fumée pour permettre au grand Capital de créer de nouvelles chaînes de valeur. Dans ses livres, il s’emploie à brouiller les cartes politiques, à faire passer des idées de droite pour des idées de gauche, à redéfinir l’anticapitalisme dans une dynamique conservatrice, voire réactionnaire, à se réclamer de l’anarchisme tout en dénigrant les combats libertaires. Michéa est aussi un spécialiste du name-dropping : il écrase son lecteur de citations en sélectionnant minutieusement les auteurs, de préférence des socialistes réactionnaires comme Christophe Lasch ou des théoriciens du premier socialisme comme Proudhon, bien connu pour ses textes misogynes et antisémites.

Une autre technique argumentative chère à l’écrivain, liée à la précédente, est son utilisation frauduleuse et aléatoire de la pensée de Marx : quand il a besoin de mettre en valeur des socialistes réactionnaires, Michéa oublie volontairement tous les apports du marxisme sur les questions qu’il évoque. Par contre, le marxisme redevient curieusement une référence incontournable dès lors que des citations de Marx, sorties de leur contexte et détournées, peuvent servir à crédibiliser la pensée michéenne et à pourfendre celle de ses détracteurs.

Ajoutons tout de même que Michéa propose dans ses textes une critique du progrès technique et technologique qui peut séduire à gauche, car cet aspect a souvent été un angle mort des organisations politiques et syndicales. Cependant, il l’englobe dans une critique plus large de ce qu’il appelle « l’idéologie du Progrès », concept fumeux incluant les dérives droitières mentionnées plus haut. C’est d’ailleurs cette critique confuse et globalisante, formulée de manière très violente, qui permet à Michéa d’établir des ponts intellectuels fictifs entre la gauche antilibérale et la droite réactionnaire.

Une ligne éditoriale de « gauche souverainiste » fourre-tout, sexiste, homophobe, raciste et antisémite

Ragemag est né en mars 2012, au moment où François Hollande, qui menait campagne sur le rejet du président Nicolas Sarkozy, ne faisait guère plus illusion dans les rangs de la gauche radicale. L’alternance au sarkozysme allait être molle, tiède, rien de nouveau ne s’annonçait sous le soleil. Dans le même temps, Jean-Luc Mélenchon, à la tête du Front de Gauche, menait une campagne dynamique et revigorante, visant à tirer vers la gauche celle du représentant du Parti Socialiste. La suite, nous la connaissons, mais il est important de rappeler ce contexte politique pour ce qui va suivre.

Le lancement de Ragemag semble indissociable de la création en 2011 d’un petit think tank proche du Parti Socialiste appelé « La Gauche Populaire ». Ce groupe de pensée, en désaccord net avec la ligne « Terra Nova » multiculturaliste et en faveur de l’extension des droits des minorités, ambitionnait de rapprocher la gauche des classes populaires. Pour ce faire, ils se constituèrent comme un lobby et commencèrent à matraquer leur credo. Parmi les propositions de La Gauche Populaire, et au vu du contexte politique de l’époque, on aurait pu s’attendre à des propositions en lien avec la redistribution des richesses, la lutte contre la corruption ou le droit au logement, autant de problématiques qui concernent au premier chef le quotidien et le vécu réel des classes populaires. Que nenni ! La laïcité intransigeante (tout particulièrement envers l’islam), la fascination pour les thématiques portés par le FN de Marine Le Pen, le désir de Nation et la lutte contre la gauche « sociétale » étaient cœur de sujet pour ces précurseurs du Printemps Républicain.

Toutes ces thématiques n’étaient pas portées par Michéa, mais toutes ensemble constituaient la ligne éditoriale de Ragemag. À la suite de l’élection de François Hollande, le groupuscule au sein duquel gravitaient notamment François de Rugy, Laurent Bouvet ou Christophe Guilluy – trois hommes à la destinée remarquablement éloquente – s’est rapidement éteint mais a fait des petits.

La Gauche Populaire a été toute entière tournée vers la réhabilitation du jacobinisme, ce qui explique sans doute l’intérêt que certains de ses membres ont pu porter à Ragemag. Arthur Scheuer, quant à lui, sans doute par passion jacobine, aurait eu pour rêve, à l’époque, de devenir le responsable de campagne de Jean-Luc Mélenchon (qu’il aurait sans doute traité d’ « islamo-gauchiste » en 2021).

Il est difficile à l’heure actuelle de déterminer dans quelle mesure La Gauche Populaire a contribué à lancer Ragemag, mais il est encore plus difficile de nier qu’il devait exister un lien au moins d’amitié entre Arthur Scheuer, le rédac’ chef, et quelques membres du think tank. En effet, dès les débuts du site web, on trouvait des contributions de Laurent Bouvet, mais aussi de Christophe Guilluy, de feu Coralie Delaume (1976-2020) ou encore de Benjamin Sire, très bon ami de Laurent Bouvet et actuel idéologue et membre du Conseil d’Administration du Printemps Républicain. Il serait intéressant, pour qui a le temps et l’envie, de creuser cette question afin d’envisager les responsabilités intellectuelles et morales de chacun et chacune dans l’affaire.

Néanmoins, les débuts de Ragemag sont loin des salons feutrés et de l’ambiance tamisée que l’on a l’habitude de prêter aux réunions politiques entre personnes de bon goût. Bien au contraire, durant les premiers mois de son existence, le site a fait du trash et de l’anticonformisme sa spécialité, s’érigeant comme une version française et politique du site américain Vice.

Pêle-mêle, dans les premières publications de Ragemag, on trouvait un entretien avec Nicolas Dupont-Aignan, un autre avec Laurent Bouvet présenté comme « l’homme qui tirait sur les bobos », entretien dans lequel il tresse des couronnes de lauriers à Marine Le Pen; des articles de Mathieu Bock-Coté (alors totalement inconnu en France, en voilà un qui aura bien utilisé sa rampe de lancement) à propos du multiculturalisme; un article de Coralie Delaume intitulé « Féminisme con : d’infidèles castreuses », ou l’auteure s’amusait à ironiser sur les violences faites aux femmes en milieu urbain; un autre de la même autrice dans lequel elle monte les prolétaires de Marseille contre les Roms, au prétexte que ces derniers ont été soutenus par des associations de « gauchistes » au moment d’une intervention dirigée par Manuel Valls; un article affirmant la nécessité de la transmission d’un « roman national » à l’école tout en citant Brighelli; des tribunes pro-Bachar Al Assad; des papiers s’attaquant au « communautarisme noir » au prétexte de la création d’un concours alternatif à Miss France (dont un signé par Kevin Boucaud-Victoire, actuel responsable de la rubrique Idées du journal Marianne); d’autres fustigeant déjà la « gauche identitaire » ou encore « les Africains qui se tuent entre eux » (et n’ont donc pas besoin de l’intervention des Blancs pour cela, CQFD).

On trouvait également des articles consacrés à l’écologie, d’autres sensés défendre les classes populaires, mais toujours sur le ton de l’invective, en des termes pamphlétaires, fielleux, parfois orduriers, dignes de L’Idiot international ou du pire de la journaille d’extrême droite. « Il y a en moi un mélange d’anarchiste et de conservateur dans des proportions qui restent à déterminer », titrait le bandeau du site, citant le casseur de grèves Georges Clémenceau. Il fallait vraiment se lever tôt pour débusquer l’anarchisme dans ce bouillonnement ultra-conservateur orchestré par un collectif « de gauche ».

Après avoir exploré une base de données regroupant une partie des anciens articles de Ragemag, il est ainsi possible de fournir une typologie approximative de ce qui y était publié :

– des pamphlets, c’est-à-dire des articles violents, subjectifs et non-sourcés, écrits la plupart du temps pour détruire la culture de gauche sous tous ses aspects, antiracistes, féministes, LGBT (beaucoup plus rarement la culture de droite)…

– des interviews, qui tiraient parfois sur le pamphlet, avec des invités comme Alain de Benoist, Laurent Bouvet, Etienne Chouard, Jacques Sapir, Jean-Claude Michéa, puis, dans la seconde phase de l’histoire du site, d’autres types d’invités voués à assurer une pluralité d’apparence au site (Edwy Plenel, Oxmo Puccino, Booba, Ovidie, Audrey Vernon..)

– des articles « portraits » dans lesquels les auteurs de Ragemag faisaient la promotion de figures qu’ils souhaitaient voir attachées au site comme Hugo Chavez, Charles Péguy ou Thomas Sankara. Le point commun entre ces figures tutélaires étaient souvent qu’en plus d’être socialistes ou autre chose, elles étaient soit chrétiennes, soit patriotes, comme si leur mise en avant avait, encore une fois, pour but une réécriture de l’histoire des idées.

– des articles « auteurs » pour valoriser une plume en particulier. Ce fut le cas pour une série d’articles appelée « Le guide du petit enculé » dans lesquels un auteur racontait ses voyages, réels ou fantasmés.

Il faut savoir que Ragemag a connu trois périodes dans sa courte histoire : la première, c’est celle que nous venons de mentionner, proche de La Gauche Populaire, délibérément ordurière, raciste, misogyne, homophobe et antisémite (on ne compte pas le nombre de fois où le mot « enculé » est utilisé sur le site, jusque dans les titrailles, et le nombre de noms de personnalités juives particulièrement mis en valeur comme Nicolas Demorand, Rothschild ou BHL, sensés représenter le Mal absolu). L’obsession d’alors était bel et bien la lutte contre le multiculturalisme et les projets sociétaux de la gauche – chose étonnante, d’ailleurs, pour des lecteurs de Michéa, un philosophe qui martèle dans tous ses ouvrages que le seul sujet qui compte est la lutte des classes et que tous les autres doivent être abandonnés pour ne pas faire « écran de fumée ».

Évidemment, l’équipe de l’époque n’a pas tardé à s’attirer les foudres d’antifascistes vigilants sur les réseaux sociaux, qui se sont employés à dénoncer ses agissements plumitifs et son entreprise de faussaires. Résultat, fin 2012 – début 2013, une nouvelle orientation a été décidée par Arthur Scheuer : en gardant le même esprit anticonformiste pour ne pas trop s’aliéner ses premiers lecteurs, l’équipe devait polir son image et les auteurs les plus polémiques seraient dorénavant cantonnés à des blogs hébergés par Ragemag. De nouveaux sujets seraient abordés, avec une place plus importante accordée au sport, aux jeux vidéos, à la littérature.

C’est le moment de la création des Blogs de Ragemag, qui ont brillé à leur tour par leur ton ordurier, avec notamment un blog publiant des billets appelant au viol et aux violences contre les femmes. Après un second tir groupé de militant-es sur les réseaux sociaux, Arthur Scheuer et ses proches dans la rédaction essayèrent d’argumenter sur le mode « la responsabilité de l’auteur n’est pas la nôtre », mais tout le monde avait encore en mémoire la première mouture du site appelant à « niquer les bobos » ou à condamner les « délires communautaires » des personnes racisées.

C’est ainsi que fin 2013 – début 2014, du jour au lendemain, de nombreux auteurs devenus gênants furent expédiés des groupes Facebook voués à l’organisation des publications et que Ragemag se « normalisa » et se professionnalisa, tout en restant 100 % bénévole. Les blogs furent expédiés dans les poubelles de l’Histoire, les interviews devinrent plus hétéroclites et se multiplièrent, de Pierre Ménès à Doc Gynéco en passant par François Ruffin, la porte s’ouvrit à des sujets scientifiques ou arty. Il n’était pas rare que de chouettes articles se glissent parmi les platitudes et autres entretiens virilistes à l’époque, puisque de nombreux auteurs et autrices de passage, parfois très talentueux, ont alors servi de faire-valoir et d’argument diversitaire pour le site. À ce moment-là, Arthur Scheuer faisait miroiter à l’équipe de Ragemag (près d’une centaine de personnes quand même, dont beaucoup se destinaient au journalisme) une « V2 » sensée détrôner les plus grands périodiques français, en promettant salaires et postes à tour de bras. Dans le même temps, il préparait en secret avec son comité réduit – Nicolas Prouillac et Julien Cadot, principalement -, un nouveau site appelé Ulyces, un site « sans histoire » et payant, aujourd’hui toujours en activité.

Quand un nouveau membre était accepté dans l’équipe de Ragemag pour une raison x ou y, Arthur Scheuer avait coutume de l’accueillir par un petit message : « Tu connais Jean-Claude Michéa ? ». Il se décrivait comme l’un de ses amis et conseillait la lecture de ses ouvrages, en le présentant comme un penseur de gauche aux idées révolutionnaires et iconoclastes. La seule révolution connue à ce jour chez Arthur Scheuer est celle de sa veste. Quant à sa passion pour Orwell, on la retrouve dans cette obsession proprement orwellienne à ne plus vouloir laisser aucune trace de ses méfaits sur le web.

Postérité du site Ragemag : Printemps républicain, Marianne, Causeur et « post-conservateurs »

Nous avons vu que le principal but de Ragemag n’était pas de défendre le classes populaires mais bien de pourfendre la culture de gauche en maquillant ces attaques d’un vernis cool. De ce fait, la culture réactionnaire a fait un grand bond en avant puisqu’elle s’est diffusée dans les milieux progressistes. Il est impossible de dire si Arthur Scheuer et ceux qui l’accompagnaient ont agi dans un but idéologique ou opportuniste en jouant sur l’air du temps (en 2012, nous étions encore en pleine affaire Dieudonné et Égalité et Réconciliation était un des sites politiques les plus visités en France, nous le rappelons), peut-être les deux.

Dans la haine, les sous-entendus et les attaques ad nominem, le Ragemag de 2012 était clairement au niveau de journaux comme Minute ou Rivarol, et il n’est même pas sûr que le RN assumerait aujourd’hui de tels textes, qui sont pourtant proches de son idéologie pour beaucoup. Pour autant, il ne faudrait surtout pas croire qu’un site web ayant regroupé plusieurs dizaines de milliers de lecteurs et joué la lessiveuse pour tant de contributeurs et de contributrices n’a pas eu d’impact sur le réel.

Vraisemblablement, Arthur Scheuer et ses amis mènent aujourd’hui une nouvelle vie et ont effectué un gros travail de nettoyage numérique pour que l’on oublie ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont commis. Excepté sur un ou deux blogs militants (comme celui de Jérôme Olivier Delb) et quelques tweets, il sera difficile de trouver trace de leur rôle au sein de Ragemag.

Qu’en est-il des autres contributeurs ? Nous pouvons les classer grossièrement en quatre catégories :

– ceux et celles qui sont entrés en politiques (principalement du côté de la galaxie « Printemps Républicain »)
– ceux et celles qui sont parvenus à devenir journalistes professionnels
– ceux et celles qui s’expriment d’une manière ou d’une autre, dans le monde de l’art, de l’édition
– ceux et celles qui sont retournés à l’anonymat

La sphère politique n’a pas été épargnée par ce retour à une idéologie bourgeoise-réactionnaire se faisant passer pour de l’anticonformisme. Ainsi, au gré des terribles événements qui ont jalonné la dernière décennie dans notre pays (attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, attentats du 13 novembre, attentat du 14 juillet 2016 à Nice, assassinat de Samuel Paty…), des polémiques, toujours plus nombreuses, ont eu lieu et des lois discriminatoires ont été votées.

Le Printemps Républicain, think tank prônant une laïcité dure et excluante, amateur de raids numériques et pourfendeur de la notion d’islamophobie, est un bon exemple des dérives qui ont pu toucher la bourgeoisie de gauche durant ces années-là. Des personnalités comme Laurent Bouvet, Gilles Clavreul ou encore Amine El Khatmi ont continué à colporter les discours qu’elles produisaient déjà au début des années 2010, dans une version parfois plus policée, mais pas toujours. Ce noyau dur d’autoproclamés hussards noirs de la République a ainsi porté le projet d’une candidature Manuel Valls pour le PS en 2017, puis très largement accompagné la révolution conservatrice portée par Emmanuel Macron et son ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer durant le quinquennat en cours. « Ni droite, ni gauche », on a dit.

Ces politiciens-ciennes, essayistes, influenceurs-euses ont entrepris depuis la création de leur en mouvement en mars 2016 un combat contre tout ce qu’ils considèrent dépasser du cadre de leur vision étriquée de la laïcité, particulièrement lorsque leurs contradicteurs et contradictrices sont des femmes, des personnalités classées à gauche ou racisées. Laurent Bouvet, incontestablement le chef de la meute, aime à se présenter comme un Monsieur Propre de la République, mais sa plume était déjà abjecte il y a dix ans : pas étonnant qu’il mette aujourd’hui tant d’énergie à pourfendre la « cancel culture ».

Du côté du journalisme professionnel, Ragemag a fait florès, puisque de nombreux anciens contributeurs sont aujourd’hui en responsabilité dans diverses rédactions. Le cas de Marianne est sans doute le plus évident, car la rédaction dirigée par Natacha Polony accueille en son sein plusieurs ex-membres de Ragemag, notamment Kevin Boucaud-Victoire, passé par Le Média version Aude Lancelin, responsable de la rubrique « Débats et idées » et VRP de Jean-Claude Michéa à qui il a consacré un livre.

À bien y regarder, la ligne éditoriale du Marianne de 2021 ressemble d’ailleurs fortement à celle de feu Ragemag. Elle reprend en tout cas les thèmes de prédilection – souverainisme, islamophobie, anti-gauchisme – du magazine libéral-conservateur Causeur (où l’on retrouve nombre d’amis de Laurent Bouvet et dans lequel Coralie Delaume a publié quelques saillies mémorables fut une époque) dans une version légèrement gauchisée. Marianne et Causeur sont d’ailleurs les deux “parrains” du Printemps Républicain dont le manifeste de lancement est paru en exclusivité dans les colonnes des deux journaux en même temps. Tout ce petit monde s’entend comme cul et chemise avec une partie de la rédaction du Figarovox d’Alexandre Devecchio, et les renvois d’ascenseur entre ces petits mondes tout à fait perméables sont monnaie courante, le Figarovox étant le lieu d’expression privilégié de Benjamin Sire, l’ex redac’chef de Ragemag.

Ragemag a aussi servi de marchepied à de nombreux ex-contributeurs qui y ont fait leurs armes, pour le meilleur et pour le pire : certains ont fondé des revues et sites web (c’est le cas de Matthieu Giroux avec la revue littéraire antimoderne Philitt ou Max Leroy avec la publication socialiste Ballast), d’autres se sont lancés dans l’écriture comme Rachid Zerrouki, devenu instituteur à Marseille, preuve que de l’obscurité d’un collectif véreux peut sortir un peu de génie individuel.

Par honnêteté intellectuelle, je dois dire que j’ai moi-même contribué à Ragemag pour trois articles sur le heavy metal avant de rejoindre pour un temps Le Comptoir, fondé par Kevin Boucaud-Victoire, puis de quitter ce monde politique qui ne me convenait pas. Ce qui est sûr, c’est que Ragemag aura marqué nos existences au fer rouge et nous aura laissé autant de souvenirs qu’il en a été effacé sur le web, anonymes ou pas.

En janvier 2017, la journaliste du Monde Ariane Chemin s’était intéressée au Comptoir, à Philitt, et à d’autres revues comme le projet écolo d’inspiration chrétienne Limite ou la revue bourgeoise-littéraire Raskar Kapac, des projets pas toujours comparables mais qu’elle avait regroupé, à raison, sous l’expression de « jeunes conservateurs » (même si j’emploierais plutôt, de manière volontairement taquine, l’adjectif « post-conservatisme », puisque les réactions de ces revues, notamment au Comptoir, se sont dirigées contre le « post-modernisme »). Ariane Chemin avait correctement cerné l’idéologie michéenne qui sous-tendait la majorité de ces publications, mais elle n’avait pas dit un mot de Ragemag dans son papier. C’est dommage, car Ragemag fut probablement la matrice intellectuelle d’une partie de ces revues bien plus policées qu’elle, mais non moins susceptibles de brouiller les cartes (c’est au moins le cas du Comptoir, que je connais bien pour y avoir écrit pendant quatre ans, et qui pour moi est celle qui ressemble le plus à son aïeule).

Il y aurait sans doute un travail intéressant à faire, à l’avenir, à partir des restes de Ragemag toujours consultables sur le web pour comprendre un peu comment on en est arrivé, en 2021, à envisager la possibilité du fascisme zemmourien aux élections présidentielles, à voir des réactions de rire mondain face au spectacle d’un youtubeur nationaliste appelant à tirer sur des gauchistes, à écouter des républicains parlant comme Maurras ou à observer des communistes de papier défilant dans des manifs de flics de droite radicale aux côtés d’un ministre de l’Intérieur accusé de viol.

Cette étude ne pourrait pas faire l’économie d’un travail sur les évolutions d’Internet et du militantisme numérique. Rappelons qu’au début des années 2010, Ragemag, ça ne choquait personne ou pas grand monde, c’était extrêmement lu et extrêmement apprécié, notamment au sein d’une petite élite parisianiste qui n’oserait plus l’avouer aujourd’hui.

Qu’est-ce qui a changé depuis? Le militantisme de gauche a pris une nouvelle vigueur et ne se laisse plus faire. Désormais, on a en ligne des féministes, des antifascistes, des anticapitalistes qui ne s’en laissent pas compter et qui effectuent un travail de veille de tous les instants pour que ce genre d’entreprise idéologique ne puisse plus se conduire impunément.

On peut avoir espoir que cela continue, mais avant, il va falloir en passer par la déconstruction de beaucoup de lieux communs, de topoï « antisystèmes » et de rires « Réac N’Roll » qui irriguent désormais le champ médiatico-politique, même à gauche, notamment à cause de ce site Ragemag et de son fondateur Arthur Scheuer.

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