"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Théâtre de l’absurde

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Hier soir à l’Odéon, une commémoration de mai 68 était célébrée. Ce lieu fut le théâtre de cette revolution rendant l’utopie possible dans la lutte contre l’asservissement aux structures imposées et la quête de nouvelles plus adaptées aux hommes. Dehors, des étudiants demandaient à entrer gratuitement. Après tout, il s’agissait de mai 68, pas d’un produit culturel marchandable. Les organisateurs ne savaient-ils pas que les manifestations étudiantes actuelles faisaient écho aux évènements d’il y a cinquante ans?

Au lieu d’ouvrir les portes du théâtre –lieu de contestation libre depuis 1789- ils ont interdit l’accès aux étudiants qui ont réagi en barricadant l’entrée. On aurait pu croire à une mise-en-scène… Mais la réalité a dépassé la fiction, le présent a rattrapé le passé. Les organisateurs ont appelé les CRS pour réprimer les rebelles et lancer des gaz lacrymogènes contre “quelques individus cagoulés ayant tenté de casser” (je n’ai rien vu pour ma part). Un événement en totale contradiction avec l’autre se déroulant à l’intérieur du théâtre, rendant son propos caduque, hypocrite, totalement malvenu… Les flics pour protéger les soixante-huitards des manifs étudiantes !

Certaines personnes présentes dans la salle (dont moi) se sont mises à protester, à demander de faire entrer les étudiants. Le théâtre a commencé à se vider; quelques intervenants ont choisi de boycotter la performance suite à l’arrestation de deux personnes. Les étudiants dehors criaient « Ceux qui restent sont les faibles! ». Même s’ils n’ont finalement pas été autorisés à participer, cette répétition spontanée de l’Histoire le soir de la commémoration, tout comme le saccage de l’événement par le public et quelques intervenants, furent un bel hommage à mai 68, dévoyé par le lieu même – placé en 1971 sous tutelle étatique – qui l’avait vu éclore.


(vidéo de Georges Karam)

Ceux qui se revendiquent de « L’esprit de mai » devraient mettre en pratique les idéaux de 1968 qu’ils défendent dans leurs théâtres. Ils pourraient revoir leurs classiques lorsqu’ils organisent un événement pareil, en commençant par relire La société du spectacle de Guy Debord. On ne fait pas de cette révolte un divertissement payant, surtout pas à L’Odéon, symbole de cet « esprit de mai », investi par les étudiants comme arène politique ouverte à l’échange des idées, comme laboratoire d’expression des rêves, lieu de porosité entre la rue et la scène.

Spectacle bourgeois

Le « spectacle bourgeois » auquel on a pu assister hier était l’antithèse de son contenu. Surtout au moment où des étudiants protestent, occupent les universités, demandent à être écoutés. Après avoir fait lire les slogans de 68 par une troupe de jeunes acteurs black-blanc-beur (diversité oblige aujourd’hui, on célèbre mai 68…) puis projeté des films montrant manifestants en train de se faire gazer par la police, tout cela empreint d’une nostalgie romantique incitant à verser sa petite larme dans une absence totale de dialogue, la seule réponse de la direction du théâtre aux jeunes qui voulaient entrer sans payer a été d’interdire l’accès et d’appeler les CRS!

Pourquoi n’avoir pas pensé cet événement autrement? En invitant par exemple les étudiants à venir s’exprimer ? N’y a-t-il pas une résonance entre un passé célébré et un présent nié?

L’affrontement entre les deux camps, celui présent à l’intérieur et l’autre à l’extérieur, n’a fait que renvoyer dans un effet miroir l’image de ce qu’est l’Odéon et plus généralement le théâtre national aujourd’hui: le lieu fermé de l’entre-soi et des idées-reçues, réservé à un public d’abonnés, éliminant tout imprévu, n’incluant à aucun moment l’autre, la différence.

Heureusement, le vent d’« une révolution manquée qui faillit renverser l’histoire » souffle encore des décennies après! Les barricadeurs d’hier se sont retrouvés barricadés hier soir à l’Odeon! Mai 68 est mort, vive mai 68!

En soutien, un texte de mon amie Ewa Wohn, artiste performeuse:

« L’Odéon est ouvert »… Mais à qui? Aux abonnés. Gris Paris. Plus tellement rouge l’Odéon. Le « théâtre national » dans toute sa splendeur.
Le principe de l’abonnement, de l’abonné, dit tout. C’est le principe-même de l’institution.

S’il revoit ses classiques, c’est pour se rassurer, pour asseoir son appartenance. Je suis abonné, parce que je partage ces idées, précisément. Je me (re)trouve représenté dans ce que je vois mis en scène. J’achète ce que je crois être. Le miroir de moi-même. Je me complais et j’applaudis. Je retrouve dans la corbeille ceux qui me ressemblent. « C’était bien, hein? Dis que c’était bien. » Un théâtre sûr de ses moyens. Installé. (On ne change pas une équipe qui gagne.)
Ce qui élimine de facto l’imprévu. Le surgissement inattendu d’une surprise salvatrice et – pourquoi pas – révolutionnaire. Une vérité non contrôlée qui éclate au centre du gris Paris, plus tellement rouge Odéon.

Plus aucun hasard n’est possible. Plus aucun hasard n’est autorisé. Nous sommes contraints de nous plier aux principes. Gérés par des principes. De la mise en scène. De l’autre. De soi. Nous nous en échappons rarement, et quand ça arrive, la culpabilité nous rattrape. La performance, c’est pour des fous. De(hors). Je suis autre. Je suis différent. Je ne suis pas inclus. Je ne me suis pas intégré. La société me rejette. Ou bien c’est moi qui ne veut pas d’elle. Ce n’est pas très clair.

Le sens de ce rapport reste obscur et nous ramène perpétuellement à se demander: sur quoi je peux influer, qu’est-ce qui dépend de moi? Jusqu’où je décide? A partir de quel moment je décide? A partir de quel moment ma pensée est assez puissante pour s’émanciper des conditionnements, des idées reçues, de l’éducation, des schémas? Comment je construis ma traversée. Comment je déroule cette vie. Jusqu’où je suis dans le compromis? Quand je suis dans le désir? A quel moment je m’accomplis? Quand je dis ce que je veux dire et non ce que l’on me dicte de dire?

Peut-être, justement, quand je hausse ma voix toute frêle contre ce que je juge injuste ou injustifié. Quand au-delà de mon confort, j’ai l’impression de me battre pour des idées. Théâtre de la vie.

Et ma liberté est celle de pouvoir dire encore: non, je ne suis pas d’accord. Je m’en vais. Je quitte cette scène. Avec cet espoir, tout de même, de voir renaitre une contestation qui ne se contente pas de raconter le passé, mais propose un présent vibrant d’échange et de partage. Qui inclut au lieu d’exclure. Qui écoute au lieu de sermonner. Une utopie à portée de main. (Si on veut…)

Ewa Wohn

Je partage ma vie entre la France et le monde arabe. J'ai traduit plusieurs ouvrages littéraires, collaboré avec différents journaux et travaillé dans le secteur culturel

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