"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

L’extrême droite chez Daimler en Allemagne

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Oliver Hilburger est un salarié de longue date des usines Daimler de la région de Stuttgart (environ 22 000 salariés sans compter les intérimaires), sur le site d’Untertürkheim. L’histoire de cette entreprise automobile n’est pas sans lien avec le nazisme. À partir de 1937, Daimler-Benz produit de plus en plus de matériel d’armement notamment pour la Marine, le Heer et la Luftwaffe. En 1944 la moitié des 63.610 travailleurs à Daimler-Benz est soit travailleur forcé, prisonnier de guerre ou prisonniers KZ (camps de concentration).

Après la guerre Daimler-Benz reconnait sa collaboration avec le régime nazi et s’engage dans la fondation «Erinnerung, Verantwortung und Zukunft» (mémoire, responsabilité et avenir). Daimler tente de se racheter des crimes commis durant la Shoah, mais en 2005 le mémorial des travailleurs forcés intitulé «Tag und Nacht» (jour et nuit) par Bernhard Heilinger (1988) a mystérieusement disparu devant le site de Untertürkheim. Ceci indique que le travail sur la mémoire n’y est plus autant à la mode. D’ailleurs, depuis l’entrée de l’AfD au Bundestag, réclamer l’arrêt du «culte de culpabilité» (Schuldkult, terme très rependu à l’extrême droite allemande depuis 1945) est devenu présentable.

Oliver Hilburger ne les connait que trop bien, ces néo-nazis souhaitant que les Allemands cessent le travail sur la mémoire de la Shoah – ils s’appellent Höcke, Maier, Kalbitz, Poggenburg (AfD) pour en citer juste quelques-uns.
En effet, Hilburger milite à l’extrême-droite depuis 1987. L’ancien bassiste du groupe de Rock néo-nazi «Noie Werte» a dû quitter son groupe après avoir été suspendu de son mandat de juge prud’homal en raison de textes anticonstitutionnels qui banalisaient le régime nazi. Une enquête au niveau de la Cour Constitutionnelle fédérale n’a cependant pas abouti.

Il est également soupçonné d’avoir été en lien avec des membres de la NSU, que l’on pourrait traduire par «mouvement clandestin national-socialiste», un groupe terroriste qui a assassiné 9 personnes d’origine turque et grecque entre 2000 et 2006 ainsi qu’un policier et qui a commis deux attentats. En 2001 la NSU publie sa vidéo de revendication accompagnée par deux chansons de Noie Werte. L’ancien bassiste niera pourtant tout lien avec ce groupe.

Zentrum Automobil et les «syndicats alternatifs»

Depuis plus de 10 ans, Hilburger est élu comme représentant du personnel dans son usine, d’abord sur les listes d’un petit syndicat, avant de créer sa propre structure, «Zentrum Automobil» (Centre) qui se dit être un syndicat alternatif. Le Zentrum n’est pourtant pas un syndicat mais une association (donc par exemple leur cotisation est moins élevée que pour les syndicats), fondée en 2009. Aux dernières élections professionnelles, IG Metall a fait 76% et obtenu 37 sièges (+3), tandis que Zentrum réalise un score de 13% qui lui permet de remporter 6 sièges (+2).

En 2015, Hilburger adhère à l’AfD, devenu plus « respectable », ainsi que ses co-listiers. En effet, l’un d’entre eux, Hans Jaus, est l’ancien trésorier des Viking Youth, hétier des Jeunesses hiltériennes interdites en 1994. De plus, l’ancien numéro un du Zentrum, Andreas Brandmeier est accusé d’avoir envoyé du courriel signé «Le salut Allemand est Heil Hitler».

L’AfD comme beaucoup d’organisations d’extrême-droite n’a pas de position unanime sur la question syndicale. C’est-à-dire qu’elle reste majoritairement antisyndicale tout en souhaitant infiltrer certains comités d’entreprises et étendre son influence. Elle comprend plusieurs associations de travailleurs:

ALARM = «Alternativer Arbeitnehmerverband Mitteldeutschland» (association alternative de travailleurs de l’Allemagne centrale), un syndicat interprofessionnel fondé par Jürgen Pohl en 2017 (député de l’AfD au Bundestag) – un fan de Pegida et de Höcke.

AVA = «Alternative Vereinigung der Arbeitnehmer» (association alternative des salariés), son président Uwe Witt, membre du parlement de l’AfD de Rhénanie du Nord-Westphalie, ancien membre d’IG Metall, estime que l’AfD doit s’efforcer d’influencer les syndicats en place et se considère représenter «l’aile gauche de l’AfD».

AIdA = «Arbeitnehmer in der AfD» (salariés de l’AfD), avec Robert Buck comme vice et à son côté un proche des identitaires et de Höcke, Frank Neufert (militant aussi pour Zentrum Automobil).

Le discours de ces «syndicats alternatifs» ressemble de manière inquiétante à celui de la DAF (= Deutsche Arbeiterfront, organisation nazie de travailleurs) qui avait pour but de détruire les syndicats socialistes pendant le national-socialisme.

L’AfD instrumentalise la précarité des travailleurs

La stratégie de l’AfD est simple : prendre une apparence anticapitaliste, se positionner contre les syndicats qu’ils disent être corrompus par «le système», contre le mouvement ouvrier et toute organisation qui défend les droits des minorités, présentées comme de simples «profiteurs». Au sein de ces associations le «Gewerkschaftsbashing» (bashing de syndicats) est très répandu, main dans la main avec un discours de haine contre les migrants, qui vivraient en profitant de notre système social.
Certains acteurs de la Nouvelle Droite (Neue Rechte, dont Hilburger formerait désormais la tête, selon la ARD) tentent de rompre avec cette position antisyndicale, en essayant d’infiltrer les conseils d’entreprises, ce qui est nouveau, car depuis le régime nazi il n’y a pas eu d’importants mouvements de salariés d’extrême droite en Allemagne.

Le Zentrum se présente également comme antisystème. Les militants de Zentrum cachent leur fascisme derrière une critique de «la mondialisation» ou des «firmes multinationales» tout en s’orientant autours des intérêts des monopoles nationaux. Les tracts opposent l’accueil des réfugiés à l’injustice sociale, ils pointent l’islamisation, mais dans l’usine ils en parlent moins. Il faut dire que comme en France, l’industrie automobile emploie de nombreux immigrés. Pourtant, même si une bonne partie des salariés à Daimler sont eux-mêmes issus d’immigration (environs 50 % dans la production à Untertürkheim), leur stratégie a du succès, car ils essayent de cacher leur fascisme, notamment avec des listes «multiculturelles», par exemple sur la liste de 2018 de «Zentrum» figuraient de personnes avec des noms turcs, serbes, croates, grecs – toutefois le choix porte sur des personnes issues de l’immigration qui sont également d’extrême droite. A l’extrême gauche allemande on parle d’une infiltration de l’ultra droite turque dans les comités d’entreprises, les «Graue Wölfe» (loups-gris, ayant plus de 18.500 membres en Allemagne).

Ainsi, en 2018 ce sont des centaines de salariés (1.800 des 14.000 des salariés de l’usine à Untertürkheim) qui votent pour le Zentrum. Leur succès est dû à leur présence importante sur le terrain, à leur collaboration avec un avocat pour les dossiers individuels et à la déception face à une certaine institutionnalisation de l’activité du syndicat majoritaire. Celui-ci, pendant plusieurs années, n’a pas spécialement agi contre les inscriptions racistes dans les toilettes ou face à des collègues aux tatouages reflétant leurs opinions politiques violentes. Il n’est pas simple de passer d’une dénonciation de l’extrême-droite sur le plan des principes (qui n’est pas inutile mais insuffisante) à un combat concret contre le racisme dans l’entreprise et chez des collègues, et contre les stratégies de certains courants de l’extrême-droite dans le monde du travail, surtout quand ces positions se banalisent et s’expriment de plus en plus ouvertement. Aux élections régionales de 2016, l’AfD a fait plus de 15%, devançant le SPD et derrière les Verts et la CDU.

Lors d’un meeting dans l’entreprise, auquel 5 à 6 000 salariés assistaient, le Zentrum a pris la parole, et IG Metall les a dénoncés en public. Il y a eu des réactions de soutien, mais aussi des salariés qui disaient «pourquoi vous faites ça? ils ont été élus démocratiquement au CE».
Depuis, Hilburger cherche également à implanter le Zentrum dans de plus petites entreprises de l’est de l’Allemagne, comme en Saxe.

Une campagne bien organisée

D’autres organisations travaillent à l’implantation de l’extrême-droite dans l’entreprise.
En bas de ce journal de campagne de février 2019 (imprimé à 60.000 exemplaires et distribué entre autres aux rassemblements de Pegida) on peut lire «soutenu et réalisé par» et il y a là le magazine complotiste «Compact», sous-titré «magazine pour la souveraineté», avec le rédacteur en chef populiste Jürgen Elsässer. Issu de l’extrême gauche et ancien communiste, Elsässer prend aujourd’hui partie pour l’AfD et parle de «Lügenpresse» (presse mensongère, terme nazi) au sujet du Spiegel et d’autres médias qu’il dit mainstream.
Il a sans doute gardé de son passé d’extrême-gauche le goût de «l’anti-impérialisme» : en 2009 il salue la victoire d’Ahmadinejad aux élections législatives Iraniennes avec ces mots: «L’impérialisme a essuyé un échec». Son rêve : voir «un Trump ou un Poutine à la tête de l’Allemagne.»

Il y a également «Ein Prozent», gérée de premier plan par le mouvement identitaire de l’ultra droite allemande (et autrichienne, avec Martin Sellner).
Ein Prozent, avec plus de 40.000 de supporteurs (crowd-funding), fondé en avril 2016 en tant qu’association, avec pour chef le néonazi Philip Stein, et lancé par Götz Kubitschek, directeur en chef depuis 2002 de la maison d’édition «Antaois» – qui édite Laurent Obertone en Allemagne; Jürgen Elsässer gérant et éditeur du magazine complotiste «Compact» et d’autres, visent à toucher 1 pourcent de tous les Allemands avec leur idéologie fasciste. Philip Stein, éditeur et jeune membre de corporation d’étudiants (Burschenschaften) – les corporations d’étudiants en Allemagne (et en Autriche) sont un vivier de recrutement pour les néonazis est convaincu par l’importance que l’ultra droite gagne sa place dans les comités d’entreprise et le mainstream.

Ainsi, Stein, jeune à la barbe hipster, raie de côté et petites lunettes, dit lors d’une conférence avec Elsässer à Leipzig: «on a réussi à s’incruster dans le mainstream», «on a dévoilé la face hideuse de la gauche libérale et maintenant c’est notre moment» «Le travail de structure commence..» A la même conférence interviennent des stars de l’extrême droite allemande Lutz Bachmann, Martin Sellner (Vienne, Autriche) et Björn Höcke chef de fraction de l’AfD à Thuringe et professeur d’histoire négationniste (qui a qualifié le mémorial de la Shoah de «mémorial de la honte», en janvier 2017).

«Ein Prozent» n’est pas observé par le Verfassungsschutz (= Office fédérale de la protection de la constitution) qui normalement se charge d’observer ce genre de structures radicales et antidémocratiques. Il se veut être un mouvement de résistance défendant les intérêts des Allemands, contre «l’invasion de réfugiés» contre la «dissolution de l’état allemand», une sorte d’ONG de l’extrême droite. Intimement lié à Pegida et l’AfD, ils font aussi des actions fascistes concrètes, comme dresser une énorme croix à la place où une mosquée se construisait, ou soutenir des crimes nazis avec des dons d’argent (notamment quand un réfugié s’est fait attacher à un arbre par une milice d’extrême droite, le condamné recevait 20.000 de la part de «Ein Prozent»).

Stein dit aussi d’avoir soutenus financièrement plusieurs actions de la IBD (mouvement identitaire allemand), lui étant observé par le Verfassungsschutz. Ils parlent de «remigration» des étrangers, à la place de l’ancien «Ausländer raus» (étrangers dehors) et veulent rompre avec l’ancien droite «Alte Rechte» et représenter ce qu’ils apellent la Nouvelle Droite. «Ein Prozent» a des projets de d’implantation fasciste à plusieurs endroits de la campagne en Allemagne (comme une sorte de nouveau «völkische Siedlertum», des sortes de colonies fascistes, concept très répandu entre néo-nazis allemands, qui déménagent à la campagne pour y être entre eux). Pour cela ils ont même des ateliers «Netzwerk Landraum», c’est à dire réseau de campagne.
«Ein Prozent» organise aussi des conférences, se nomme observateur autoproclamé d’élections et se dit protéger les Allemands contre des crimes, quand la justice allemande ne leur est pas suffisamment raciste (= Deutsche Opfer).

En Mars 2019 ils ont organisé «l’atelier Europe» (= Werkstatt Europa) avec le slogan «Notre Europe, n’est pas votre Union» avec des nombreux éditeurs d’extrême droite dont Jungeuropa et «Antaios» dans le lieu fasciste AK 16 à Halle en Allemagne (un point de rencontre pour néo-nazis).
Ainsi, «Ein-Prozent» a joué un rôle crucial aux élections des comités d’entreprises en 2018, notamment avec sa campagne «Werde Betriebsrat» (= deviens le comité d’entreprise).

Le refoulement du danger de l’extrême droite

Malgré l’entrée de néo-nazis dans les comités d’entreprises, on relativise toujours le danger que représente l’extrême droite. Avant que l’AfD fasse sa rentrée au Bundestag on disait en Allemagne : «ils ne vont pas y arriver.» Après on disait «ils vont s’autodétruire». Ainsi, chez les syndicats Verdi et IG Metall c’est pareil : on relativise et réagit de manière démunie. Fin 2017 le chef du DGB (confédération syndicale allemande), Reiner Hoffmann, minimise le danger de l’extrême droite:

La tentative d’instrumentalisation des comités d’entreprises par certaines idéologies aux discours idiots ne serait pas surprenante. Il s’agirait d’un phénomène marginal et les comités d’entreprises de la DGB seraient à la hauteur de gérer cela. Leurs initiatives éclateront comme des bulles de savons, à cause de leur incapacité.

Ridiculiser les néo-nazis et non les prendre au sens de leur mots semble être la devise. On est certes un peu choqué de la montée de l’extrême droite en Allemagne, tout en remettant les combats à demain et en espérant, en quelques sortes, que les fascistes disparaissent par eux-mêmes.
Certes, des initiatives antiracistes existent. Notamment une initiative syndicale de ver.di Berlin et de la DGB (Fédération des syndicats allemands) qui fait apparition en 2008 intitulé «Agir au lieu de détourner les yeux» (Handeln statt wegsehen) et qui s’engage contre le racisme et l’antisémitisme au sein des entreprises ou encore «Berlin contre les Nazis» (Berlin gegen Nazis).

Nous sommes en 2019. Le choc des résultats des élections des comités d’entreprise en Allemagne semble être oublié jusqu’à peut-être un nouvel étonnement quand les élections de 2022 approchent et les militants d’extrême droite feront à nouveau campagne. Pourtant ces néo-nazis sont bien présent dans les structures syndicales et mêmes dans nos gouvernements où ils continuent d’épandre leur idéologie fasciste. Maintenant – chez Daimler et ailleurs.

Le combat social antifasciste et antiraciste a de nombreux écueils à éviter. Parmi eux, celui de ne voir les manifestations de l’extrême-droite que quand elles émanent de groupes radicaux, au risque de rester aveugle à la pénétration des concepts et propositions d’extrême-droite dans la société et la vie politique, ou dans les courants politiques de gauche qui portent des idées d’extrême-droite et finissent d’ailleurs par s’allier aux premiers. En France comme en Allemagne, on estime à 15% le taux d’adhérents ou de sympathisants d’une organisation syndicale de salariés votant pour le RN ou l’AfD.

Mais il y a tout aussi bien l’écueil de ne pas prendre en compte la détermination des militants d’extrême-droite à aller jusqu’au bout de leurs idées, à les mettre concrètement en application, jusqu’à la violence, au meurtre, au terrorisme, de ne pas voir les néo-nazis partout où ils sont. Et s’ils sont dans les manifestations d’extrême-droite, ils ont aussi une vie quotidienne, souvent un emploi tout ce qu’il y a de plus quelconque, et pourquoi alors ne seraient-ils pas candidats ou élus aux élections professionnelles ?

Les inscriptions racistes dans les toilettes que personne ne fait effacer diffusent un double message : aux néo-nazis qu’ils peuvent continuer et passer à l’étape suivante ; aux salariés visés que ceux qui les haïssent sont là, à côté, tandis que personne ne trouve important de les défendre.
Et si tous les aspects de l’activité syndicale sont à réfléchir et à travailler pour contrer l’idéologie d’extrême-droite et ses militants (le contact avec les collègues, l’institutionnalisation, les responsabilités confiées – ou non – à des militants racisés, le discours économique et social qui est tenu, etc…), la mise en avant de quelques fondamentaux n’est pas inutile, d’autant plus qu’ils sont de moins en moins des évidences.

Pendant ce temps-là, Oliver Hilburger, en gilet jaune à l’inscription « Zentrum », s’engage notamment pour la campagne électorale des élections européennes de l’AfD à Friedberg (Hessen, Allemagne) où il prend la parole le 27 avril 2019. Il dit : «Un syndicat est par définition organisé de manière patriote (…) La solidarité propagée dans les syndicats n’est pas pensable au niveau international».

L’activité syndicale pour l’égalité des droits entre nationaux et étrangers, contre le racisme structurel dans le monde du travail, pour l’accueil des migrants, contre le nationalisme économique ou dans l’emploi et la régularisation des sans papiers est-elle menée concrètement, partout, avec la vigueur et l’ampleur nécessaire?

Que le sentiment de l'étrangeté nous ouvre à l'égalité, que l'expérience de la solitude, qui est à la fois intime et sociale, nous donne l'envie du collectif

Baker at night. Anthropologist during the day.

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