"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Des Turner Diaries à Christchurch, le fil Blanc du suprémacisme

in Chroniques de la violence brune by

Earl Turner.
Brenton Tarrant.

Deux tueurs .
Le premier n’a jamais existé ailleurs que dans l’imagination d’un militant néo-nazi, auteur d’un roman longtemps oublié, mais est l’archétype anticipé de tous les pèlerins du Néant qui assassinent au nom du suprémacisme blanc.
Le second croupira sans doute en prison toute sa vie après avoir assassiné de sang froid des centaines de personnes à la mosquée de Christchurch (1). Mais son manifeste est devenu un Mythe, et fait de lui le chef spirituel et le mentor dont les meurtres sont désormais un modèle pour des centaines de milliers de jeunes hommes, dont certains n’ont pour ambition que de l’imiter au plus vite.

Il y a encore quelques années, lire les Turner Diaries donnait le sentiment de se plonger dans une curiosité archéologique. Un objet répugnant sorti d’un quelconque cabinet des curiosités de collectionneur passionné par les sectes d’extrême-droite.

L’une des bibles des suprémacistes blancs était alors uniquement connue sur les souterrains de l’internet, un best steller de l’underground néo-nazi depuis sa parution en 1978. La chose semblait une imitation maladroite de la SF politique et apocalyptique plutôt de gauche des seventies. Du roman de gare, les Turner Diaries (2) ont le style médiocre, les rebondissements convenus, et les personnages très pauvres, n’y manque même pas la secrétaire modeste mais efficace tombant amoureuse du héros viril.

Les Turner Diaries, au départ, étaient difficilement lisibles autrement que comme le pensum minable d’un obsédé raciste, un roman où les extra-terrestres sont remplacés par les Juifs et les Noirs qui ont envahi les Etats Unis et dominent le gouvernement. Le héros est cet Américain moyen parfaitement improbable qui s’organise avec d’autres pour faire une Révolution consistant à assassiner les “ennemis raciaux” et leurs alliés, sous les applaudissements de plus en plus nourris de la population qui finit par les rejoindre dans la lutte contre le Système, pour faire la révolution et éviter la fin de la Civilisation Blanche en menant un génocide planétaire.
Les Turner Diaries ne faisaient pas peur, tant paraissait improbable ce scénario maladroit qui n’avait même pas le charme d’Invasion Los Angeles, avec sa métaphore amusante des lunettes rendant le héros capable de déceler les extra-terrestres maléfiques travestis en humains et ayant pris le pouvoir à l’insu des braves américains .

Aussi bien le projet initial de William Pierce, l’auteur semblait un échec flagrant. William Luther Pierce était un néo-nazi qui avait pensé une stratégie essentielle pour la suite: après la défaite du nazisme originel, les théories qui l’avaient inspiré, les haines qui l’avaient porté au pouvoir n’étaient pas périmées mais elles devaient trouver une forme d’expression nouvelle pour se diffuser dans la population. Une forme universelle, non rattachée d’emblée aux symboles et aux codes du nazisme allemand. Pierce fit scission avec son mouvement néo-nazi originel parce qu’il pensait que celui-ci se condamnait à tourner en rond et à la marge avec son folklore, et qu’il était nécessaire de refonder totalement le suprémacisme blanc, pour que son appel à la violence génocidaire  soit de nouveau entendu.

 

Lire les Turner Diaries en 2020, c’est réaliser que Pierce avait parfaitement raison dans ses espérances (3).

Le roman raconte donc l’histoire d’un «  Américain ordinaire » engagé dans l’Ordre , une organisation qui se donne pour objectif d’empêcher le « génocide blanc » orchestré par les Juifs qui dirigent les gouvernements et ont décidé d’utiliser les races inférieures, et principalement les Noirs pour réduire les blancs à la terreur et à l’esclavage. Les blancs en général, et les Américains en particulier, pervertis par l’antiracisme, le féminisme, le modernisme, bref, le Système sont pour la plupart incapables de voir le « vrai génocide » en cours, quand elles et ils ne sont pas tellement contaminés par la gauche qu’ils et elles en deviennent les collaborateurs zélés. The Order , l’organisation du héros, a décidé de constituer des noyaux semi-autonomes à travers tout le pays, chargés de commettre des attentats massifs contre toutes les minorités, contre la gauche, contre les médias, contre les politiciens, mais aussi de semer le chaos par la violence généralisée, même en tuant des Blancs innocents, pour accélérer la décomposition de la société et permettre la prise du pouvoir.

Lire les Turner Diaries en 2019, c’est éprouver une dissonance cognitive terrible.

Les méthodes terroristes utilisées par le héros et ses camarades sont en effet actuellement encore désapprouvées, en général, même par l’extrême-droite institutionnelle. Les penseurs néo-fascistes contemporains comme les grands partis populistes d’extrême-droite condamnent formellement les crimes de sang et les attentats. Tout comme ils condamnent formellement la violence extra-légale même de moindre intensité, même s’ils la présentent comme une conséquence de la “véritable” offensive migratoire.

De surcroît Les Turner Diaries ne s’embarrassent pas du moindre ethno-différentialisme ou de culturaliser le racisme biologique. L’ouvrage ne parle d’islam ou de sionisme que pour justifier l’appel aux génocides et la théorie raciale n’y est même pas expliquée, les non-Blancs y sont décrits comme l’Ennemi évident et absolu. Ces deux tendances de l’ouvrage, le racisme biologique et l’appel au terrorisme semblaient le cantonner à avoir une influence uniquement dans des sphères très spécifiques, celles du suprémacisme blanc et du néo-nazisme.

Mais en 2020, ces sphères ne sont absolument plus confidentielles. Ni aux Etats Unis, ni en Europe, ni en Russie, ni en Australie ou en Nouvelle Zélande. L’organisation décrite par Pierce existe déjà, telle quelle, avec des troupes et des moyens militaires, et des résultats en terme de terreur et de violence. D’autre part, les théories développées dans les Turner Diaries, sous leur forme euphémisée et culturaliste ont bien contaminé une partie des mouvements politiques moins extrémistes, une partie du débat public en Occident, et une partie de la population.

La dissonance cognitive vient de là, le sentiment de lire dans cette tentative de science-fiction néo-nazie, d’une part le récit de ce qui arrive sous nos yeux, et d’autre part, une familiarité avec l’univers mental du héros, même si sa barbarie et ses mots crus nous révulsent.

Le suprémacisme blanc est aujourd’hui une menace terroriste continue. De grande ampleur. Aux Etats Unis et dans les pays anglo-saxons en général, ainsi qu’en Allemagne, ceci ne fait plus débat (4). Même au niveau des autorités. Ce qui est appelé terrorisme intérieur est désormais considéré comme une menace aussi grave que le terrorisme djihadiste. En 2018, dans la sphère occidentale, le nombre de faits considérés comme des attentats terroristes était globalement en baisse, le nombre d’attentats d’extrême droite en très forte hausse, et le nombre de victimes aussi (6).

Le scénario est un peu différent de celui des Turner Diaries. The Order a bien existé, en tant qu’organisation terroriste fasciste structurée dans les années 90. Signe annonciateur des rapports entre la fiction et la politique, bien avant les masques du film Vendetta partout dans les manifestations, bien avant que le scénario de Matrix devienne une référence conspirationniste, des militants avaient décidé de transposer une fiction politique dans le réel.

Mais aujourd’hui le suprémacisme blanc n’est pas cette organisation avec un centre opérationnel donneur d’ordres direct décrit par Pierce….il est beaucoup plus performant que cela et fonctionne mondialement sur la base d’un réseau de noyaux et d’individus reliés entre eux par des échanges virtuels, la communauté fantôme, comme nous l’avions appelée dans un précédent texte.

Mais en partie, les Turner Diaries décrivent bien le réel.

Le tueur affilié à un réseau virtuel qui communique essentiellement par la radio à ondes courtes existe, à des dizaines d’exemplaires chaque année. Simplement il n’utilise pas la radio mais internet. Les attentats d’extrême-droite se sont banalisés.

Un Mythe est né. Breivik avait échoué dans son projet, générer une imitation de son geste meurtrier partout en Europe. Mais ce n’était qu’un échec provisoire, lié à la conjoncture historique : en 2011, l’espoir à l’extrême-droite se situait encore à un niveau politique classique, et la fièvre identitaire n’était pas encore parvenue au paroxysme où elle génère massivement une culture de mort dans le réel. On a cependant sous estimé l’impact de ce précédent, notamment en faisant une énorme d’erreur analyse: considérer que le caractère solitaire du tueur qui ne faisait partie d’aucune organisation constituée, minimisait grandement son importance politique. En réalité Breivik était un précurseur, en termes de socialisation politique, essentiellement virtuelle. Dans une décennie où internet allait être utilisé comme outil primordial pour toutes les extrême-droite (5).

Depuis, l’émergence d’une génération qui a un rapport anthropologique au numérique totalement différent des précédentes a joué son rôle. Les jeunes suprémacistes blancs américains se réfèrent désormais aux identitaires français, et en Europe, la figure du tueur de masse anglo saxon est aussi mobilisatrice que les références locales. Et cela va bien plus loin, une mouvance absolument transnationale s’est constituée .

« Anons », c’est ainsi que les tueurs et les aspirants tueurs s’appellent entre eux. Anons comme anonymous. La suprématie blanche est désormais revendiquée de cette manière étrange, nous ne sommes personne et nous sommes tout le monde, le seul monde digne d’exister universellement, les autres doivent mourir.

/pol/ pour politiquement incorrect. Le tag utilisé par les « anons » du monde entier pour se retrouver et se reconnaître sur le net, créer des espaces temporaires ou durables d’appels collectifs à la haine sur les réseaux sociaux ou les forums. « Politiquement incorrect », ce terme revendiqué fièrement dans l’Occident tout entier par des forces tout à fait intégrées dans la vie médiatique, culturelle, démocratique, qui entendent dénoncer la tyrannie des minorités. Comme les suprémacistes blancs.

Le tueur des Turner Diaries a quelque chose de terriblement familier. Ce n’est pas seulement un tueur, c’est aussi un militant. Anti-système. Ce mot, le « Système » revient toutes les trois pages. Décalage temporel. En 1978, lorsqu’un écrivain néo-nazi emploie ce mot, il se situe dans un registre sémantique familier de l’histoire de son camp. Il pense très certainement au vocabulaire des nazis eux même. En 2019, ce mot est employé par une bonne partie de la classe politique institutionnelle mais il est aussi le vocable qui a remplacé « capitalisme » dans beaucoup de manifestations, notamment en France.

Qu’est ce que le Système dans les Turner Diaries ? Pas seulement le gouvernement. Pas seulement la conspiration Juive en son sein. Le Système ce sont aussi les organisations de défense des droits de l’homme, les féministes, les antiracistes. Des minorités agissantes extrêmement organisées autour de l’idéologie progressiste, et en réalité complices de l’invasion massive des non-blancs décrits comme une masse indistincte de violeurs et d’égorgeurs hostiles. Le tueur des Turner Diaries est censé « se défendre » et son réseau de « résistants » aussi. C’est ce retournement victimaire qui le met du côté du Bien et du Courage même quand il tue et s’attaque à des personnes sans défense. Les attentats décrits dans le roman sont pour beaucoup dirigés contre des cibles civiles. Pas seulement les « Nègres » et des Juifs mais aussi tous les instigateurs et les collaborateurs du complot : journalistes, politiciens, progressistes abattus ou tués lors d’attaques à la bombe.

La liste des « collabos » des Turner Diaries correspond parfaitement à celle qui est dressée aujourd’hui dans des cercles bien plus larges que les mouvances néo-nazies . Elle correspond à celle dressée par les électeurs de Donald Trump, de Bolsonaro, de tous les populistes déjà au pouvoir. Mais aussi à un discours ambiant qui a fait du féminisme, du progressisme et de l’antiracisme une menace sociale importante. En France, ce ne sont plus seulement des magazines comme Minute ou Valeurs Actuelles, connus pour leur ligne de droite ou d’extrême droite qui font des unes désignant les minorités comme le danger principal pour la société, mais aussi des titres comme Le Point ou Marianne.

Les Turner Diaries s’attaquent à des mesures sociétales censées être protectrices de tous et qui ne seraient que la pointe avancée du système qui détruira les Blancs. Le livre est écrit en 1978 mais évoque les vaccins comme un poison massif dans lequel on a injecté des substances permettant de contrôler la population.

Que font les néo-nazis et les suprémacistes blancs depuis le début de l’épidémie du Covid 19?

Au choix prétendre qu’il n’existe pas ou affirmer qu’il est un élément du complot comme les vaccins.

Aux Etats Unis et au Royaume Uni, en plein confinement, les services de sécurité sont contraints à une très grande vigilance: certains groupes appellent à envahir les hôpitaux pour montrer que le virus n’existe pas, d’autres à ce que les suprémacistes malades en profitent pour contaminer personnes juives et policiers. Ces derniers sont en fait dans la droite ligne du mouvement “accélérationniste” qui fait fureur au sein du suprémacisme blanc ces dernières années et constituait déjà un des piliers de l’action prônée par le groupe du terroriste des Turner Diaries: au début du roman, l’organisation s’attaque à des cibles ennemies mais finalement sa hiérarchie décide qu’il faut absolument accélérer l’effondrement de la civilisation déjà dégénérée en détruisant ses infrastructures, notamment celles qui alimentent les métropoles en eau et en électricité, les transports en commun, les réseaux de communication. Actuellement, c’est l’optique défendue par de nombreux suprémacistes blancs dont beaucoup voient donc le coranavirus comme une chance.

De manière significative, ces mouvements ont trouvé un écho immense auprès des gouvernements d’extrême-droite et de droite, notamment celui de Donald Trump et auprès d’une frange de la population qui, sans être néo-nazie, est convaincue par l’essentiel de la vision du monde suprémaciste blanche. Ceux qui analysent tout humanisme comme un danger mortel pour eux même, ceux qui étaient engagés dans la lutte contre les migrants, ceux qui refusent leurs droits aux femmes ont rejoint la lutte contre le confinement et la distanciation sociale, et les manifestations qui ont lieu aux Etats Unis, et qui vont désormais jusqu’à l’invasion armée de bâtiments publics démontrent la jonction qui est en train de se faire, dans les actes. En Europe, notamment en Allemagne, un autre aspect est mis en évidence dans les manifestations contre le confinement: les suprémacistes y côtoient des anti-système venus de la gauche, dans une rhétorique qui allie le refus de la science, le conspirationnisme, l’antisémitisme et l’appel au renversement des démocraties (6).

En France, cette jonction se manifeste dans le débat public: sans surprise, les Eric Zemmour et autres théoriciens de la même école assument de prôner le déconfinement et la survie des plus forts en sacrifiant les plus faibles et dénoncent l’humanisme qui consiste à vouloir sauver les vies “de ceux qui ne servent à rien”, pour résumer. Mais cet appel est repris de manière euphémisée par ceux qui défendent le primat de l’économie, et l’impératif absolu de la reprise des activités économiques.

La pulsion de mort collective qui est au cœur de l’idéologie suprémaciste blanche, dans cette période de crise liée à l’épidémie entre donc en résonance avec la volonté plus banale du primat de la bonne santé des entreprises sur la bonne santé des êtres humains.

La négation de l’existence du danger épidémique pour l’humanité est partagée de la même manière que celle du réchauffement climatique, à la fois par des suprémacistes blancs qui se pensent en rupture absolue avec la société actuelle et veulent détruire un ordre qu’ils définissent comme décadent et paradoxalement par les forces politiques les plus conservatrices, celles pour qui la marche du capitalisme tel qu’il est doit primer sur tout autre impératif.

Dans ce contexte épidémique, de manière significative aussi, les droits des femmes, également sont en très grand danger et là aussi la jonction se fait. Même dans un pays comme la France , il a été difficile de faire allonger le délai pour recourir à une IVG médicamenteuse. Aux Etats Unis, en Pologne, les dirigeants ont profité de la période pour réduire les droits à l’IVG ou les supprimer. Tandis que les suprémacistes blanches en venaient à assumer de se déguiser en gardiennes de la dictature  de la fiction féministe “La servante écarlate” dans certaines manifestation, des forces politiques pour certaines simplement conservatrices choisissaient aussi d’attaquer les droits des femmes.

Parmi les obsessions du tueur des Turner Diaries, figure aussi la liberté des femmes et leurs droits qui réduisent les femmes blanches à se faire violer par des noirs. Le roman y consacre beaucoup de temps et le deuxième personnage principal est la compagne d’Earl Turner, une femme autrefois “libérale” passée dans le camp de l’organisation néo-nazie après avoir subi des agressions sans être défendue par le gouvernement et les organisations féministes.

Le tueur fictif décrit aussi au fur et à mesure de ses pérégrinations, un ennemi qui a tout du « bobo islamo-gauchiste » tant caricaturé aujourd’hui : le traître blanc qui vit dans des immeubles sécurisés au milieu des quartiers envahis par l’ennemi intérieur. Il évoque notamment leur dépravation totale, des orgies sexuelles, à connotation homosexuelle et lesbienne mais toujours stériles .

Au fur et à mesure de la lecture , un malaise s’installe. Le sentiment de lire une synthèse, certes outrée, de discours épars et en apparence souvent contradictoires, tenus par des forces sociales multiples des pays occidentaux où nous vivons. Une sorte de puzzle contemporain dont les pièces encore en désordre, seraient les Turner Diairies.

Ces dernières années, l’hégémonie culturelle de l’extrême-droite est aussi importante que sa percée politique et ses prises de pouvoir.

En France, particulièrement, certains idéologues à la popularité immense tiennent désormais un discours très proche de celui des suprémacismes blancs. Ainsi Eric Zemmour, depuis longtemps a défendu sur des plateaux télés l’existence des races et le fait que c’est la race blanche qui est menacée et aucune autre. Son discours sur la révolte des jeunes hommes blancs qui vont forcément devenir violents face au Grand Remplacement en cours justifie, non pas par avance, car elles ont déjà lieu, les tueries commises par les « anons ». Le Peuple d’Eric Zemmour les inclut. Et comme il l’a ajouté récemment, être français, à ses yeux, c’est se revendiquer aussi de l’héritage de Bugeaud, accepter qu’une part du destin national ait consisté -ou consiste- à tuer des musulmans et des Juifs. De manière très significative, ce discours qui aurait stupéfié il y a vingt ans n’est que très mollement combattu, en général. Beaucoup de journalistes, d’intellectuels, estiment que ses thèses ne peuvent faire l’objet d’une « censure », ce qui revient à avaliser les grands médias qui le choisissent lui, plutôt qu’un autre comme éditorialiste.

La place de l’anti-féminisme est aussi devenue centrale dans beaucoup d’imaginaires. Il y a encore quinze ans, les discours mainstream sur le féminisme visaient à pointer son « ringardisme », le fait qu’il n’attirait plus personne, à part les femmes d’un certain âge qui avaient vécu les années 70 et se retrouvaient totalement dépassées. Les féministes étaient inutiles dans une société où les femmes avaient conquis la majeure partie de leurs droits, et aspiraient aussi au retour d’une certaine « féminité ». Les féministes étaient l’objet d’un mépris bienveillant, le même qu’on réservait d’ailleurs au gauchiste dépassé et isolé.

Personne n’aurait pu prévoir l’explosion d’hostilité en cours, et l’importance extrême prise par la dénonciation des mouvements féministes dans les imaginaires du complot juif ou islamophobe. Personne n’aurait imaginé non plus l’émergence des incels, tueurs de masse revendiquant de s’attaquer aux femmes et le succès des espaces virtuels où de jeunes hommes se construisent dans la haine de la femme qui menace la civilisation avec sa liberté. Personne n’aurait imaginé non plus que l’anti-féminisme deviendrait un juteux créneau, adopté par des éditorialistes mainstream, et que la femme anti-féministe deviendrait un des rôles sociaux favoris dans les talk show. Ni que ces femmes seraient dans le même temps violemment islamophobes au nom du féminisme, sans que la contradiction dérange beaucoup de monde.

Mais si nous étions amenés à dialoguer non seulement avec les tueurs suprémacistes blancs mais aussi avec les fanatiques radicalisés d’Eric Zemmour, eux nous répondraient que ce qui est bien arrivé, c’est l’invasion décrite par les Turner Diaries : et comme preuve en Europe et aux Etats Unis, ils nous en donneraient d’un côté les réfugiés « par millions » qui traversent la Méditerranée et de l’autre les mexicains et les Noirs qui sont de plus en en plus nombreux dans la population américaine. La seule différence entre les « anons » et les discours plus modérés des pourfendeurs de l’immigration et du métissage est celle qui sépare le « Heil Hitler » du long sanglot de l’homme blanc devant sa disparition fantasmée. Le second ne tue pas…ou presque.

 

 

Ce “presque” ce sont les  morts noyés en masse dans la Méditerranée à cause de la politique d’immigration menée par des gouvernements élus.

Ce “presque” ce sont les enfants séparés de leurs parents et les suicides de plus en plus nombreux dans les centres et les camps de rétention qui parsèment tout l’Occident. Ce presque n’est qu’un imaginaire, pour la plupart des gens, une toile de fond du temps présent, une petite musique terrible qui nous dit, en toute simplicité que nous avons déjà choisi : plutôt les Anons et leur séparatisme qu’accepter de revenir aux droits de l’homme pour des millions d’être humains dont « nous » ne voulons pas.

Dans le débat public, cette question absolument fondamentale pour l’avenir est presque toujours séparée du reste, par les forces politiques en présence. Nous faisons mine d’universalisme. Droits des femmes, droit des enfants, droits démocratiques, libertés civiles, nous opposons encore les mots aux Anons et aux Zemmour. Mais pour les actes, on repassera, puisque dans nos sociétés, la loi, la pratique étatique les réservent déjà à une partie de la population et en excluent totalement une autre. Et la force du suprémacisme blanc, et celle de l’extrême-droite  est sans doute autant notre non dit là dessus, que ses cris de haine bruyants.

Déjà les politiques d’immigration ont dit qu’en fonction de la race supposée, la vie ne valait rien. Déjà nous nous protégeons avec des barbelés qui écorchent vif des enfants. Déjà nous traitons celles et ceux qui parviennent à franchir nos frontières comme des rats, parqués dans des bidonvilles, même si nous n’employons pas ce mot là. Déjà, cette paranoïa civilisationnelle qui est au cœur des Turner Diaries est la nôtre. Certes pas au nom d’un projet de société, et c’est une différence importante. Simplement au nom d’un “nous ne pouvons pas faire autrement”.

L’approche majoritaire du suprémacisme blanc  consiste à l’aborder comme une société fermée, une structure non poreuse avec le reste de la société.

C’est celle qui est adoptée majoritairement en France. Où l’on continue à traiter le problème en comptant le nombre d’attentats, le nombre d’adeptes et le nombre de passages à l’actes. Pour conclure avec satisfaction que c’est un phénomène anecdotique, ultra-minoritaire et reconnaître du bout des lèvres qu’ailleurs, aux Etats Unis ou même en Allemagne, le problème est un peu plus important, mais reste une pure affaire de délinquance occasionnelle et de groupuscules isolés. Contrairement au terrorisme djihadiste organisé et “massif”.

Effectivement, en Occident, pour le moment, les attaques terroristes commises au nom du djihadisme sont  nombreuses. Et terriblement meurtrières. De la même manière, en ce qui concerne les crimes de sang antisémites, et pas seulement en France. Aux Etats Unis, ces deux derniers mois, des tueries antisémites ont été perpétrées dans un temps très court par des assassins issus de minorités noires, elles même victimes du suprémacisme blanc. Elles s’accompagnent de plus d’une hostilité en actes moins sanglants contre les communautés juives visibles. Mais les tueurs avaient tous un lien avec le suprémacisme blanc : celui qui a fait irruption dans la maison d’un rabbin avec une machette possédait chez lui des portraits d’Hitler et des textes néo-nazis. Le couple qui a tué notamment dans une épicerie du New Jersey était adepte d’une version particulière d’une théorie populaire chez les suprémacistes blancs. Celle de la tribu perdue d’Israël, qui affirme que les Juifs sont des imposteurs et que le « peuple élu » de la Bible était l’ancêtre de la race anglo-saxonne. Propagée par la Christian Identity et les factions racistes évangélistes, elle a aussi sa version suprémaciste noire.

En France, la version la mieux référencée des Turner Diaries dans Google a été traduite par un suprémaciste blanc adepte de cette théorie des tribus perdues. Et ces dernières années, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, un antisémitisme particulier s’est développé qui accuse toutes les personnes Juives de gauche de ne pas être de « vrais Juifs », tout en défendant l’extrême-droite israélienne comme essence du judaïsme réel, évidemment allié au suprémacisme blanc ou au racisme plus euphémisé. Dans le même temps, le mélange fréquent entre des théories antisémites européennes et un djihadisme fervent est très commun chez les tueurs qui se revendiquent de Daech, et qui ont baigné dans la propagande dieudonniste et le négationnisme mainstream… également partagé par les suprémacistes blancs.

Naturellement, il ne s’agit pas de nier la force autonome des oppressions incarnées par certains islams politiques ou par le djihadisme ou par des théories identitaires réactionnaires portées par une partie des minorités racisées en Occident. Et évidemment alimentées par la puissance de régimes politiques existants partout sur la planète, de l’Arabie Saoudite à l’Iran, en passant par toutes les dictatures possibles de la Russie à la Syrie.

Mais, sauf à adopter les théories essentialisantes des racistes, on ne peut pas ne pas analyser les échanges, les liens sociologiques et politiques, le magma terrible et interactif qui se tisse autour du concept fondamental de Séparation Meurtrière, fondement des Turner Diaries et des Anons contemporains. Ni dans un sens, ni dans l’autre.

Si des tueurs djihadistes ne cachent pas leurs sympathies pour Hitler, il y a un terme répandu chez une partie des tueurs suprémacistes blancs et leur public, notamment au Royaume Uni. White Djihad, un hommage miroir hallucinant à l’Ennemi construit et fantasmé. Le tueur de Daech est un modèle pour le tueur suprémaciste blanc, notamment dans sa capacité à frapper avec peu de moyens. Et cette fascination va bien au delà des Anons revendiqués.

Zemmour encore, a affirmé à propos de Daech, respecter l’islam et les « gens qui meurent pour ce à quoi ils croient », quelques années avant d’évoquer cette jeunesse blanche qui forcément va se révolter aussi, sur le même modèle. Matzneff crachant sur les victimes survivantes des attentats djihadistes, a publié pour Le Point pour une chronique où il affirme qu’il faut un sacrifice sanglant et jumeau face au califat, une Guerre, enfin.

Et les Turner Diaries résonnent en écho, où l’auteur évoque des tueries perpétrées par des Noirs contre des Juifs, par exemple, comme force d’appoint pour semer le chaos. Les Turner Diaries sont aussi le rêve des masses blanches se sacrifiant pour la Cause, et la dernière partie du roman est d’ailleurs le récit de la mort de millions de blancs dans des émeutes ou des attentats aveugles, sacrifice collectif qui seul peut régénérer la race.

Les lecteurs de science-fiction qui ont, dans leur jeunesse, été des assidus de Gibson ou de Spinrad ont connu cet étrange moment où ce qui relevait de l’imaginaire pur est devenu en partie parfaitement réaliste et même totalement dépassé. Les ouvrages clés du cyperpunk écrits dans les années 70 et 80 décrivent désormais un temps qui est le nôtre, et les divergences, les erreurs sur ce qui est arrivé ou pas, par exemple dans le domaine de la technologie n’enlèvent rien à leur formidable caractère anticipateur.

C’est malheureusement un peu semblable pour les Turner Diaries. Les Turner Diaries étaient un pamphlet politique, un appel à la mobilisation, un programme d’organisation fasciste adapté à la situation politique crée par la défaite du nazisme. Un espoir aussi, celui que les « masses blanches », un jour, puissent de nouveau entendre l’appel des suprémacistes.

C’est en cours. Les tueurs de l’internationale suprémaciste sont devenus une actualité comme une autre, ils frappent un peu partout, désormais et à intervalles de plus en plus rapprochés.

Depuis l’attentat de Christchurch, il y a moins d’un an, des actions ont eu lieu partout en Amérique du Nord, mais aussi dans de nombreux pays d’Europe. Beaucoup se réfèrent aux même codes et au Héros de l’Ere Nouvelle, Brenton Tarrant.

Leurs cibles, les musulmans, les Juifs, les féministes, les « apôtres de la bien pensance politicienne », ont une caractéristique, ce sont aussi celles d’un discours mainstream globalisé. Et certes la haine déversée en toute démocratie par des politiques, des éditorialistes et la masse de ceux qui les suivent n’est pas forcément un appel au meurtre. Mais elle en donne envie, et les tueurs sont désormais ceux qui font des désirs dominants une réalité immédiate. Le suprémaciste blanc est un juste un Homme pressé

 

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Notes

(1) Brenton Tarrant a assassiné 51 personnes musulmanes à l’arme semi-automatique dans la mosquée de Christchurch le 15 mars 2019. Il a laissé un double manifeste, une vidéo faite pendant l’attentat et un écrit organisé de manière spécifique avec une longue revendication puis une FAQ où il s’entretient avec lui même. Le nombre de morts ainsi que le retentissement mondial de cet attentat en ont fait un modèle dont d’autres tueurs ont copié les méthodes de revendication tout au long de l’année 2019. Au mois d’avril 2019, un jeune homme de 19 ans attaquait la synagogue de Ponay à San Diego en citant Tarrant. En août 2019, deux attaques où le nom de Tarrant était cité en exemple et en prophète étaient perpétrées à une semaine d’intervalle, à El Paso, aux Etats Unis et dans une mosquée en Norvège.

(2) Parmi les nombreux articles d’analyse sur les Turner Diaries, on pourra lire celui-ci , synthétique mais explorant les principales dynamiques du roman et ses éléments novateurs pour le suprémacisme blanc.

(3) Au moins un terroriste récent d’extrême-droite européenne était directement en contact avec l’organisation fondée par Pierce, la National Alliance. L’assassin de la députée Joe Cox, anglais avait pris contact avec eux depuis des années, et utilisé leurs conseils pour s’armer. https://www.splcenter.org/hatewatch/2016/06/16/alleged-killer-british-mp-was-longtime-supporter-neo-nazi-national-alliance

(4) Le Royaume Uni a été confronté à une montée en puissance des crimes de haine après le vote du Brexit, mais avant celle-ci, l’on pouvait assister à l’émergence d’une mouvance novatrice du suprémacisme blanc qui en renouvelait les codes, tout en s’inscrivant dans une volonté ouverte de propager un dégré de violence extrême. Ainsi la National Action, issue d’une organisation plus vaste l’English Defence League, parvient à impulser des meurtres dès 2015, tout en maintenant une communication et des actions publiques avant d’être interdite ( voir notamment ici . Mais il faudra attendre d’une part l’assassinat de Joe Cox et d’autre part l’onde de choc déclenchée par l’attentat de Christchurch pour que l’état décide d’appliquer les mêmes lois aux terroristes d’extrême-droite qu’aux djihadistes.

En Allemagne, c’est à peu près le même schéma: malgré des mobilisations de rue racistes fortes et ce bien avant la décision d’accueillir des réfugiés, les autorités ignorent le néo-nazisme, si bien que survient l’affaire de la NSU qui sera une onde de choc politique: les allemands découvrent que les services de sécurité et de de police ont pendant des années attribué à des règlements de comptes “infra-communautaires les assassinats commis par un groupe de néo-nazis. ( voir ici)

Pour autant, la montée de l’AFD et le succès populaire des manifestations du mouvement Pegida créent plus de débats sur l’opportunité de mener une ligne plus dure vis à vis de l’immigration qu’une volonté de se mobiliser contre l’extrême-droite au niveau du pouvoir. C’est entre autres l’assassinat de Walter Lubcke, homme politique et haut fonctionnaire qui avait pris parti pour l’accueil des réfugiés en juin 2019 qui va changer la donne.
Au sujet de cet assassinat, on notera qu’en France Christine Tasin animatrice de deux des sites les plus fréquentés de la fachosphère au sens large, fera immédiatement après l’attentat, une apologie claire et sans ambiguité aucune de l’acte terroriste qui vient d’être commis sans être aucunement inquiétée bien que ses propos tombent sous le coup de la loi. Cette même militante reconnaîtra après l’attentat contre la mosquée de Bayonne que l’auteur était un lecteur et contributeur aux commentaires de son site.

(5) Dans cette note, et concernant spécifiquement le suprémacisme blanc, un petit historique des expériences politiques extrêmement précoces de propagande et de structuration virtuelle notamment chez les néo-nazis américains.

(6) Concernant la période ouverte par l’épidémie, en dehors des manifestations sur la voie publique, on compte également des tentatives d’action violentes qui perdurent malgré le confinement. Dès le mois de mars, un suprémaciste blanc antisémite et islamophobe  qui avait projeté d’attaquer un hôpital a été abattu par la police à Kansas City. Par ailleurs, le virus a été vu comme une opportunité terroriste d’une simplicité inédite et il est impossible de connaître le nombre de militants suprémacistes qui ont répondu à un appel lancé dès le mois de mars dans toute la sphère mondiale: contaminer les surfaces dans les espaces fréquentés par le public, notamment avec des dépôts de salive et surtout si l’on est malade. En tout cas des vidéos ont tourné, à la fois ridicules et terrifiantes montrant des jeunes en train de lécher des caddies de supermarché ou des produits dans les rayons. Et l’exemple d’un homme ayant volontairement craché sur une caissière érigé au rang d’acte saint par des forums néo-nazis , en Europe comme aux Etats Unis

(7) Au Royaume Uni, en février dernier, une étude a montré par ailleurs que le nombre de terroristes qui n’avaient pas d’origine non européenne était devenu plus important que tous les autres, mais que pour autant, il comprenait aussi des jeunes hommes ralliés au djihadisme. A ce propos le travail reste à faire concernant l’étude des interactions et des influences réciproques entre suprémacistes blancs et djihadistes, mais loin des rhétoriques simplistes sur “le terrorisme d’extrême-droite est une réponse à Daech”, l’on peut déjà acter un fait : l’expression “white djihad” a été popularisée notamment par la National Action, l’un des groupes pro terrorisme néo-nazis les plus actifs au Royaume Uni. https://www.independent.co.uk/news/uk/crime/white-people-terror-offences-number-ethnic-group-asian-home-office-a9376846.html

PrecairE, antiracistE

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