Ilan Halimi a été enlevé, séquestré, torturé pendant trois semaines et assassiné en 2006.
Parce qu’il était Juif, et que les assassins étaient persuadés que les Juifs étaient tous connectés entre eux et solidaires, extrêmement puissants, et riches. L’assassinat d’Ilan, jeune salarié d’une boutique de téléphonie du 11ème arrondissement était profondément et absolument politique : ses meurtriers étaient à ce point convaincus de la réalité de la vision hallucinée de l’antisémitisme, qu’ils ne l’ont pas questionnée un seul instant avant de fomenter leur plan criminel et dément.
Quinze ans plus tard, leur conviction est partagée massivement, banalement. Que les Juifs contrôlent à la fois la pandémie et les “vaccins tueurs”, qu’ils soient à l’origine de la crise économique et sociale, à la tête de tous les pouvoirs, organisés en sociétés secrètes ou contrôlant les choses ouvertement par l’intermédiaire d’organisations communautaires est une idée parfaitement ordinaire dans une partie de la population française et en Occident.
En 2006, une partie du champ politique a affirmé que l’assassinat d’Ilan relevait d’un « nouvel » antisémitisme, parce que le chef de l’auto-proclamé gang des barbares était noir. Il n’était cependant pas seul dans l’affaire, et parmi ses complices, il y avait des gens de toutes les origines. Une autre partie du champ politique, dans une parodie sordide de défense antiraciste, a affirmé pendant des années que le crime était somme toute crapuleux, anecdotique, et très peu politique. Dans la gauche radicale, beaucoup ont franchi un pas supplémentaire dans l’ignominie, en faisant de la mémoire de cet assassinat un problème politique, en affirmant, comme pour les crimes antisémites ultérieurs commis par les djihadistes, que dénoncer et combattre c’était forcément renforcer le racisme et l’islamophobie d’état.
Pendant de longues années, la mémoire et les hommages à Ilan Halimi ont donc été pris dans une tenaille raciste et antisémite généralisée. Peu de victimes ont été à ce point salies à la fois par ceux qui utilisaient sa mémoire pour cibler l’ensemble des issus de l’immigration noire, arabe et/ou musulmane, et ceux qui, à l’instar de Dieudonné, et même dans les rangs antiracistes, en ont fait un repoussoir.
Aujourd’hui, après tant et tant d’autres crimes antisémites, alors que l’antisémitisme est un universalisme de la haine qui rassemble, par delà les classes sociales, par delà les appartenances identitaires, réelles ou supposées, alors qu’il est omniprésent et peut s’exprimer sous n’importe quel prétexte, religieux, économique, social, dans n’importe quel débat politique, réintégrer la mémoire d’Ilan Halimi dans nos mémoires de gauche antiraciste est une urgence.
L’antisémitisme tue, et d’abord dans sa banalité absolue. C’est d’abord cette leçon là que nous devons retenir de l’assassinat d’Ilan Halimi. Il n’y pas un antisémitisme qui serait plus inoffensif, parce que simple préjugé, ou manifestation sporadique, « spontanée », « maladroite ». Penser que les Juifs sont tous riches et tous unis, c’est le degré zéro de l’idéologie, mais cela peut conduire à tuer. Raison pour laquelle l’antiracisme ne peut qu’être l’absence de complaisance absolue avec les expressions les plus banales de la haine, qui sont de toute façon politiques.
L’assassin d’Ilan Halimi, parti de ce banal antisémitisme de comptoir l’a d’ailleurs démontré puisqu’au fil des années, il a pu adopter l’anti-impérialisme antisioniste, le dieudonnisme frondeur, ou le djihadisme pour cracher sa haine hallucinée de sa cellule.
L’antisémitisme tue et il tue aussi politiquement l’ensemble des résistances antiracistes. Le débat politique atroce qui a s’est développé à l’époque de l’assassinat d’Ilan Halimi a rompu les digues : dès ce moment terrible, les énergies se sont déployées, non pas pour combattre l’antisémitisme, mais soit pour alimenter d’autres racismes, soit pour entretenir la musique qui allait devenir un tube fasciste, celle du deux poids deux mesures et de la concurrence victimaire.
Après l’assassinat d’Ilan Halimi et pendant de très longues années, l’antiracisme n’a plus été une bonne raison de descendre massivement dans la rue. Divisés, dressés les uns contre les autres, toutEs celles et ceux qui étaient visés par toutes les forme de racisme et d’antisémitisme se sont affrontés entre eux, et l’idée de deux antiracismes séparés, l’un « universaliste » qui aurait défendu les victimes d’antisémitisme et l’autre « politique » qui aurait permis de protéger les victimes d’islamophobie et du racisme post-colonial, s’est totalement imposée.
En 2021, rendre hommage à Ilan Halimi, entretenir sa mémoire, n’est pas un devoir, pas un acte d’altruisme de la part des antifascistes que nous sommes, c’est plus prosaïquement une question de vie ou de mort politique.
Les tueurs et les foules antisémites sont partout dans les rues d’Occident. Les suprémacistes blancs tirent sur des mosquées et sur des synagogues, et plus seulement aux Etats Unis. Les djihadistes nés sur le sol français ont une prédilection pour les cibles juives. Les mouvements anti-système, déjà présents avant la pandémie réussissent à mobiliser sur les réseaux mais aussi dans les rues des grandes villes, et la théorie de la conspiration juive est toujours au cœur de leur logiciel. Elle rallie aujourd’hui bien plus de troupes que l’anti-capitalisme concret. L’hallucination meurtrière du Gang des Barbares est désormais l’un des fondements de mobilisations toujours plus fortes.
Dans le même temps, le schéma antisémite est reproduit de plus en plus largement pour viser d’autres minorités: l’inversion victimaire opérée par l’antisémitisme européen depuis des siècles est désormais dirigée aussi contre les musulmans, contre les femmes, contre les personnes LGBT. Contrairement à d’autres racismes, l’antisémitisme a toujours eu une spécificité, faire de ses cibles non pas des inférieurs biologiques ou culturels à dominer, mais une minorité ultra-puissante à renverser. La thèse antisémite est que les Juifs sont secrètement ceux qui manipulent les dirigeants apparents, ceux qui ont organisé une contre-société secrète et antagoniste qui a déjà pris une partie du pouvoir politique ou économique, ou cherche à le faire en noyautant des sphères sociales ou des espaces socio-géographiques. En Europe comme aux Etats-Unis, cette vision du monde, qui justifie des persécutions de plus en plus violentes, institutionnelles ou terroristes se retrouve dans les thèses sur la « tyrannie des minorités ». En France, l’islamophobie est désormais entièrement calquée sur ce modèle jusque dans ses aspects les plus caricaturaux, parmi lesquels le « complot des Frères Musulmans », ressorti à toutes les sauces les plus sales (y compris celle d’un financement du complot de frères musulmans par George Soros) et au plus haut niveau de l’état.
En 2006, l’assassinat d’Ilan Halimi a été interprété soit comme l’expression d’un antisémitisme cantonné à une partie de la population, les issus de l’immigration et des banlieues, soit comme un fait divers isolé, dans une société où l’antisémitisme était une histoire révolue.
Quinze ans plus tard, non seulement l’antisémitisme n’a pas disparu ni été remplacé par d’autres racismes, mais il est devenu une banalité massive, meurtrière, mortifère, qui irrigue beaucoup d’autres offensives racistes.
Depuis 2006, les hommages à Ilan Halimi ont été rares dans le camp antiraciste, alors que dans le même temps, la stèle en sa mémoire a été profanée plusieurs fois, les antisémites n’oubliant pas leurs références atroces.
Il est temps de nous retrouver. Nous serons présents à l’hommage organisé le 14 février à l’appel du Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes, Juives et Juifs révolutionnaires, Mémorial 98, Collectif des Juifves VNR à Paris .
Toutes les informations sur le rassemblement sont à retrouver sur la page de la commémoration