Sarah Halimi, une mémoire isolée par nos antiracismes divisés.

in Chroniques de la violence brune/Chroniques du déni by

Seule, Sarah Halimi.
Comme d’autres victimes de crimes antisémites.
Seule à cause d’un antiracisme qui ne sait plus être universaliste.

Depuis la date de son assassinat, un double mouvement l’exclut, comme tant d’autres, de la solidarité avec les victimes de crimes racistes qui se succèdent dans ce pays.

Ce mouvement est d’abord une absence de mouvement, assez ordinaire, malheureusement, dans une partie du champ antiraciste. Un certain regard. Un regard sur une « Juive ».
Qui était Sarah Halimi ? Une habitante d’un quartier populaire, où les issus de l’immigration sont nombreux. Une femme aux revenus suffisamment modestes pour être locataire d’un HLM, au milieu d’une zone urbaine où l’accès aux services publics même au cœur de Paris devient limité. L’histoire terrible de la soirée qui a conduit au meurtre de Sarah Halimi est aussi l’histoire de la police qui n’intervient pas assez vite, malgré les appels, malgré sa présence sur les lieux. Une histoire que beaucoup d’habitantEs des quartiers populaires connaissent, même si elle ne se termine pas toujours de manière aussi atroce.

Si Sarah Halimi avait été arabe, ou noire, issue de l’immigration, son nom aurait été immédiatement ajouté à celui des crimes racistes non pris en compte par les autorités publiques. Pour elle nous aurions dit les mots que nous disons toujours, et les plus radicaux d’entre nous auraient évoqué le racisme d’état. ToutEs, nous aurions en tout cas dénoncé l’indifférence face au meurtre d’une femme, le déni de son caractère raciste, d’abord total, puis le racisme mis au second plan derrière l’alibi de la folie du meurtrier.

Mais depuis Ilan Halimi, un certain antiracisme a mis les Juifs à part. Un discours pervers est devenu dominant, qui se montre son absurdité infâme à lui même à chaque instant: des idéologues et leurs suiveurs clament partout qu’il est parfaitement inutile et scandaleux d’avoir un mot spécifique pour la haine des Juifs, que l’existence du terme « antisémitisme » ne démontre que le privilège qu’ont les Juifs et l’attention que leur porte le pouvoir. Et dans le même temps, dans ce même champ qui se dit antiraciste, « politique », « décolonial », l’antisémitisme a bien une spécificité négative, n’est jamais combattu, ses victimes toujours mises à part de nos solidarités.

« Oui mais Sarah Halimi a eu les mots de Macron » diront les petits comptables tristes du niveau exact de persécution et de discrimination. Oui, c’est vrai, soixante dix ans après un génocide perpétré entre autres par l’Etat français, il arrive encore que nos gouvernants aient la décence de montrer que l’antisémitisme les préoccupe.

C’est de plus en plus rare, l’indifférence et le déni grandissants vis à vis de l’antisémitisme le démontrent, notamment dans l’affaire Halimi. En avril 2017, lorsqu’elle est assassinée, aucun média ne fait mention du possible caractère antisémite du crime. Il faudra la mobilisation de la famille et d’organisations communautaires pour que la question soit seulement posée. Il faudra des rassemblements, et de nombreux communiqués de presse détaillant toutes les raisons de penser que l’antisémitisme était au cœur du meurtre pour que la problématique émerge, brièvement, très brièvement. Très vite, en effet, la « folie » du meurtrier sera retenue comme l’élément principal de cette affaire, et pas seulement au plan juridique mais aussi au plan politique.

L’intervention d’Emmanuel Macron, en juin 2017,ne sera que l’arbre qui cache la forêt d’indifférence. Applaudie par les uns, utilisée par les autres pour diffuser les habituelles théories de l’influence juive au cœur de l’état, elle n’était au fond pas grand chose pour mériter tant d’égards. Qu’avait dit le Président ? Que la justice devait «  faire toute la clarté sur cette affaire ». Oui, sans doute, le minimum, quand on y pense, ce qui devrait être le cas pour tous les crimes racistes.

Finalement, la justice a tranché. L’assassin était pris de folie au moment du crime, celui-ci ne relève donc pas de sa compétence. Quand on ne pose pas les bonnes questions aux bonnes personnes, forcément, on aboutit aux mauvaises réponses.
Il ne s’agit pas en effet de nier la folie. La « bouffée délirante » est une pathologie . Elle touche majoritairement des individus adultes entre vingt et trente ans, sans antécédents psychiatriques le plus souvent. Enfermant le sujet dans une crise hallucinatoire, paranoiaque et/ou mégalomane, elle le conduit à perdre toute distance sur son délire qui lui paraît bien la réalité. Selon les cas, elle rend le sujet dangereux pour lui même , pour son entourage ou pour les deux. Cela correspond manifestement à ce qui est arrivé au meurtrier de Sarah Halimi, qui a un comportement incohérent depuis des jours, se croit victime du démon et terrorise une autre famille avant de s’introduire chez Sarah Halimi, qu’il identifie au diable, et qu’il assassine en balbutiant des références coraniques.

Seulement, cette « bouffée délirante » reste liée à l’esprit, aux schémas mentaux d’un individu, et de la société qui l’entoure. Comme toutes les pathologies mentales. Aucun malade ne se prenait pour Napoléon avant que Napoléon ne soit né. Les malades ne sont pas extérieurs au monde qui les entoure.
La pathologie potentielle de l’assassin de Sarah Halimi a peut-être conditionné son passage à l’acte. Pas son antisémitisme. Ce qu’il a exprimé ce soir là, en choisissant une victime dont il savait qu’elle était juive, alors qu’il avait déjà, selon la famille Halimi, exprimé ses sentiments antisémites par le passé se retrouve dans la bouche et les écrits de tant et tant de « sains d’esprits ». Ceci n’exclut pas la spécificité du crime pathologique. Ceci n’exclut pas le fait qu’une démocratie doit reconnaître cette spécificité, faute de punir des personnes dont le discernement a été aboli. Remettre en cause cette règle de droit progressiste c’est jouer avec le feu: celui de la croyance dans la punition comme ayant des vertus absolues, et notamment celle de se substituer au combat sociétal contre le racisme et l’antisémitisme.

La réponse judiciaire n’exclut pas une réponse politique et sociale différente. C’est ce qui ne se produit pas dans l’affaire Halimi. Là où la justice doit juger d’un individu, et effectivement prendre en compte sa spécificité, la politique est là pour analyser, au contraire, en quoi l’individu s’inscrit dans un processus social. Et réagir en conséquence.

Le meurtre de Sarah Halimi s’inscrit dans une séquence historique précise. Celle où en Occident, l’on a recommencé à tuer des Juifs. Celle où se conjuguent dans le sang absolument tous les antisémitismes. Celui qui a mené à l’assassinat d’Ilan Halimi, par un tueur qui pensait que tous les Juifs étaient riches, et comploteurs, exactement comme le meurtrier de Mireille Knoll. Celui qui a mené à l’assassinat des enfants de l’école juive de Toulouse, à celui des victimes de l’Hypercacher, perpétrés par des tueurs dont l’antisémitisme était celui du djihadisme international, fondé sur leur vision de l’islam. Celui qui a mené aux attentats de Pittsburgh, de Berlin, du New Jersey, il y a encore quelques semaines, attentats menés au nom de théories toutes issues du suprémacisme blanc. Dans le cas des assassinats du New Jersey, les auteurs se référaient, à une version inversée d’un mythe suprémaciste antisémite blanc: celui-ci prétend que les Juifs sont des imposteurs maléfiques et que le peuple Elu est en fait la race blanche anglo-saxonne…ou les Noirs dans la version des tueurs du New Jersey. La chose n’est pas anodine, dans un contexte occidental où les assassins antisémites sont souvent issus de minorités elles même victimes de racisme. .

Ce qui est insupportable et dégradant et terriblement dramatique pour l’avenir, c’est donc la tentative de faire du meurtre de Sarah Halimi, un fait divers isolé. Un fait divers sans signification politique globale, dont seule une « communauté » exagérément sensible et vindicative voudrait faire un drame national.

L’indifférence générale aux crimes antisémites, la propension à les traiter politiquement comme des « faits uniques » sans jamais prendre en compte leur succession accélérée dans le temps, sans jamais évoquer l’ambiance qui favorise aussi bien les meurtres de suprémacistes blancs que ceux de « fous » se revendiquant du djihadisme, finit bien par créer une « communauté ». Celle des victimes potentielles qui voient ce continuum terrible se dérouler sous leurs yeux et le monde autour faire comme s’il n’y avait qu’actes isolés, et donc évidemment toujours susceptibles d’avoir un faisceau de causes, et pas seulement l’antisémitisme.

Mais tout ceci posé, il faut bien dire ce qu’un autre antiracisme ne dit pas et au contraire, contredit. Si l’antiracisme prétendument politique des décoloniaux exclut l’antisémitisme de son combat, quand il ne le propage pas en le niant, à l’instar des Indigènes de la République ou de Jean Luc Mélenchon, une forme du combat contre l’antisémitisme a consisté ces dernières années à le retourner en arme raciste contre les musulmans et tous les issus de l’immigration musulmane. Nous excluant ainsi objectivement du combat.

Aujourd’hui, c’est encore une fois ce qui se passe autour de la mémoire de Sarah Halimi. Ceux qui organisent les mobilisations depuis le départ sont des figures connues de l’islamophobie militante et du discours contre les issus de l’immigration. Ces mouvances sont évidemment prêtes à tirer toutes les conclusions racistes possibles concernant les assassins antisémites racisés, mais pas à faire les mêmes amalgames culturels et/ou religieux si l’assassin est blanc. Ils réussissent évidemment à agréger des gens, puisque de toute façon c’est cela ou rien, puisqu’il semble que la seule résistance possible à l’antisémitisme soit celle de gens qui détestent les musulmans. Mais en même temps, cette configuration politique fait évidemment office de repoussoir pour une solidarité antiraciste plus vaste,et alimente essentiellement l’extrême-droite comme en témoignent nombre d’appels contre l’antisémitisme de ces dernières années où des Ivan Rioufol côtoyaient des intellectuels autrefois progressistes.

En quelques années, il s’est ainsi, réellement, construit une barrière entre la lutte contre l’antisémitisme et la lutte contre l’islamophobie et le racisme anti-arabes et anti noirs. Une barrière qui n’est pas que structurelle, une barrière qui n’est pas que celle organisée d’un côté par les tenanciers des boutiques de l’antiracisme politique et de l’autre par ceux des boutiques dédiées à la dénonciation d’un seul antisémitisme, le « nouveau », disent-ils.

Cette barrière est dans nos têtes à toutEs. Il n’y a quasiment pas un texte sur Sarah Halimi, rédigé par des militantEs progressistes qui fasse, ne serait ce qu’un petit lien avec les crimes islamophobes et leur traitement judiciaire, médiatique et social.

Et pourtant.

Quelques jours avant la décision de déclarer irresponsable pénalement le meurtrier de Sarah Halimi, on remettait en liberté un homme qui était en détention provisoire depuis un an. Cet homme a assassiné son voisin de cinq balles devant sa famille parce qu’il ne supportait plus de vivre à côté d’un arabe. Le nom de Said El Barkaoui, est inconnu de l’immense majorité des habitants de ce pays, et son meurtre n’a jamais dépassé le stade du fait divers local. La liberté retrouvée de son meurtrier n’a fait l’objet d’aucun débat .

Au mois d’octobre, dans la Loire une femme portant le voile a été poignardée à la sortie de l’école de ses enfants par un homme ayant proféré des menaces confuses auparavant. Grièvement blessée, cette femme n’a fait l’objet d’aucune attention sociale. Son agresseur a été hospitalisé en psychiatrie , les journaux évoquant le fait qu’il était « fortement alcoolisé » au moment du crime.

Quelques mois auparavant, un imam de Brest avait été victime d’une fusillade. Celui qui a tenté de le tuer et l’a blessé grièvement a été qualifié par la presse et les autorités policières de « délirant », aucun examen médical n’ayant été pratiqué, parce qu’il s’est suicidé après son acte. Sa justification était pourtant parlante : il indiquait dans une lettre testament avoir été séquestré par une « mafia lui ayant implanté une puce », mafia dont certains membres appartenaient à la DGSI, mafia qui l’aurait contraint à commettre cet attentat. Un délire, mais un délire conspirationniste très proche des thèses propagées par toutes les extrême-droite antisémites sur les « false flag », ces attentats commandités par le Système pour faire accuser les « rebelles » fascistes. Cette affaire là non plus n’a pas fait couler beaucoup d’encre, ni suscité une grande indignation sociale.

Objectivement, nous sommes dans une période historique de violence raciste et antisémite. Celle-ci est multifactorielle dans ses causes : le suprémacisme blanc, le terrorisme islamiste, le racisme institutionnel, l’antisémitisme anti-système se conjuguent au quotidien pour créer une situation d’insécurité quotidienne pour les membres de diverses minorités. L’éventualité de la stigmatisation raciste ou antisémite est devenue un élément de la vie « normale » pour une partie de la population. Et en même temps, le déni du racisme et de l’antisémitisme est extrêmement fort . Il se traduit notamment par des débats publics où les victimes , en matière d’islamophobie et d’antisémitisme sont soit niées, soit accusées d’en faire trop, d’utiliser leur souffrance pour un agenda politique communautaire.

Les mobilisations antiracistes sont rares, et en sus, elles sont elles-même l’objet d’un discours de méfiance et de rejet qui va bien au delà de l’extrême-droite. Ainsi la marche blanche contre l’antisémitisme organisée après l’assassinat de Mireille Knoll en mars 2018 comme la marche contre l’islamophobie en novembre 2019 ont été traitées majoritairement comme un problème et pas comme une solution.

Majoritairement, et également au sein des minorités victimes de racisme et d’antisémitisme dans un jeu de miroir défiant, concurrentiel et hostile qui devient perpétuel.

C’est cela le principal facteur d’isolement: nous ne sommes plus capables d’un antiracisme universaliste et en conséquence les antiracismes particularistes deviennent eux même le lieu de visions racistes ou antisémites.

La marche blanche pour Sarah Halimi et Mireille Knoll a ainsi été marquée par la présence certes contestée de Marine Le Pen. Mais le simple fait que la représentante de l’extrême-droite française ait jugé utile et possible de participer à cette mobilisation traduit l’état des mobilisations contre l’antisémitisme. Ces mobilisations sont traversées de visions de la situation qui ne prennent en compte que l’antisémitisme islamiste, en tirent des conclusions essentialisantes sur les musulmans et les issus de l’immigration musulmane….et désarment de fait la lutte contre l’antisémitisme en la rongeant de l’intérieur.

En miroir, la marche contre l’islamophobie a été marquée par les positions antisémites d’une partie de ses organisateurs, de la France Insoumise ou des élus ayant par le passé tenu des propos abjects, relativistes et ricanants, notamment sur les attentats commis par des djihadistes. Et sur cet antiracisme là, flotte sans cesse la rhétorique du deux poids deux mesures qui fait des Juifs des privilégiés, le bras armé de l’état raciste, comme le soutient toute une partie du champ du champ décolonial.

La mémoire de Sarah Halimi comme celle de tant d’autres avant elles est donc une mémoire d’emblée isolée. Parcellaire. Affaiblie.

Ce ne sont pas les élucubrations d’une partie de ceux qui organisent la mobilisation qui y changeront quoi que ce soit : prétendre que le jugement de la cour d’Appel est motivé par une complaisance envers les « islamistes » au sein de l’appareil judiciaire français, réclamer l’abolition de la reconnaissance de l’abolition du discernement en matière criminelle ne fera pas émerger une mobilisation et une conscience globale antiraciste, car tout cela n’est que la reprise de discours élaborés par des racistes et des ennemis de la démocratie.
De la même manière, les sempiternelles récriminations contre le deux poids deux mesures, la comparaison perpétuelle , amère et vindicative entre le sort des Juifs en France et celui des musulmans ou des issus de l’immigration, condamne les luttes contre l’islamophobie à l’isolement et à la stigmatisation.

Certes, ces constats restent inaudibles aujourd’hui, et certains d’entre nous, victimes de l’antisémitisme, de l’islamophobie , de tous les racismes préfèrent ne même plus aborder ces problèmes, et se contenter des mobilisations existantes ou au contraire les déserter totalement.
Les murs paraissent infranchissables, la possibilité d’un antiracisme universalisme absolument inenvisageable.

C’est pourtant la seule porte de sortie de l’isolement pour nous toutEs.

PrecairE, antiracistE