Jussieu, Wuhan

in Mémoires Vives/pandémie by

1 – L’épidémie

7 mars

I’m from Plague Town.

Et il ajoute devant ma tête dubitative, avec un sourire en coin, un sourire peut-être un peu triste :

Wuhan.

Avec son épais accent américain et sa voix grave, Albert lâche ça comme ça, pour rire. Chinois de la haute, qui vit expatrié à Tokyo, il m’accueille pour la nuit. A ce stade on n’était pas encore trop inquiet. Je visite le Japon pour deux semaines, c’est encore le début de l’épidémie. Dans la rue, tout le monde a un masque, mais c’est tout.

A mon retour en France, aucun contrôle à l’aéroport Charles de Gaulle. Au boulot lundi, mon CPE me dit de passer le voir.

T’as eu du bol, on a failli te renvoyer chez toi ! Mais bon, le rectorat dit que le Japon, ça passe encore, pour l’instant. C’est dommage, si tu étais passé par Singapour, t’aurais eu quatorze jours de confinement !

Pas de bol, très clairement. Je surjoue une quinte de toux grasse. Entre deux cafés, l’intendante me dit que sur les trois flacons de gel hydroalcoolique qu’elle a déposé la veille en salle des profs, déjà deux ont disparus. Ambiance. Au moins les élèves se marrent quand je fais semblant de leur tousser dessus. Quand ça me prend pour de vrai, je m’éclipse aux toilettes.

 

– Oui enfin je sais pas, il y a un cas en Guyane et personne n’en parle. Franchement avec tout ce qui passe, on nous cache des choses.

Je crois que l’autre intendante commence elle aussi à vriller, mais difficile de lui en vouloir. Et d’ailleurs elle a lu que l’institut Pasteur a une antenne à Shanghai, et qu’ils viennent de séquencer le génome du virus à Paris. On se demande bien comment tiens, et elle hausse les sourcils d’un air entendu. Je reprends un flan en faisant un clin d’œil au cantinier. Oui c’est sûr, hein, on nous dit pas tout. Perso, j’ai fait une vidéo YouTube : si ça buzze, je monétise.

Un tag sur un abribus fracassé dit que contre le Macronovirus, faut porter le masque. Et d’ailleurs le soir, BAM, annonce surprise : la réforme des retraites passe en force à l’assemblée. Il y a trop de vieux et pas assez d’argent. Comme en Chine. Problème de démographie : il y a un point d’équilibre entre travailleurs et parasites. On dit cotisants et retraités d’habitude, mais je suis sûr qu’on va bientôt faire tomber les masques. Enfin façon de parler, hein, on rigole.

Y’a la vidéo du mec qui entre dans le wagon en costume de docteur de la peste, qui enlève son masque et qui lèche la barre de métro. J’avoue, j’ai éclaté de rire.

Ça fait treize jours que je suis rentré, et le mec de l’accueil ne me serre toujours pas la main. Je crois qu’il ne serre plus la main à personne, en fait. Moi non plus. L’intendante (celle qui parlait de la Guyane) m’a dit que Macron a été confiné, et que maintenant c’est un double qui fait les apparitions publiques. Je crois qu’elle a raison, mais que ça s’est fait il y a un an et demi. J’en parle dans une autre vidéo YouTube.

Nouvel appel du CPE ce matin, pas la peine de venir ce matin, le lycée sera fermé jusqu’à nouvel ordre. YES. PUT*** de YES. Pas de problème, je reste chez moi, oui, je garde le téléphone à portée de main. Je me laisse aller à un éternuement à peine simulé. T’inquiète pas que je vais passer la semaine en sous-vêtement devant Netflix moi, c’est marre. Petite sortie au Monop’ pour acheter pâte, pesto et Corona – j’ai peur de rien moi, je suis trop post-ironique.

Mon compteur de vue explose depuis qu’Edouard Philippe assume la présidence par intérim : j’ai fait un montage où on voit Macron lui tousser dessus. Y’a même RussiaToday qui veut que je fasse du contenu sponsorisé. Je me tâte sur le sujet : une américaine vient de publier un truc sur le lien entre le coronavirus et la 5G… Déjà déployée en Chine ! Comme par hasard. J’ai créé un compte back-up au cas où.

Troisième jour d’isolement ; ça sent le phoque et le tabac froid alors j’ouvre un peu. Personne dans la rue. J’en grille une, accroupi en slave squat sur mon rebord de fenêtre. C’est chelou quand même, y’a toujours du passage d’habitude, et je suis au rez-de-chaussée. Rien de spécial aux infos non plus, à part que le bilan s’alourdit.

Il y a des fumées qui viennent de la Seine, un peu comme pour quand Notre Dame a cramé. Rien sur Twitter. « Est-ce qu’on brûle des corps ? » sera le titre de ma prochaine micro-vidéo format téléphone. Après tout, j’ai le droit de poser la question.

Il y a désormais une bannière du ministère de la santé sous chacune de mes vidéos : je crois que c’est la win.

Plus de tabac, plus de pesto, et plus de bière. Je mange les yogourts qui traînent, mais va falloir que je fasse une sortie… Cette flemme ! Ils auraient dû prévoir un service de livraison. Douche, jogging et sweat à capuche, et c’est tipar.

J’aimerai dire que c’est l’acte 18 des gilets jaunes, avec des gens qui courent partout, des masques à gaz des deux côtés, des vitrines fracassées, des bennes renversées et des scooters électriques calcinés, mais non. L’imprimeur en face de la fac est fermé, la boulangerie aussi, mais c’est à peu près tout. Il n’y a plus de pâtes fraîches, mais encore des complètes un peu dégueux et pleines de fibres. Le caissier a des gants, un masque et l’air fatigué, mais ça je dirais pas que ça, c’est franchement nouveau. Il me regarde tousser sans me voir.

Septième jour : j’ai vu une vidéo de pillage sur un discord anarchiste, mais pas sûr que ce soit récent. Sur Tinder on m’a bien proposé des clopes contre de la nourriture, mais je crois que c’était une blague. Enfin, j’ai proposé un café pour en discuter, et on m’a ghosté. Tristesse. J’aurai presque envie de retourner bosser moi. Je déconne, bien sûr. Le septième jour, ça chôme.

Nouveau message, 19h42.

Bonsoir Théodore,

Nouvelle directive du rectorat, les cours reprennent mardi, aux horaires habituels. Bon dimanche !

 

2 – La pandémie

12 mars

C’est pas la pire des gueules de bois. Des maux de têtes et des courbatures, mais pas pire qu’une petite grippe ; déjà ça de pris. La chambre est un champ de bataille, avec trois tasses de café à même le sol, un plat de pâtes avec des cendres dedans, des traces de poudre bleuâtre sur la table basse, et des fringues roulées en boules.

Avec l’interdiction des rassemblements de plus de mille personnes, on a écumé les soirées triplées du weekend, avec 666, 777 ou 999 participant.e.s. Des gens faisaient gaffe à ne pas prendre les mêmes pailles pour se remplir le nez, on s’est bien foutu de leur gueule. Je tousse en checkant mes messages ; vu le tarif que je me suis pris la veille, je suis en droit de penser que c’est pas une histoire de virus. Fingers crossed.

Mon portable sonne en me perçant le cerveau, parce que j’ai malheureusement pensé à mettre un réveil. Quelques notifications avec le nombre de mort total, un tweet débile de Christine Boutin, et un DM d’une pote qui vient de rentrer du Japon, presque un mois après moi :

Nan tjr pas de contrôle à CDG

Ils nous ont juste dit de tousser dans nos coudes

Lol

Bienvenue en France

je finis un des cafés qui traînent et je file au boulot. Au lycée la cantine n’a toujours pas rouvert : le chef est bloqué dans l’Oise avec ses gosses, dont l’école est toujours fermée. L’OMS a confirmé que c’est une pandémie, ça commence à réagir un peu sèchement par endroit. Les derniers jours le réfectoire était totalement vide de toute façon, les parents font rentrer les gosses entre midi et deux. Pas comme si la contagion pouvait avoir lieu en classe, hein.

– Et puis tiens, ils ont annulé l’aéroport, là. Mais si tu sais, ils voulaient le privatiser, je t’avais donné la pétition. A cause du virus, regarde.

L’intendante me montre un article du Figaro sur son téléphone, alors que j’ai toujours une pile de bulletin dans les bras. J’ai 650 plis à envoyer pour demain, ça me fait une belle jambe que la bourse se pète la gueule. Et puis le cour du Bitcoin a encore augmenté, donc vraiment je n’en ai rien à carrer.

De retour au bureau, je passe en mode automatique. Plier, enlever la languette, coller l’enveloppe, prendre la suivante, plier, enlever la languette… je gamberge sur le sabotage à grande échelle. Faut quand même faire gaffe à pas envoyer le mauvais bulletin à la mauvaise famille. Bloquez-tous ! qu’ils disaient au Comité Invisible. Ils doivent se sentir bien cons.

J’essaie surtout de pas tousser dans les enveloppes. Les lettres aux corona virus, je me demande pourquoi c’est pas déjà la grande mode. Clairement, c’est le sujet de ma prochaine vidéo, mais faudra vérifier que ça ne compte pas comme « apologie du terrorisme ». Je mets mon écharpe pour pouvoir bosser sans faire de parano, vu qu’on a interdiction de porter le masque.

Bah oui, parce que soit on est contaminé et on doit rester chez nous, soit on est sain et donc y’a pas de problème. OK Monsieur Blanquer, je crois que je vois la logique. Sinon les parents appellent de plus en plus souvent pour annoncer que le gamin restera au lit ce matin. Conversation types où je prends ma voix de réceptionniste.

 

– On ne sait jamais, oui bien sûr vous avez raison, bon rétablissement, n’oubliez seulement pas le billet d’absence pour son retour, merci beaucoup, à vous aussi !

Click.

On a dû annuler tous les voyages scolaires, alors parfois ça appelle pour ça aussi. On en avait un en Italie, mais depuis que le pays et en quarantaine… On a deux grosses classes d’italien en plus, c’est con.

A la machine à café, le collègue qui passe l’agreg’ tire la gueule. Ils se sont gourés de sujet sur l’épreuve de grammaire, va falloir la repasser. Mais est-ce que ce sera seulement possible dans deux semaines ? Parce que deux mille candidats dans des hangars, c’est plutôt corona-friendly. Dix petites salles de deux cents, c’est juste parfait. Bref, encore un paquet et je rentre à ma maison.

J’ai déjà mon sac sur le dos quand une élève de seconde débarque en courant dans le bureau. Sa copine est tombée dans l’escalier, elle s’est peut-être foulé la cheville. Après les deux anémiques de ce matin, je commence à me poser des questions. La pauvre petiote s’est pas seulement fait mal à la cheville dans l’escalier : elle a déjà une main en atèle et ne peut donc pas prendre de béquille. Je lui sers d’appui jusqu’à l’infirmerie, un pas après l’autre, sur deux cent mètres. Il lui manque plus que le corona, elle dit en rigolant, avec un petit aiiiie au moment où elle s’assoit finalement sur une chaise.

Je pars en faisant un signe de la main au collègue de l’accueil. En passant sur les quais c’est toujours l’inondation mais pas de montagnes de corps tout fumants en vue.

– Gros, au fait, t’as le temps pour les courses là ? Faut stocker pâtes et pesto, ça va être la hass.

Sans bouger de son pc, mon coloc m’a interpellé depuis sa chambre. Il a pas tort, les placards sont vides. On sort avec le caddie de mémé qu’on a récupéré en s’installant ici. Entre les rayons qui défilent, toujours pleins, je me demande ce que font mes parents. Ça fait un moment que mon père est sorti de l’hôpital, faudrait que je passe les voir. Il s’est bien remis, l’opération s’est bien passée, mais si je lui refile un truc ? On a pas mal de porteurs sains, il paraît, surtout parmi les mômes. Le grand vizir doit annoncer ce soir si on ferme tout, mais j’ai comme un gros doute. “Ils ont tout préparé pile pour les municipales… ça tombe vachement bien cette histoire quand même” murmure l’intendante dans un coin de ma tête.

C’est marrant, quand je pense au nombre de morts je me dis bon, OK, au pire je meurs. Mais si ça commence à taper autour ?

 

– Prends des œufs aussi ! La boîte de 30, là. C’est pas cher, c’est ouf.

 

3 – La mobilisation

16 mars

Toujours étrange quand la vie fait un retour en arrière – je suis sorti du confinement la semaine dernière pour devoir y revenir ce soir. On le voyait venir, m’enfin. Et puis j’ai mal partout.

C’est que la veille je suis sorti boire un verre – inconscient, OK, mais attendez avant de juger, y’a une justice. Au bout de deux cocktails donc je devais rentrer, on m’attendait pour le dîner. A vélo sans les mains, les yeux sur le téléphone et la musique à fond. Je lève les yeux du GPS le temps de voir ma roue avant faire un écart. Elle vire lentement à droite sur la route mouillée.

Oups.

Je fais un vol plané pendant que le portable rebondit une fois, deux fois, trois fois et s’immobilise pendant que je m’aplatis sur le goudron. Je boitille jusqu’au trottoir, rassure les passants, remets ma chaîne puis repars. Je sens que ça coule le long de mon genou. Comme au début du Jour d’Après, où la fille s’entaille la jambe avant de trouver refuge dans une librairie, et de tomber en septicémie. Se rappeler de bien désinfecter en rentrant, pendant que Libé fait sa une sur « Le jour d’avant ». Mon coloc me dit que notre pote a décommandé. Son voyage en Colombie prévu de longue date a été annulé, et donc il doit gérer ses billets, etc. Il me dit ça pendant que je pose un pansement à l’alcool à 90 en faisant la grimace. On fera des pâtes.

Je pense à mes amis italiens qui doivent doublement souffrir en ce moment : je viens de casser les spaghettis complètes en deux avant de les plonger dans la casserole.

– Par contre la grosse flemme d’aller voter demain, toi ?

– Je crois que je vais me chauffer.

Et le lendemain je suis de fait à nouveau sur mon vélo. Super beau soleil, et sans les mains. Il y a des gribouillis sur ma carte d’électeur et je ne sais pas pourquoi. Des chiffres barrés. Je traverse tout Paris pour aller à mon bureau de vote, et on y croise des gens qui remplissent le coffre de leur voiture avec des valises et des sacs de course. Dans le XVème il y a une grande queue devant une poissonnerie, je ne suis pas sûr de saisir la logique. Je crois voir un pangolin sur l’étale avant de reconnaître un gros thon.

Je m’arrête à un supermarché désert, je me dis, autant acheter un stylo propre. La caissière est épuisée, debout depuis le matin. C’est la gérante, qui tout faire tout seul.

– Je comprends mes employés, bien sûr, je peux pas leur demander de venir. Mais ça fait 15h d’amplitude, je peux pas toute seule.

On parle un peu, bon courage, je paye mon stylo et je repars. Il y a une autre voiture en train d’être chargée à l’angle du bureau de vote – c’est mon école primaire, toujours aussi moche, décidément. Un contact poste des vidéos de blindés sur les routes autour de Paris.

Au bureau ils ne me trouvent pas sur les listes, alors ils appellent la mairie. Je suis enregistré dans le XVIIIème, tout en haut de la butte Montmartre. Les gribouillis sur ma carte ; évidemment. Ma connerie c’est un peu l’éternel retour, je repars vers mon vélo en boîtant, non sans avoir piqué un peu de gel hydroalcoolique.

Passant par le XVIème, je constate que rien n’a changé. C’est toujours aussi mort.

Je commence à transpirer, mais on y arrive. Texto de ma mère qui m’envoie un article Medium : ne surtout pas prendre d’ibuprofène ou d’anti-inflammatoire quelconque. Je lui renvoie un « OK BOOMER :* <3 » en lui disant de faire bien attention avec papa et de me dire s’ils ont besoin d’un truc, je pourrais toujours leur déposer les courses en bas de chez eux.

Arrivé au bureau, le bon cette fois. Nouvelle rasade de gel. Un peu plus loin un quarantenaire discute avec l’assesseure.

– Oh mais vous êtes anglais, c’est ça ? ça me fend le cœur de vous dire ça mais vous ne pouvez plus voter, on a eu des consignes, à cause du Brexit.

Tout le monde soupire dans le bureau, lui dit que c’est dégueulasse, on lui serrerait presque la main.

Une jeune fille devant moi n’a pas l’air bien, je lui dis que ça va aller.

Oui enfin ça va, ça va, jusqu’à ce que ça n’aille plus !

Mais, au pire… ?

Elle n’a pas l’air de trouver ça drôle, cette tendresse macabre, elle vote – un seul bulletin, pour Lutte Ouvrière – et puis s’en va.

Je redescends vers chez moi à toute allure, mon téléphone craquelé à la main. L’Etat islamique déconseille à ses ressortissants de s’approcher d’Europe, tout le monde se marre. Est-ce qu’ils pensent que c’est une peste divine ou quelque chose comme ça ? D’autres contactes repostent les photos de blindés autour de Paris, toujours prises par le pote de la sœur d’un caporal qui connaît le ministre de la Défense. Rumeurs, rumeurs, qui sait.

On compte toujours les morts en Italie, je repense à mes pâtes et tous mes potes là-bas. J’envoie un même à mon pote milanais, même s’il vit à Barcelone en ce moment. Les petits gestes comptent. Enfin j’espère.

Lorsque les résultats tombent, une chose est claire à la vue de la branlée que s’est prise LREM : c’était pas eux, le COVID. En même temps, le SNES twitte que le personnel non-essentiel doit rester chez lui à partir de lundi ; je fais tourner à tous les collègues, et à la hiérarchie.

Une pote me texte qu’elle se barre avec son mari et le bébé pour Noirmoutier, avant le confinement. Mon psy m’appelle pour me demander si je suis OK pour des séances au téléphone « parce que 45 jours, ça va être long ». Je lui dis que « non non, pas de soucis » en réinstallant toute ma bibliothèque Steam.

Un autre pote me dit qu’il va faire sa vie entre chez lui et sa meuf, pour pas tendre leur relation.

Tes sérieux

Et si ya la quarantaine et un couvre feu ?

Ca va c’est cinq min en vélo c’est direct

Mdr ils vont te tirer dessus

BLAM BLAM BLAM

My God what the.. It’s OK Sarge, just don’t touch the body

RIP IN PIECE

💐💐💐😔😔🙏🙏

Lol tes con c’est tranks

Et puis elle a pas de weed jpeux pas la laisser tte seule

javoue

fais gaffe quand mm

Pendant que les jeux s’installent, je fais quelques tractions. C’est parti pour Je suis une légende mais sans les monstres ni le chien. Juste la tête de Will Smith, en énorme, qui survole la ville. Je sais si je commence à délirer ou si mon psy avait raison : quarante-cinq jours, ça va être long.

 

4 – Le confinement

20 mars

Eurobeat à fond, bonne cadence, une deux, une deux, une deux. La Seine en crue à gauche, les quais à droite, avec quelques autres promeneurs.

– Là vous voyez y’a d’autres gens, faut pas faire de parano, ils ont les bonnes distances de sécurité, voilà, donc c’est bon, y’a pas de soucis.

Une deux, une deux. Je fais de la corde à sauter dans ma chambre devant un YouTuber qui stream son jogging avec une gopro.

Une citroen blanche s’arrête juste devant, quatre flics descendent, gilets par balle et masques de protection. Ils pointent les quatre autres promeneurs du doigts, un flic s’approche de la caméra. Je mets la musique en pause et je m’approche de l’écran.

– Vous faites quoi là ? Éteignez la caméra. Vous avez vos papiers ?

– Attendez… Voilà, il dit en cliquant sur un bouton de sa caméra, faisant semblant de l’éteindre et l’abaissant vers ses pieds. Juste une activité sportive, j’ai aussi mon laissez-passer, regardez.

– Vous habitez où ?

– Juste là ! il dit et la caméra se tourne vers les quais.

– L’activité sportive c’est en bas de chez vous. Donc là soit je vous verbalise, soit vous rentrez chez vous. C’est clair ?

Le jogger rebrousse chemin en marmonnant « pouces bleus », « abonnez-vous », etc.

 

J’en pouvais plus de toute façon. J’ouvre la fenêtre pour aérer. J’inspire à fond, pas de toussotement, pas de crachage de poumon. Je crois que je suis clean. A l’angle il y a le même papa qu’hier, avec sa fille, les deux en combinaison Quechua affreuse. Il lui parle en chinois pendant qu’elle fait des aller-retours sur le trottoir.

Dans le 19ème, un live de Brut montre un marché plein de monde. J’engueule un pote qui s’est baladé au bois de Vincennes, toujours le même :

Jvais te dénoncer tu vas perdre tt ton crédit social camarade

Balek tu vas rien faire

Sa copine aussi s’est promenée pendant deux heures, le quartier n’est clairement pas sillonné par la BAC. Une vidéo sur Twitter à Aubervilliers montre un flic mettre un gros chassé dans les parties à un passant, alors que ce dernier montre son laissez-passer. Ceux qui filment insultent copieusement les forces de l’ordre.

Au supermarché à côté, il n’y a pas grand monde et les rayons sont pleins. Un mec avec une veste militaire et des boutons de fièvre vient me voir pendant que je remplis mon caddie. Il lui manque un euro pour acheter une bière, mais je n’ai pas de monnaie, que ma carte. Je lui dis d’en prendre une, il prend d’abord un bourre cochon, hésite, la repose, puis prend une Desperados. J’en prends une aussi, on passe en caisse. La caissière est nouvelle, elle galère un peu. Elle ne parle pas très bien français, avec un accent indien. Le type part avec sa bière, je finis lentement de remplir mon sac à dos.

Le gérant sort du stock et passe dire bonjour. Comme d’habitude il fait des blagues sur ce qu’il y a dans mon caddie – principalement du coca et des œufs. Il se désespère quand même de ses clients qui le désertent pour l’énorme Intermarché qui a ouvert juste à côté. « Honteux ! » il dit en rigolant. Personne n’a ni gants, ni masque.

Je retrouve le mec en veste militaire dehors, sur la place. Ils sont trois autour d’une poubelle renversée, au milieu d’un lit de canettes et de détritus. L’un d’entre eux donne des coups de pieds dans la poubelle. Personne autour et avec la nuit qui tombe, il leur manque plus qu’un bidon qui brûle pour rejouer Escape from New York.

Il y a un stream de la cité U, ils font une soirée fenêtre ouverte. Grosse sono posée entre les bâtiments, tout le monde danse aux fenêtres, on trinque à distance. Une pote en quarantaine propose de regarder plutôt le stream du zoo près de chez elle. En une heure, elle a vu un hippopotame bouger. Pas convaincu, mais je la soupçonne d’avoir vidé son sirop pour la toux pour en être arrivé là.

Des photos d’Italie montrent des camions militaires qui transportent des cercueils, pour aller les faire incinérer en dehors de la ville. Tendu.

J’ai battu mon record de tractions, mais le robinet goutte. Sorte de pastiche où Houellebecq ferait de la muscu.

En parlant de pastiche, beaucoup de mes contacts Facebook sont tombés sur Leïla Slimani à cause de sa chronique dans Le Monde. C’est ça ou poster des mêmes de boomers et compter les morts. Iels écrivent aussi beaucoup d’ailleurs, je pensais pas avoir autant de journaux de confinement à lire. C’est plutôt sympa, entre deux passages sur Netflix – et je dis bien passage, parce que je scrolle dix minutes avant de retourner sur Facebook.

Maintenant que le temps est devenu gratos, j’ai encore moins de problèmes à le gâcher, et je viens de faire 9 heures d’affilés sur Eden Rising, un tower defense déniché sur Steam. Ça m’a fait louper mon premier dîner Skype avec des amis.

Sur Instagram par contre c’est business as usual, on partage des mêmes sur l’effondrement, les kinks et la santé mentale.

Projet de vidéo avorté sur l’origine du coronavirus. Un tocard sur un channel crypté de XR a fait tourner une infographie qui démontre les liens entre une biotech chinoise et George Soros. Et personne n’aurait pu l’inventer, l’un des laboratoires de la boîte en question est au 666 Gaoxin Road East Lake, Wuhan. Le chiffre de la bête putain, WAKE UP, SHEEPLE. J’imagine ce moment où un chargé de projet doit prospecter tous les emplacements possibles dans la ville qui correspondent aux critères suivants :

– 14.000 mètres carré de surface constructible

– Proximité métro et transport en commun

– Ancien cimetière militaire japonais datant de l’occupation

– Accès au réseau d’égout, soubassements solides pour cryptes secrètes

– Sis au 666

Une des sources est un médecin (ancien dermatologue, lolz) qui s’est fait connaître en expliquant que le virus du SIDA est une invention de l’armée américaine… Sur sa page amazone, un commentaire explique que, s’il n’a pu évidemment découvrir toute la vérité (sinon il aurait été tué), ça reste la meilleure étude sur la question. Logique.

Me suis fait doubler, la théorie sur l’Institut Pasteur dont l’intendante m’avait parlé a fini par prendre ; les français.e.s sont pas encore assez sensibles au problème Soros, ils préfèrent Rothschild, Macron et consort. Quand je dis que la France est une province, ça se voit même niveau antisémitisme.

Par contre la pub Durex pour du gel lubrifiant a bien été modifiée. Hier il y avait une photo d’un couple, avec un homme noir et une femme blanche. Maintenant il n’y a que la photo du produit. Le community manager a dû réagir aux commentaires racistes, j’imagine. Censure, quand tu nous tiens.

J’ai un pote médecin qui a arrêté de me répondre alors qu’on devait se capter sur Steam, pour qu’il checke Eden Rising. Un bon pote en plus. « Il a très clairement chopé la maladie » me dit un autre joueur.

J’espère qu’il va bien.

 

5 – L’optimisation

23 mars

Couché à 7 heures du matin après avoir maté pour la première Mon voisin Totoro. Une petite famille de la ville part « à la campagne », le père est prof de fac et la mère hospitalisée pour un truc qui ressemble à une pneumonie. Ils ont de la chance de pas être en France, ils se seraient fait crever leur pneu.

A côté du lit il y a un fond de ma fameuse sangria maison : deux glaçons, une lampée de Vieux Pape à 1,25€ la bouteille et le reste en jus multivitaminé. Elle a déçu plus d’un.e invité.e, mais elle a toujours été là pour moi.

Pour me réveiller un peu je sors faire un jogging, mais attention, conformément aux instructions du ministère. 23 tours de mon pâté de maison. En rentrant je tente une autre expérience de recette maison : fromage blanc passé et cappuccino en poudre. Que les italiens me pardonnent, encore une fois. C’est dégueulasse, mais ça réveille plus que le jogging. Je mange ça en m’installant devant le pc, pour bien commencer la journée.

A Nice, la police utilise un drone pour diffuser des consignes sanitaires. Il y a une petite vidéo sur le site France 3 régions et il fait un peu pitié mais, selon son concepteur, « il ne donne pas le sentiment d’une machine agressive ». Alors ça va. Ça me fait penser aux drones chinois déguisés en oiseau qui surveillent la frontière avec la Corée. J’y pense dès que je vois un piaf, et il y en a pleins autour de chez moi. Croa Croa font les corbeaux.

Je vais changer mon pansement dans la salle de bain et il y a une seringue avec un peu de sang dans le lavabo. J’espère que mon coloc s’est blessé bêtement en préparant une solution sucrée pour sa fourmilière (oui, il a ça dans sa chambre), autrement c’est très chelou. Quand je lui demande, il se marre en me confirmant que c’est bien ça, mais surtout me montre un message de sa mère : elle s’est fait verbaliser pour 40€ parce qu’elle était à vélo à deux rues de chez elle. Ça veut dire que les ballades sportives, même autour de la maison, il va devoir oublier. Est-ce qu’il ne tenterait pas de changer de sujet ?

La croute sur mon genou a fini de cicatriser et je jette à la poubelle mon pansement maison, composé d’un disque démaquillant, d’alcool à 90 et deux bouts de scotch. Avec tout ce que je sais faire maison, je suis prêt pour l’effondrement.Je retombe sur la pub Durex avec le mec noir et la meuf blanche, et elle n’a donc pas été supprimée. Est-ce que je deviens parano ? (Oui).

Mais surtout, pourquoi est-ce que j’ai autant de pub Durex, moi ? Je sais pas s’ils savent mais en ce moment, malgré l’afflux de nouveaux profils Tinder, c’est la hass intersidérale.

Les cours de Japonais ont repris vendredi, mais en ligne : on était 15 en visioconférence. Lors des exercices en binômes, la tête de la prof a popé sur nos écrans un instant, nous a écouté échanger deux phrases, puis a disparu de la chatroom. J’avais vraiment l’impression d’être dans Ghost in the Shell, mais en nul.

C’est comme quand j’utilise un client IRC à invite de commande pour télécharger des bouquins de Foucault (que je ne vais pas lire, hein, faut pas pousser), je me sens plus cyberschlag que cyberpunk.

Foucault parce que gnagnagna biopouvoir, mais je me rappelle surtout d’un cours sur « la conquête de la santé » entre le 19ème et le 20ème siècle. Je l’avais récité, ivre mort, à des urgentistes de Lariboisière pour les remercier, un soir que je m’étais fracturé le fémur en rentrant de soirée – une autre histoire de schlag, décidément. Tout le service avait été hyper sympa avec moi dans la semaine qui avait suivi, ça souriait jusqu’aux oreilles dès qu’iels me voyaient. Mais j’ai jamais su si c’était lié, ou si c’étaient juste des gens en sucre.

D’ailleurs c’est le premier soir que j’entends les fameux applaudissements, et pourtant ça en fait du boucan.

 

Et puis Foucault, avec tous les trucs que je trouve à lire chez mes contacts Fb, ça reste calme. J’ai même parfois l’impression de me faire radicaliser en ligne. Y’a les éditions Entremonde et La Fabrique qui ont ouvert des bouts de catalogues, et ça va de La Violence Illustrée à Nous voulons tout. Entre ça et la muscu compulsive, je dois vraiment avoir le profil d’un fiché S mention Pangolin.

A l’autre bout du spectre de la radicalité, ma sœur a lancé un compte Instagram de méditation/yoga et depuis qu’elle m’en a parlé, ma timeline est bourrée de pub avec des meufs en Spandex et des slogans du style « voyagez, pratiquez, partagez ». Voyagez pas trop loin quand même, hein, et namaste.

Sur Skype mon autre sœur s’inquiète un peu. Son premier s’amuse en arrière-plan à balancer une peluche contre les murs, pas de souci de ce côté-là. Mais elle est enceinte jusqu’aux yeux d’un deuxième, et l’hôpital ne la rassure pas plus que ça, en ce moment.

Avec tout ça je n’ai plus de jus de fruit pour aller avec mon Vieux Pape. Attestation barrée et rectifiée, sac à dos, j’ouvre la fenêtre et je saute dehors.

– Gros, tu peux fermer la fenêtre derrière moi steuplaît ?!

– Quoi ?!

– Je sors faire une course, tu veux un truc ?!

Tout est dit en criant, mais on s’est compris. Une canette de coca pour lui. Au milieu de la rue, il y a deux types de la police montée qui avance, tranquilles. On se fait de grands sourires, et même un signe de la main. J’espère qu’ils ne mettront pas ça sur ma fiche sous le compte d’une taqiya particulièrement élaborée.

En rentrant du super je croise deux lycéennes avec une bouteille de Poliakov et une bouteille de mousseux, toutes guillerettes. Y’a plus de jeunesse.

***

J’ai perdu un peu le fil, mais là on est posé à la fenêtre avec mon coloc, avec nos sangrias et des cigarettes, ambiance tous en terrasses mais sans terrasse. Le soir tombe, et c’est l’heure du dialogue philosophique.

– C’est assez parfait quand même, question néolibéralisme, le confinement, je dis d’un air inspiré.

– Chais pas, gros… il répond en aspirant sa fumée, sceptique.

– Bah si regarde, tu peux tout optimiser, temps illimité et tu peux faire du sport, apprendre une langue, lire des trucs. Si t’as pas de gamin, que t’es pas vieux ni malade, que tu bosses pas parce que ton employeur est un crevard, que t’es pas SDF et que t’es ni soignant ni TDS, c’est pas mal !

Je fais une pause. Hm. C’est vrai que dis comme ça… En tout cas j’ai lu ça sur Fb tout à l’heure. En gros on peut optimiser le temps quoi.

– Ouai, après ça dépend de ce que tu veux opti ? De mon côté c’est vrai que ça se passe bien.

En deux jours, il a passé 17 heures sur Eden Rising, et a 10 niveaux d’avance sur moi. Il reprend, achevant ma démonstration.

– Et puis là tu viens de passer toute ta journée à lire des mangas en ligne, quand même.

Les 198 chapitres de Kimetsu no Yaiba lus en une seule journée, c’est vrai que je suis pas peu fier de la perf’.

Une dame passe avec son chien, emmitouflée avec une capuche et une écharpe. Elle a changé de trottoir en nous voyant, mais elle sourit avec les yeux.

***

Il va bientôt être sept heures du matin, encore une fois. Je dessine en gardant un œil sur Facebook. Les informations se sont enchaînées à propos du protocole à la chloroquine, dont le docteur qui ressemble à Kurt Cobain parle tant. On scrute son CV et ses publications, ça se déchire en commentaire. Je pense à mon père et à l’affaire du sang contaminé, qui traîne depuis 30 ans dans son foie. J’espère qu’il tient bien son confinement.

J’écoute une prière juive trouvée sur le mur d’une amie. C’est très beau et très mélancolique. J’ai toujours été athée mais j’en viens à me demander si je ne devrais pas mettre le japonais en pause et me mettre à l’hébreux. Pas parce que j’ai vu Dieu du tout, mais au moins pour être capable de lire le Kaddish Yatom. Au cas où. C’est le plus connu des Kaddish, et on l’appelle le Kaddish des Endeuillés.

***

Juste avant de me coucher, je reçois un message de mon pote médecin. Il avait bien été testé positif en début de semaine, pendant une garde. Là il se remet doucement chez lui, la fièvre commence à tomber. Je l’embrasse, mais de loin.

 

6 – les souvenirs

26 mars

Trouvé dans ma boîte de spam ce matin :

Theodore Abitbol;need Hydroxychloroquine?

Dear Theodore Abitbol,

Theodore:Get your treatment today

To expidite the process we would like to confirm this mailing address on file:

36 bis rue balard, Paris, 75015

Avoid going outside and order online, refill today

C’est l’ancienne adresse de mes parents, qui ont déménagé il y a des années. C’était un grand immeuble HLM où il y avait très souvent une flaque de pisse dans l’escalier, des camés, un appartement à partouze au douzième et un mec qui s’était (fait ?) défenestrer. On avait même retrouvé une horloge et une robe de mariée sur notre balcon une fois, tombés du ciel. Une tortue aussi, ma sœur l’avait recueillie et appelée Icare – elle l’a encore. L’immeuble d’à côté était finalement devenu un commissariat, pleins de flics s’étaient installés dans le notre et ça s’était plus ou moins calmé.

François Hollande vivait même à une rue de chez moi, mais impossible de dire si c’était avant ou après le commissariat ; en tout cas je m’étais déjà fait virer d’en bas de chez lui par des flics en civil, parce que je traînais là sans savoir que c’était chez M. le président.

– C’est un périmètre de sécurité, vous êtes suspects, ils avaient dit.

J’étais parti tout flippé en me demandant qu’est-ce que c’était que ce bordel. D’autant que j’avais donné rendez-vous à un dealer, que je suis ensuite allé retrouver à deux rues de là. On a bien ri après coup, quand on a compris.

Ce mail est surtout le signal qu’il est temps de faire une nouvelle vidéo :

[TUTO] COMMANDER DE LA CHLOROQUINE SUR LE DEEPWEB (FACILE)

Le professeur barbu a déjà eu le temps de sortir un livre, et les recherches Google autour du médicament explosent. Cash-in, baby. Le synthétiseur de voix de Windows XP, le logo Anonymous sous paint, des transitions dégueulasses et la musique de Requiem For a Dream en fond sonore : je tiens un hit. En commentaire, un très habile « Je partage parce que ça peut vous intéresser, crédit à ceux qui l’ont fait je peux pas en dire plus 😉 » et je crois qu’on est bon.

Après le confinement je me casse aux Maldives, c’est clair et net. Y’a des vols pour 700€ dès juillet, et comme c’est proche de l’équateur ce sera forcément la saison. Google streetview confirme l’eau turquoise et le sable blanc.

Enfin quand je dis ce matin, c’est parce qu’il était 6 heures. En vérité au saut du lit – le cadre s’est cassé y’a pas longtemps mais comme les encombrants ne fonctionnent plus, je l’ai gardé, démonté, tout autour du matelas, et donc je dois littéralement sauter hors de mon lit. Au saut du lit donc, je me suis traîné dans la cuisine et j’ai fini la boîte de cappuccino en poudre. J’ai dû compléter par de la poudre de chicorée-café que j’ai depuis six mois, cette fois en n’essayant de ne pas trop penser aux Italiens. « Les cloches sonnent sans cesse » j’ai lu sur le mur d’un ami qui vit là-bas.

Je précise que si j’ai autant de substituts au café, c’est justement que j’adore ça et que j’essaie de faire des cures de désintoxication environ deux fois par ans. Qui ne marche pas.

Je suis sorti marcher devant ma fenêtre avec mes tongs, mon marcel, mon jogging et mon attestation – motif : activité physique. Il y avait un peu de soleil et ça m’a réchauffé, avec la tasse brûlante. Je me suis éloigné de dix mètres pour faire un tour derrière le préfabriqué qui est mystérieusement là depuis un an. Attaché à une barrière par une grosse chaîne métallique, il y avait un fauteuil-roulant rempli de tupperwares, avec des restes de poireaux cuits qui macéraient au fond. Posé sur le tas, une planche en bois avec un clou au bout.

Un peu plus loin, sur les marches d’une entrée de service abandonnée, il y avait six petites tiges d’aluminium disposées entre six petits cailloux blancs. Ça m’a tout de suite fait penser au début de True Detective, mais en rentrant chez moi, j’ai compris que ça devait être le matos d’un des sans-abris du secteur. Nourriture, défense, transport et habitat – les tiges et les cailloux probablement pour une tente.

Le voisin teste sa sono, probablement avec sa fille. Sinon je ne m’explique pas l’enchaînement entre Billie Eilish (I’m the bad guy) et Santa Esmeralda (Don’t let me be misunderstood). On a donc nous aussi mis la musique à fond. Deux tapis de sol, un même de Macron photoshopé en grand timonier scotché au mur, et on fait des abdos en cadence. C’est que tout a changé depuis que le Camarade Didier Guillaume, Ministre de l’agriculture et des kolkhozes, a fait son annonce. Tous les travailleurs sont appelés à se rendre dans les champs pour prêter main forte à l’Effort Productif National Agricole. « Rejoignez la grande armée de l’agriculture française ! » il a dit.

Il y a des drones à Paris aussi, maintenant. Ils ont probablement migré du Sud vers le Nord comme les frelons asiatiques. Je me demande si le préfet Lallemand les pilotera tous (une vingtaine au total) de derrière une table de contrôle, au sommet d’une Tour Sombre de la défense.

Dehors, les corbeaux croissent toujours. Leur viande ne doit pas être folle, mais meilleure que celle des pigeons. Et probablement tout aussi interdite, puisque les pigeons sont la propriété de la ville de Paris – j’ai vérifié il y a quelques années, je me demandais si on avait le droit de les manger. On n’a pas le droit.

Une pote m’explique que rompre le confinement pour aller voire un plan cul, c’est pas vraiment grave, vu qu’on cherche surtout à ralentir la propagation du virus pour atteindre l’immunité de groupe, et qu’elle est jeune. Je lui réponds que ses atermoiements jésuitiques n’y changeront rien, et que l’Œil du Préfet la regarde. Elle dit qu’elle s’en branle, puisqu’elle est à Toulouse. On ne s’engueule pas tout à fait, mais le ton monte entre les blagues. La discussion se clôt sur une image de shiba énervé portant une casquette de commissaire politique.

A Lille, le 17 se déclare saturé par des appels de délation. Les gens balancent leurs voisins. Ça doit être un sacré job d’être au standard du poste de police, en ce moment. Je pourrais faire des vidéos incroyables. Ou même un podcast, en format court.

On a trouvé des cadavres dans une maison de retraite espagnole. Y’a un épisode là-dessus dans la mini-série l’Effondrement, avec pleins de petits vieux laissés à eux-mêmes dans un EHPAD. C’est à pleurer.

Faudrait que j’appelle ma grand-mère, la seule encore vivante, même si j’ai rien à lui dire. Ça fait un moment qu’elle perd la boule, la dernière fois que je l’ai vu elle m’a appelé toute la soirée par le prénom de mon frère, celui qui est mort il y a dix ans, rue Balard. Il faisait partie des camés de l’immeuble.

J’ai rêvé de lui hier d’ailleurs, ça faisait longtemps. On était une bande de gosses dans un hypermarché vide, laissés à nous-mêmes. On s’est retrouvé juste tous les deux autour d’un caddie, à jouer avec la chaîne du monnayeur. On se parlait sans trop se regarder et je ne sais plus ce qu’on se disait.

Et puis je me suis réveillé, et j’ai sauté du lit.

 

7 – La chaleur humaine

30 mars

Il est encore 6 heures du matin. Je dessine encore en surveillant Facebook d’un œil. Il y a encore une vidéo où des flics frappent quelqu’un à Aubervilliers. Cette fois ils sont cinq autour d’une jeune femme, qu’ils tasent puis immobilisent au sol, avant de l’embarquer. Elle témoigne ensuite : elle dit qu’ils l’ont aussi insultée et frappée dans le fourgon qui l’emmenait au poste.

Je fais le portrait de ma première plante d’intérieur, une misère nommée Matahari. Quand j’étais gosse je voulais devenir botaniste après avoir visité une serre avec l’école. On avait fait des boutures. J’avais fait grandir une misère assez énorme à la maison, puisqu’elles survivent à tout, comme leur nom l’indique. Matahari est encore plus grande, et elle court le long de ma bibliothèque.

Elle rejoint presque mon autre plante, à l’opposé du bureau : Fatos le pothos. Ses grosses feuilles charnues frôlent l’une des tiges de Matahari, qui pend à quelques centimètres à peine.

Le jour se lève enfin et je sors faire un jogging. 28 tours de pâté, je m’améliore. Je n’ai croisé personne, mais j’entends le bruit d’un rideau métallique qui se soulève. Juste à l’angle, sur le trottoir d’en face, un kebab est en train d’ouvrir. Première nécessité, vraiment ? Je m’approche, comme hypnotisé. Je me rappelle de la boutique, dans laquelle je n’ai pas mis les pieds depuis des années – c’est un artisan kébabier très moyen, dans mon souvenir.

N’empêche que ce matin j’ai l’impression, pour un instant, de retrouver quelque chose d’ancien, comme une vieille histoire d’amour, perdu dans le temps. Je vois les boîtes en polystyrène jaune, les sacs en plastique petit format, le frigo rempli de canettes et les plaques carrées qui courent le long du mur intérieur. Nostalgie du lycée, avec l’idée que ce serait mordre dans une pluie de souvenir que d’y goûter. L’éternité.

– ça va chef ?

– Ouai, bonjour ! Mais, euh, vous êtes ouvert aujourd’hui ? Je veux dire, jusqu’à quelle heure ?

– Oui, oui, jusqu’à 18 heures !

– Ah génial ! Ah ba j’vais p’t-être repasser alors ! A plus tard ! et de m’en aller tout guilleret.

Mon coloc ne s’est toujours pas levé, mais à la réflexion c’est évident qu’il me dirait que c’est une connerie d’aller en acheter, et que c’est irresponsable d’être encore ouvert, que la chaîne de transmission… Et il n’a pas tort, j’ai pas BESOIN d’un grec.

Sur Facebook ça parle de mineurs isolés qui utilisent des tickets restaurants pour bouffer. Ils sont seulement valables au kebab du coin, qui est désormais fermés.

Je swipe quelques profils Tinder avant de m’endormir.

Je me fais réveiller par un rayon de soleil en pleine poire, qui filtre entre mes volets entrouverts. Le loquet est cassé, ils tiennent ensemble par un fil de fer entortillé. Encore une technique maison.

Debout dans la cuisine en caleçon qui me sert je pyjama, je regarde les quelques matches de la veille pendant que du – vrai – café goutte dans la cafetière. Il est toujours l’heure de dragouiller, j’envoie un message. Réponse. Serait-ce #lamourautempsducoronavirus ?

L’a pas fallu vingt minutes pour qu’on commence à s’envoyer des nudes, et j’ai une pensée émue pour Benjamin Griveaux 🍆. Il est 17 heures, on est en semaine, et j’envoie des nudes en masquant par un jeu de cadrage le bordel qui préside ma chambre. Est-ce que c’était ça, être adulte ? J’ai l’impression qu’on m’a menti, à un moment. Après, je fais le ménage.

Je pense aussi à Fatos et Matahari, si proche et pourtant si loin. La conversation est petit à petit devenue plus intime, entre le cybersexe et la première date. C’est le protocole de dating, chez les millenials :

1) On fait du sexe où on se crache dans la bouche 💦

2) On se voit en public ☕️/🍷

3) On s’échange des playlists Spotify 🎧

On a brûlé quelques étapes mais comme on écoute à peu près les mêmes trucs, ça va.

On se propose de rompre le confinement, pour se capter en vrai. C’est ça le nouveau Netflix and Chill : Risk death and Arrest. La nuit va tomber et je lève les yeux de mon PC. Tentant.

En faisant un peu de vaisselle, je tente une approche, histoire de voir ce qu’en pense le coloc.

– Au fait, ça te dérange si on se capte ici ?

– Hm ?

– Bah, tu sais… sur Tinder là. On s’est dit…

Pause.

– T’es sérieux gros ? il dit en passant sa tête dans l’entrebâillure de sa porte, les sourcils haussés jusqu’aux cheveux.

La voix de la sagesse est tristement prévisible. Et je suis bien obligé de reconnaître que jouer avec sa vie et celles des habitants de l’immeuble, ce n’est pas très correct. Bien obligé également d’annoncer par message que, par respect pour l’impératif catégorique*, je vais devoir respecter le confinement. Faudrait que je m’excuse au près de ma pote de Toulouse, aussi.

Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » : si tout le monde sortait pour aller voir ses dates, on serait pas sorti de l’auberge.

La nuit va être longue, donc. Je commence déjà à errer sur Facebook. Au Portugal, ils ont régularisé un paquet de sans-papiers, et suspendu le paiement des loyers pour les HLM. Au Texas par contre, le gouverneur explique que les vieux devraient mourir pour sauver l’économie. « Blood for the blood Gods, » comme on dit.

Il y a une pub pour « the rekindling desire course » sous-titré : « save some passion for your partner ».

Fuck. you.

Après un sommeil agité, je me réveille pour trouver mon paquet de café presque vide. Je devrais acheter plus de boîtes en même temps, mais j’ai pas non plus envie de dévaliser le rayon. Je gomme l’attestation de la veille et passe le caddie par la fenêtre.

Sur la route du super, il y a une quinzaine d’hommes qui traînent près de la bouche d’un métro. Deux d’entre eux jouent aux échecs sur une caisse en bois. Ils sont emmitouflés tant bien que mal ; c’est qu’il fait froid, malgré le soleil. Une brochette de policiers marche vers eux, côte à côte, l’air de rien. Je les dépasse, tout va bien.

En voyant le soleil décliner, je me demande si le toit est accessible. J’ai jamais pensé à y vérifier. Dans mon sac je mets : une liseuse, une canette de coca zéro, du vin rouge, un tupperware avec des clémentines, un tupperware avec des glaçons, et une serviette. Je monte quatre à quatre les escaliers, pour la première fois depuis que je suis arrivé dans l’immeuble. Arrivé au sixième, il y a bien une échelle et une trappe en verre au plafond. Ha !

Je frappe quand même à la porte de gauche, histoire d’être sûr que je ne dérange pas. C’est un type d’une soixantaine d’année qui m’ouvre, l’air surpris. Je lui demande doucement d’abord, puis en forçant sur ma voix puisqu’il est dur d’oreille, si ça le dérange que j’utilise l’échelle, je suis le voisin du rez-de-chaussée, vous comprenez ? Je me tiens à bonne distance, c’est une personne à risque. Mais non, non voyons, venez sur la terrasse, vous embêtez pas !

Je le regarde un peu gêné, vous comprenez c’est que, je voudrais pas vous, enfin, vous voyez, moi je risque moins que vous, et puis je pense à mon coloc, aussi. Mais il insiste, ça lui ferait plaisir, il ne voit personne, et puis après tout on est dans le même immeuble, avec le digicode, au pire, on se les déjà refilé, allez, venez, et il disparaît dans son appartement en laissant la porte ouverte derrière-lui. Je le suis finalement, en essayant de ne toucher à rien.

Il vit seul avec sa vieille mère, toute petite personne à la peau très blanche, une petite chouette aux yeux très bleu, perchée sur sa chaise ergonomique. Il me présente, elle nous regarde l’un après l’autre, presque sans un mouvement, ne dit rien. C’est vrai que la terrasse est vraiment sympa, avec le soleil et tout. Et il y a même des chaises.

– Et restez-là autant que vous voulez, hein !

C’est marrant de voir la rue comme ça, mais il fait finalement quand même assez froid. Je respire un peu le grand air des hauteurs, et je m’apprête à filer. Alors que je retraverse le salon, il me demande si j’aime le Porto. Touché.

– Maman, tu veux un Porto ? il demande fort.

Non ! Elle répond d’une voix claire, qui me surprend tant elle est nette, assurée.

Elle ne se joint pas à la conversation mais elle est présente avec nous. On trinque à distance, ça commence à papoter. Ce que je fais, depuis combien de temps je suis là, comment je m’occupe depuis le confinement, et vice versa, petit aller-retour pendant une dizaine de minutes.

Je repars finalement, et il me tend une boîte de 100 gants en latex. Si, si, ça lui fait plaisir, et puis il en a une autre en réserve. Allez, prenez. Bon. Et merci pour le porto, aussi ! A la prochaine.

Je monte finalement sur le toit où ça caille encore plus que sur la terrasse, à cause du vent. Et puis j’ai oublié les verres, merde. J’étale quand même la serviette et je mixe un kalimotxo (vin rouge coca, y’a quoi ?) directement dans le tupperware avec les glaçons. Faut pas se laisser abattre.

Je le bois comme une soupe, avec les deux mains, en frissonnant un peu. Ça fait quand même toujours quelque chose d’être sur les toits, à Paris, avec ce champ de cheminé, tout autour. Y’a même Notre Dame, au fond. Je repense au voisin du sixième, au-dessus duquel je suis en train de picoler.

Je crois que mon coloc y serait allé aussi.

 

8 – Les ruptures

3 avril

 

Aujourd’hui je n’ai pas couru, j’ai marché. Rupture du confinement si on veut. 40 minutes à déambuler, avec mon attestation en poche. Activité physique, dans un rayon d’un kilomètre. Sur le chemin de l’hyper, il y avait la même quinzaine de types – plus une femme cette fois, et quelques nouvelles têtes. Ils étaient de part et d’autre de la rue, en deux groupes distincts. Entre les deux il y avait un petit chien roux, une oreille tombante et l’autre dressée, qui attendait je ne sais quoi. On s’est croisé, mais lui m’a royalement ignoré.

Il y avait des éclats de rire, de gens qui se touchaient, ça papotait. Vingt mètres plus loin j’ai croisé quatre coureurs qui riaient également et qui parlaient fort, en italien. Je me suis demandé si c’était quatre expats en colocs. Plus tôt, près des quais, j’ai vu quatre types qui jouaient au foot, je me suis demandé si c’était des réfugiés – il y en a souvent à cet endroit.

C’est marrant les évidences qu’on se fait, hein.

A la pointe Est de l’île Saint Louis il y a un arbre couché, à moitié dans l’eau. Il a fait une chute de quatre mètres au moins, et il reste là, étalé. Des mouettes s’y sont posées, c’est assez marrant à regarder. Elles sont là à chiller, sur leurs petites pattes.

Les péniches à quai sont paisibles, y’a pas un chat. C’était un rêve de vivre sur une péniche, quand j’étais collégien. Je trouvais ça dingue. Par contre, aucune barge ne passe sous le pont, le trafic fluvial est complètement à l’arrêt. A Rungis, un bateau frigorifique va servir de morgue.

Sur le chemin du retour, je passe devant un tag : « A bat les CRA ». Ça fait longtemps qu’il est là, celui-là. Les Centre de Rétention Administrative sont d’ailleurs en train d’être fermés à travers la France, il paraît. Comme quoi.

Quelqu’un a mis du scotch brun sur une toute petite portion de ma rue, façon bandeau de police « do not cross ». Un triangle d’à peine un mètre, tendu entre des gardes-vélos et une gouttière. Des morceaux de façade se sont éclatés par terre, détachés du quatrième étage. Ça aurait pu facilement tuer quelqu’un, je pense.

Cours de japonais : on s’est fait séparer avec une camarade. Est-ce qu’on papotait trop et que la prof s’en est rendu compte ? Elle nous écoute souvent sans qu’on s’en rende compte, et intervient un peu par surprise lors des sessions en duo. On plaisante sur le fait qu’elle nous espionne. Un article sur la plateforme qu’on utilise, Zoom, laisse entendre qu’elle n’est pas seule à pouvoir faire ça. Ce logiciel serait un gruyère, apparemment.

Je traîne sur Facebook jusqu’à tard, la flemme de dessiner. En Sicile, des gens sont partis d’un supermarché sans payer, parce qu’ils ne pouvaient pas. Maintenant la police protège le magasin, pour éviter le pillage. « Mais l’Italie du Sud c’est pas pareil, c’est limite plus l’Europe » j’entends ici et là. Quand ce sera à Paris, ce sera plus l’Europe non plus ? je me demande en regardant ma batte de baseball du coin de l’œil.

Je commence à faire des pompes. Quelqu’un partage la photo d’un patient intubé avec une description : allongé sur le ventre et immobilisé pendant trois semaines. Perte possible de 40% de la masse musculaire. Ça vaut bien le coup de faire de la muscu tiens, avec tout ça.

Un ministre régional des finances s’est suicidé en Allemagne. Ça secoue, dès le réveil. Comme il fait beau, je monte au sixième avec un thermos, un oreiller et une serviette. Je me dessape en frissonnant et m’allonge, aussitôt réchauffé par la taule et le soleil. Pas de musique, pas de voiture, juste le bruit discret des ventilateurs du toit de la fac, de l’autre côté de la rue. Je suis bien. Je lézarde.

Ça me ferait bizarre d’aller acheter de la crème solaire en ce moment. Après je sais pas, le corona virus n’empêche de choper le cancer. A ma connaissance. En tout cas, je sors faire des courses.

Il n’y plus un œuf dans tout le rayon, première fois que je vois ça. Heureusement qu’il m’en reste encore quelques-uns à la maison. Plus de pâtes non plus, d’ailleurs – à part les complètes bien sûr. Il reste aussi plein de Nutella. Je pense aux Orang-outan. Est-ce qu’ils vont nous refiler encore un autre virus, histoire de se venger ? Ce serait de bonne guerre, va.

Il y a cette vidéo où on en voit un qui se lave les mains au savon, pour faire comme les gardiens du zoo.

A la caisse, le bip du scanner me rappelle le bip de l’électrocardiogramme des urgentistes. Bip, bip. Bip. En rentrant, je ferais des crêpes. Faut pas se laisser abattre.

Il me reste du Old Nick au frigo – je range mon rhum où je veux, ça me regarde. Un petit filet dans la pâte, c’est juste parfait. Je reçois un texto, je m’essuie rapidement sur mon jogging pour regarder. C’est ma banque, qui me dit de me méfier des fraudes. Pendant un instant je me demande sérieusement s’ils vont rendre l’argent de l’évasion fiscale, puis je comprends qu’ils parlent des arnaques à la carte bleue.

Nouvelle discussion avec mon amie de Toulouse. Elle finit par me dire qu’on ne se reverra probablement pas, pour tout un tas de raison. Les adieux en temps de pandémie ont un goût étrange. Tendres, et sans rancune.

Duterte, le président des Philippines, dit que ceux qui ne veulent pas se confiner et qui résistent seront abattus par la police et l’armée. Dans la vidéo il alterne l’anglais et le philippin, c’est chelou.

J’hésite à me raser la barbe, vu que je commence vraiment à rassembler à Jésus. Mais à quoi bon, me demande mon reflet ? Ça n’affecte pas vraiment ma capacité à envoyer des nudes, ni à réussir un entretien d’embauche – pour des raisons à la fois similaires et tout à fait opposées.

News flash : le virus pourrait être transmis par des bioaérosols, des gouttelettes de salive qui resteraient en suspension lorsqu’on parle ou qu’on respire. Ambiance.

Je lis un bouquin de Philip K. Dick que j’ai téléchargé sur ma liseuse : c’est des histoires de personnes qui sont en fait des programmes informatiques, et qui sont mortes au lieu d’être vivantes. Et qui ne le savent pas. En Chine, on propose d’évaluer le nombre de morts réel en fonction des 21 millions de lignes téléphoniques qui ont été coupées depuis début janvier. Il y a aussi des gifs érotiques de Covid-chan qui circulent : une jeune fille pixélisée avec une couronne en forme de virus. What a time to be alive.

Notification Whatsapp : une personne avec qui j’ai partagé ma vie il y a des années prend des nouvelles. De la bienveillance, de loin. Elle a commencé un potager chez sa mère, en dehors de Paris. Une photo prise début mars, juste avant qu’elle ne sème, la terre a l’air riche et meuble. Il y a simplement des fèves et un peu d’ail, en germe. En ce moment elle fait des semis dans son appartement, en attendant de pouvoir planter. Elle s’adapte, comme toujours.

Ce soir, on fait un apéro Skype avec des ami.e.s. Tout le monde est en t-shirt blanc et en sourires fatigués, mais en sourire quand même.

 

9 – La guerre

8 avril

 

Sur le retour de l’hyper, j’écoute « Blood in the cut » de K.Flay. Musique à fond, le soleil tape, des détritus volètent dans les rues désertes, y’a pas un chat. Je fais un crochet par derrière le jardin, parce que l’odeur des plantes au soleil déborde des grilles. Y’a aussi l’odeur de pisse qui cuit sur le béton, mais c’est agréable.

A côté du tag « A bat les CRA » il y a aussi

« Ni patri ni mari

Ni patron ni nation »

et juste devant il y a aussi un type qui prie sur un pull étalé par terre. Par contre il prie plein Nord, pas sûr que ce soit la bonne direction, mais il a l’air dans son truc.

Pas un nuage non plus, pas un souffle de vent, pas un avion. Si aucun avion ne vole, quid des chemtrails ? Il y a tout de même un incendie dans une forêt près de Tchernobyl qui fait exploser les niveaux de radiation. Boris Johnson a chopé le COVID-19 et est passé en soins intensifs. La Chine déconfine et les gens là-bas recommencent à faire du tourisme. Le bordel continue, et on arrive en pénurie de préservatifs.

Une gamine s’est prise un tir flashball en pleine tête à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), fracture du crâne. Lors d’une embuscade contre la police, il semblerait. Mais « on ne peut pas lier sa blessure aux échauffourées » a déclaré une procureure. Hmm.

Devant chez moi, le fauteuil roulant a disparu. Les tiges en alu et les cailloux aussi. Sur le préfabriqué, il y a une énorme publicité pour « les burgers du chef ». En petit, quelqu’un a écrit au marqueur noir « Macron, où sont les masques ? »

Avant j’avais des faux comptes de cul qui m’ajoutaient sur Facebook. Maintenant il y en a aussi sur Instagram. Je continue à dessiner en faisant défiler mon feed. Dehors, c’est bientôt la pleine lune. C’est aussi bientôt l’heure de l’apéro skype.

On est trois, on trinque. Une copine s’inquiète de la consommation du copain :

– Attends, t’as fini la bouteille de rouge… tout seul ?

– Mais nan, t’inquiète pas, j’étais avec ma solitude !

 

Ils vont se coucher en rigolant et je retourne traîner à mon bureau. Il paraît qu’on voit les étoiles en ce moment, mais y’a un lampadaire devant ma fenêtre donc j’y crois moyennement.

Le lendemain on a eu un peu de pluie mais ça ne dure pas, et tant mieux. Le déshumidificateur fait exploser la facture d’électricité – pour une fois que je ne peux pas boire mon salaire, autant faire des économies. Journée passée à regarder une série Netflix sur des gérants de zoo pour tigres aux USA. Une belle brochette de sociopathe, c’est passionnant.

Je sors faire un jogging, avec une écharpe nouée en guise de masque. Maintenant c’est l’odeur du goudron chaud après la pluie : ça a toujours été mon odeur préférée. Peut-être que c’est l’odeur du printemps, à Paris.

Sur une porte il y a un papier scotché avec un numéro dessus : « Voisins solidaires, on s’arrange pour faire les courses de ceux pour qui c’est compliqué ! ».

Une camionnette du secours populaire me dépasse. Dedans il y a des cagettes et trois personnes avec des masques et des gants. Je les retrouve en bas de la rue, à l’arrêt. Un type leur parle, ils lui proposent un café. Il s’exclame, ravi. La peau tannée, un grand sourire, il parle fort, je l’entends très clairement.

Ah, un café ! Ah mais oui, avec plaisir ! Et vous savez quoi, le plus haut des cieux après la mort et une vie heureuse sur terre !

Dans les rues en ce moment, y’a que des joggers, des deliveroos, et des sans-abris. On en croise tout le temps « en temps normal », mais là c’est encore plus la merde que d’habitude. Ils le disent à chaque fois, « en ce moment c’est chaud, là ». Trois, quatre, cinq fois par sortie.

Quand on se lève à 14 heures, la journée file assez vite. Il commence déjà à faire nuit.

Retour par mail d’un pote pompier. Ses mots :

« Bref, la caserne est bien silencieuse, seul le bal des ambulances rythme les journées, sans l’enthousiasme habituel il faut le dire car, outre l’inquiétude créée par cette pathologie que tout le monde redoute d’attraper, les transports à l’hôpital foutent le plomb. Là-bas, c’est la guerre : ils ont monté des tentes autour de certains hôpitaux pour faire une extension de la réanimation, les doc et infirmier·ère·s courent dans tous les sens (beaucoup sont d’ailleurs malades mais continuent de bosser), et quand on passe derrière le CH en repartant on voit les camions frigorifiques – les morgues saturent semble-t-il. Ils manquent de tout, sauf de courage. »

Je me ressers un verre de sangria, j’ai plus sommeil. Sinon la Poste a dissimulé 24,3 millions de masque, on ne sait pas encore trop pourquoi. Révélation suite à une plainte syndicale.

Quelqu’un relaie un appel de l’hôpital Lariboisière : iels ont besoin de masques de plongée Easy Breath de chez Décathlon, qui peuvent se faire rafistoler en respirateur ou en masque de protection. J’espère que ça va aller pour elleux.

Il y a aussi ce document sur le site du ministère de la défense, qui date de 2013 et qui indique qu’il faudrait avoir des stocks de masque pour les travailleurs en cas d’épidémie.

Près de 1.500 morts en France hier, record absolu. Le nombre de morts moyen en 1914 – et oui gnagnagna c’est pas une guerre, c’est à titre de comparaison. Franchement quoi, ça va. On peut plus rien dire.

Un mec sur LCI propose de tester des médicaments en Afrique, « un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines études avec le sida ou chez les prostituées ».

Un mec sur BFM dit qu’en Chine « on enterre des pokemons, » pendant une cérémonie funéraire.

Une meuf sur YouTube explique qu’on prescrit du Rivotril aux vieux atteints du COVID pour les euthanasier.

On peut en fait encore dire pleins de conneries, et je crois que je sature. Dehors, c’est la pleine lune. Et comme c’est déjà demain, je m’autorise une autre sortie.

Je suis encore plus seul dehors que dedans, j’ai jamais vu ça. Même à 4 heures du matin en août, jamais. Derrière le jardin je retrouve le mec qui priait l’autre jour, allongé exactement au même endroit, immobile. Il y a aussi quelques tentes près des quais, et des gens réveillés autour. On me demande une clope et je regrette de pas fumer.

Depuis le pont c’est frappant, y’a pas une ride sur la Seine. Un vrai miroir. Pas un bateau, pas un scooter. J’entends un vélo passer sur l’île Saint Louis et des gens qui mettent de la musique dans un appartement un peu plus loin.

Je rentre et m’endors comme une masse. Je n’ai pas vu d’étoiles, mais je rêve que j’en vois.

Il fait de nouveau grand soleil alors je monte au sixième avec mes affaires. Alors que je déplace l’échelle, la porte de droite – en face de chez Pierre – s’entrouvre. Une femme derrière, que je reconnais ; c’est ma proprio, Isabelle. Je sais pas pourquoi, j’avais jamais fait le lien. Elle me parle de derrière son entrebâillure, je la vois à peine – c’est une personne à risque.

Elle est un peu inquiète mais elle va bien, elle sort le moins possible. Elle s’ennuie un peu, elle a son vélo d’appartement. Je lui propose de l’aider pour ses courses, mais c’est sa seule sortie de la semaine, elle préfère encore les faire elle-même. En tout cas, si je peux faire quoique ce soit… On échange nos numéros, puis je monte prendre un peu l’air.

La plaque en verre de la trappe est brisée par endroit et recouverte de scotch gris. Je fais gaffe, je m’installe. Je reste là un long moment. C’est mieux que sur Facebook, c’est sûr.

Un avion dans le ciel, un.

Je reçois un message, sur Whatsapp : c’est Isabelle qui partage des mêmes. Des mêmes de boomers, évidemment, mais on rigole. On continue de parler un peu, elle fait du vélo d’appartement. Vis-à-vis de ce que je lui ai proposé tout à l’heure… si je pouvais descendre les poubelles en repartant ce serait super, l’ascenseur n’est pas désinfecté régulièrement, et puis les six étages…

Aucun problème, et puis c’est sur mon chemin haha.

En redescendant, je m’entaille un doigt sur un bout de verre de la trappe. Ça saigne pas mal, mais c’est peu profond. J’attrape d’une main les deux petits sacs qu’Isabelle a déposés devant sa porte et je descends en suçant mon pouce.

Drôle de guerre.

 

10 – Les contagions

12 avril

 

Fallait bien que ça arrive : l’oncle, la tante, la cousine, et la grand-mère, tous ont été contaminés. Tous médecins, en plus – à l’exception de la grand-mère qui, malheureusement, passe son temps à s’arracher les perfusions et autres fils d’importance.

Un ami et sa copine également, cloîtrés chez eux. Une autre amie, aussi, encore une de mon âge.

Moi, je me suis débrouillé pour choper des coups de soleil depuis mon toit en zinc. Malgré l’indice 50, mon teint vampirique a décidé que je faisais trop le malin. Donc je me badigeonne de crème hydratante en matant un documentaire ARTE, tous les volets fermés.

Pendant ce temps, des antivaxx anglais appellent à foncer dans les hôpitaux pour faire cesser « la mascarade ». J’ai même pas envie de commenter ça, je vois plus trop ce qu’on peut faire.

En attendant, le virus s’est réactivé chez 51 patients coréens déclarés « guéris ». Si c’est pas le début d’un film de zombie, je sais plus.

Les joggings ont été interdits de 10 heures à 19 heures. Au début, j’avoue que j’ai pensé « gros sheh sur les rageux qui ne courent pas ». Puis il y a eu cette étude américaine qui semble montrer que la contagion est facilitée par les joggeurs, qui laisseraient des traînées de miasmes contaminants jusqu’à 4 mètres derrière eux. Je courrai donc entre minuit et une heure du matin.

Bernie Sanders a fait cesser sa campagne au profit de Joe Biden, et la bourse américaine a pris immédiatement plus de trois pour cent. Les mêmes marchés financiers qui se réjouissaient du sacrifice des vieux, ça fait toujours plaisir de se le rappeler.

Un homme est mort suite à son interpellation, à Béziers. Papa de trois enfants, la trentaine, multirécidiviste, et schizophrène. Dans quel ordre on doit présenter ces infos ? Est-ce qu’elles servent à quelque chose ? L’article du Parisien les donne toutes, en tout cas.

Je crois que je commence à vriller. Je suis sorti du lit à 15 heures, et j’ai commencé à m’entraîner aux tractions à une main. Maintenant j’ai mal partout, et je mange les pâtes de la veille en buvant un café tiède.

Je dessine un autre portrait : hier c’était une DJ suisse, là c’est un homme et son fils dans le camp de réfugié de Moria, à Lesbos.

Trump signe un décret qui autorise le minage et l’exploitation commerciale de la Lune.

Le problème lorsqu’on écrit de la SF dystopique en ce moment, c’est plus d’en faire trop, mais de pas en faire assez. Je patine sur un roman, là, je me dis « oui mais ça c’est dans deux semaines, pas dans dix ans ».

Quelqu’un tousse dans la rue, et j’ai la fenêtre ouverte. Est-ce que je devrais pas plutôt garder les volets fermés toute la journée ? Full vampire, comme ça.

Je sors courir, il fait déjà nuit depuis un moment. Les rues sont bizarrement moins vides qu’avant, alors que je ne croise aucun jogger. Une petite vieille qui sort son chien me regarde comme si j’avais la peste, malgré le détour que je fais pour ne pas l’approcher.

Un peu plus loin, il y a une gamine qui marche, avec un pull à capuche noire. Elle se met à courir d’un coup comme une dératée et je comprends lorsque je me retourne : une voiture de police vient de passer à l’angle de la rue. La gamine s’arrête cinquante mètres plus loin lorsqu’elle est hors de vue.

La Seine est encore une fois un miroir presque parfait. Sur les quais, il y a un grand cygne entouré d’une famille de canards. Tous sont assis en silence et semble regarder le reflet de Notre Dame.

Derrière la fenêtre d’un hôtel particulier, une vieille dame me regarde. Je lui fais un signe de la main mais je crois qu’elle ne m’a pas vu. Un peu plus loin, quelqu’un a scotché une feuille sur une poubelle avec marqué « Merci : ) » à l’intention des éboueurs. Éboueurs qui sont rentrés en grève à Poitiers, d’ailleurs.

Sur un panneau d’affichage des municipales, un tag « où sont les masques ? ».

Je repasse devant le tag à propos des CRA. Révolte en cours au centre de Mesnil Amelot.

En rentrant je me douche, j’étale du linge. Une vidéo d’émeute à Anderlecht, Belgique. On voit des types défoncer une camionnette de police, voler une arme de poing et tirer en l’air. Un jeune de dix-neuf ans est mort la veille, après une course poursuite.

Le lendemain je suis sur le toit en zinc. Faut pas se laisser abattre, bis repetita. Sur l’immeuble d’en face un type déroule un tapis de yoga, on se dit bonjour d’un signe de la main. Je me déplace à cause de l’ombre que me fait une antenne. Elle se déplace aussi, j’ai pas été très malin. Je finis par redescendre et je croise ma voisine du troisième qui va prendre l’ascenseur, celle qui est infirmière. D’habitude on se croise le matin dans le local à vélo, vu qu’elle en a un aussi.

Pas d’inquiétude elle va bien, et pas de patients infectés de son côté. Elle se marre en disant que les autres habitants de l’immeuble lui laissent l’ascenseur, qu’ils ont peur. Elle a l’air de bonne humeur, ça fait plaisir. Mes tongs claquent à chaque marche.

La mère d’un pote est un peu en PLS, elle a encore de la famille en Equateur. Des vidéos de gens qui pourrissent dans les rues, emballés dans du plastique et des boîtes en carton. Nan mais c’est un pays du Sud tu comprends ; un peu comme à Rungis où on fait payer les familles pour pouvoir voir leurs morts ?

Parce que c’est ça un peu, la France qui se transforme en Sud. Le pays qui réalise d’un coup qu’on est pauvre – ou plutôt, qu’il y a tellement de pauvres et de gens qui ont peur d’en être qu’on commence à en parler ?

Sur YouTube, un vulgarisateur explique comment la propagation d’un virus peut servir de modèle mathématique à la propagation de la violence en manifestation. J’ai un pote qui bosse là-dessus pour sa thèse de maths.

J’essaie de trouver un bouquin pour ma liseuse, mais il n’est disponible que pour Kindle, la marque propriétaire d’Amazon. Je passe trente minutes à essayer de le trouver en format .epub, sans succès. Puis 30 minutes à essayer de cracker la protection DRM, gros échec également. You win this time, corporate pig ! J’irai l’acheter en librairie.

Je mate un truc sur mubi, une plateforme de streaming pour films d’auteurs. C’est sur une maison de geisha dans les 50’s et ça se finit sur la punchline « vivre c’est souffrir ». Ah ba oui hein, faut pas faire les choses à moitié. Surtout que juste avant j’ai maté Very Bad Cops, une comédie américaine complètement débile. J’ai hurlé de rire comme si j’avais sniffé du protoxyde d’azote, ce truc qui sert à gonfler les ballons ou à nettoyer les claviers d’ordinateur normalement. On en trouve beaucoup par terre ces derniers temps. C’est des petites cartouches en alu, de 5-6cm de long pour 1,5-2cm de large.

Y’a pleins de crackheads en galère dans le Nord de la ville, entre Stalingrad et Marx Dormoy. Ça doit être l’enfer.

Le MEDEF explique qu’on va devoir rogner sur les vacances et les jours de congés, « après ». Je me demande s’ils veulent achever la guerre sociale sur une victoire totale ou s’ils n’ont pas tous conscience de la mener. A côté de ça le Parisien rapporte que les services secrets s’inquiètent d’une possible « situation explosive » lors du déconfinement. Sans déconner lol.

Bill gates et un autre milliardaire appellent à une gouvernance globale pour contrer le virus, tandis qu’un site complotiste explique que c’est précisément le moment de la prise de pouvoir des illuminatis.

Il pleut à nouveau, cette fois ça a l’air parti pour de bon. Je reçois une vidéo de ma sœur : elle a accouché. Le petit est une merveille, c’est vraiment incroyable les bébés. Enfin, moi je trouve, voilà. Sorte de petit pokémon avec les yeux tout fermé et qui n’arrive à rien faire.

Tout s’est bien passé pour elle à l’hôpital, mais son mari s’est fait une fracture de fatigue au pied. J’ai mal pour lui mais c’est un peu drôle quand même. Elle de retour chez elle, et son premier est tout excité d’avoir un petit frère. Ça fait plaisir.

 

11 – La barbe

16 avril

 

– Jusqu’au 11 mec, un délire !

– Ah ouais, sérieux ?

– Ouais, il vient de l’annoncer, je l’ai vu sur Facebook.

– Ah ouais, chaud…

Mon coloc n’a même pas détourné le regard de son écran. Il s’est remis à World of Warcraft l’autre jour, sur un serveur privé. Sinon, on doit être à 15.000 morts là.

Je le regarde un instant en me grattant la barbe, que je commence à avoir bien longue. L’autre jour j’ai envoyé un selfie j’avais l’air non plus de Jésus, mais d’un chasseur-cueilleur.

Encore un mois, donc, je me dis en faisant frire un truc dans la poêle. Pour être honnête j’avais suivi une rumeur qui parlait d’une rentrée en septembre, donc c’est pas si rude. J’ouvre une canette de coca et je me mets devant un film. Bientôt l’heure du jogging, je commence à prendre mes marques. Vers minuit je saute par la fenêtre en lançant un « je sors ! » derrière moi.

J’ai testé le générateur d’application sur mon téléphone, plus envie de gaspiller de papier. L’idée de nous tracer grâce à une application spécialement conçue pour ça est dans l’air, aussi, de même que celle de nous mettre bracelet électronique. Une ordure avec une écharpe rouge propose à la télé que ceux qui le portent soient prioritaire à l’hôpital.

En 5 minutes je suis dans la rue aux tags : le type qui priait est encore là, au même endroit. Cette fois il est assis en tailleur, en train de manger quelque chose. Ses yeux sont plongés dans le noir sous sa capuche, mais toute sa tête me suit alors que je passe devant lui. Je lui fais un signe de la tête auquel il ne répond pas.

Ville fantôme, entre film de zombie et vieille map de jeux vidéo sans assez de personnages pour la peupler. Il y a aussi beaucoup de collages féministes dans le quartier, tous plus ou moins raturés, corrigés, recollés. Ça me fait penser que j’ai vu « Ma vie de courgette » l’autre jour, et que y’avait Sciamma au générique, ça m’a surpris. J’ai pleuré pendant tout le film. Les histoires avec des gosses ça me fend toujours le cœur.

Je dépasse une joggeuse qui s’est retournée d’un coup quand je me suis approché. Elle ajustait son casque et a dû m’entendre au dernier moment. Je lui fais un signe de la main comme on fait par politesse, le truc le plus neutre possible, elle sourit. Les rues sont pas rassurantes, vides comme ça. Une copine me confirme qu’elle aimerait bien courir aussi à cette heure-là, mais qu’elle préfère ne pas. Y’a pas mal de témoignages d’agressions sur Facebook. Mais on trouve aussi cette balade virtuelle sur Google Streetview, postée par une autre copine. Malin.

Il y a des queues d’ambulance devant les hôpitaux à Moscou, plus de quinze heures d’attente pour certains patients. Pas très loin de là, Kadyrov a déclaré que les personnes contaminées sont des terroristes.

Black Rock doit rendre un rapport à la Commission sur la façon dont il convient de gérer les normes environnementales dans le secteur bancaire. Ça me fait penser à un petit bouquin que j’avais lu à l’époque de mon passage dans les institutions européennes : « Faut-il faire sauter Bruxelles ? » et que j’avais bien aimé avant de comprendre que le lobbying a toujours été aussi hardcore au niveau national qu’européen. Mais que c’est moins vendeur de parler de ça.

Par contre j’aime beaucoup le nom Black Rock, la pierre noire. Ça évoque le luxe, le mystère, l’opacité. Le mal, mais sexy. Parfait pour une société de gestion d’actif : je me demande s’ils ont payés des philosophes-produit pour ça, où s’ils l’ont trouvé tout seul. Je devrais leur envoyer des idées. Ou faire une vidéo pour expliquer que ce sont des satanistes – même s’il en existe déjà un paquet, évidemment.

Une amie chanteuse fait un live depuis son salon, c’est déjà plus joyeux. Elle s’accompagne à la guitare.

Sur Instagram, les comptes soutiens de Bernie Sanders appellent en masse à boycotter Biden, et accusent Bernie d’être un vendu. Biden, en plus d’avoir été vice-président d’Obama, a un chapelet d’accusation de harcèlements sexuels aux fesses.

Mon coloc me dit un truc depuis sa chambre.

– Au fait gros ? Je vais bosser à partir du 27. Mon boss m’a appelé, je vais devoir garder des gosses dans une école pas loin.

Il va pouvoir rompre le confinement avant moi, sûrement pour s’occuper de gamins de soignants. Petit veinard.

17.000 morts. Tous mes contaminés vont bien, pour l’instant.

L’Islande, qui a testé 10% de sa population, dénombre 43% de porteurs asymptomatiques. Trump retire les USA de l’OMS, accusant l’organisation d’avoir fermé les yeux sur le comportement de la Chine. Amazon est condamné par la France à réduire son activité pour ne livrer que des biens de première nécessité. “Rien n’est plus important que la sécurité de nos collaborateurs” répond l’entreprise. C’est bien, y’en a qui gardent le sens de l’humour.

Mais ils déclarent faire de leur mieux, avec des prises de températures journalières, des masques et du gel hydroalcoolique. C’est mieux qu’au Carrefour d’à côté, où le vendeur n’est protégé que par une vitre en plexiglas et une languette de plastique clippé sur sa casquette. On dirait un masque de soudeur réalisé par des maternelles.

Je monte sur le toit bronzer un peu ; peut-être qu’avec ce mois supplémentaire au soleil, on va finir par remarquer que je suis à moitié marocain. Pensée pour ce petit 4ème qui m’avait répliqué, sans sourciller :

– Eh mais monsieur, le Maroc, c’est pas la Bretagne !

Ce tueur, purée. Ça me manquerait presque de retrouver les gosses. Au risque de me faire contaminer. Encore moi, ça devrait aller, mais l’intendante complotiste ? Le CPE qui tousse h24 ?

Au sommet de la tour de Jussieu, à quelques centaines de mètres, on distingue une petite forme rouge vif. Un mec avec un anorak qui profite de la vue. Très distinctement, il sort son téléphone et prend une photo. Ça doit être splendide.

L’autre jour j’ai vu un mec faire du skate sur sa terrasse. J’avais oublié. Ce tag à quelques endroits dans Paris : « regarde le ciel ». C’est poétique mais c’est un coup à se faire écraser.

Sur Steam il y a un jeu en solde, Rebel Inc. C’est la suite de Plague Inc. où tu dois développer une pandémie globale et tuer le plus de gens possible. Gros succès d’il y a quelques années. Madagascar survivait presque à chaque fois parce que c’était très dur de les contaminer avant que l’OMS n’interrompe le commerce maritime. C’était devenu un même.

Dans Rebel inc. tu joues un fonctionnaire qui fait du Nation Building dans un pays du Moyen Orient et qui doit écraser une insurrection. C’est peut-être le truc le plus ignoble que j’ai vu depuis un moment, mais si ça se trouve c’est ironique ; à voir, c’est en solde.

Y’avait ce mec à Bruxelles qui m’avait parlé de « l’industrie de la révolte » à propos des printemps arabes et de l’Ukraine, parce qu’une boîte vendait une suite logicielle pour foutre le boxon sur Facebook, Twitter and co. Il avait cet air fin des mecs qui en savent plus qu’ils ne veulent bien le dire, mais c’était surtout un communicant qui faisait son malin.

J’ai vraiment la barbe trop longue, ça commence à me gratter. L’ennui et l’anxiété pousse souvent à des changements radicaux de pilosité : à défaut de me raser la tête, je me rase la barbe. Des touffes tombent dans le lavabo.

J’ai maintenant l’air d’avoir 17 ans et demi. Heureusement que j’ai encore un mois avant de retourner bosser, niveau streed cred’ je serai à -1000.

 

12 – La Paranoïa

20 avril

 

Je me suis levé à 9 heures l’autre jour et j’ai vu le soleil taper pile sur mon lit, jusqu’à 12 heure environ. Et j’ai dû attendre le 35ème jour pour comprendre ça. J’ai triché pour me recaler, ça fait deux nuits que je prends de la mélatonine. Je casse les cachets en 4 avec mes dents, voir en plus petit morceaux encore, parce qu’ils sont complètement surdosés. Je m’étais couché à 7 heures l’avant-veille, ça m’avait mis un coup. Passer les dernières heures de la nuit à regarder l’aube devant un film que je ne suivais pas, ça m’avait laissé un sale goût dans la bouche.

J’avais aussi commencé à faire une crise de parano vis-à-vis d’une possible surveillance de mes communications par des services de renseignement. Et je ne dirais pas lesquels parce que bon, hein. On ne sait jamais. En plus de certaines coïncidences qui ne pouvaient pas en être, il y avait eu cette camionnette qui s’était garé à 4:04 du matin devant ma fenêtre, même si ce n’était – apparemment – qu’un technicien vélib’. Il était ensuite allé trafiquer le panneau de location, puis était reparti. Ce moment où ton existence insignifiante se connecte à une conspiration globale, à un réseau omniscient, omnipotent et maléfique. Où ton fil Facebook, les pubs ciblées et tes bouquins sur la société de contrôle sont tous connectés par une voiture dans ta rue.

Quand je commence à avoir des idées noires comme ça, je sais qu’il faut que je fasse quelque chose. Et comme me raser la barbe n’avait pas suffi, j’ai pensé à me recaler dans un cycle diurne. Et pour l’instant ça marche : j’ai même réussi à lire – même si c’était un bouquin de Fantasy dans laquelle l’Eglise a exterminé les races anciennes et effacé toutes traces d’elles jusqu’à aujourd’hui. Une version fantastique des récentistes, ces complotistes qui pensent que le Moyen Âge n’a tout simplement pas existé (leur page Wikipédia vaut le détour).

Le monde réel file toujours un coup de pouce, quand ça va mal. La pente est glissante : le fameux laboratoire P4 de Wuhan – le genre de truc qu’on voit dans les films, avec tout le monde en tenu de cosmonaute et des voyants rouges qui clignotent – revient dans la polémique, avec une vieille note diplomatique américaine qui en soulignait les déficiences sanitaires. Et notre bon président, soutenu par ses meilleurs plumes, de commenter : « des choses se sont passées qu’on ne sait pas ». Pendant que pas mal de généticiens soulignent que le virus est d’origine animale, et peut-être finalement même pas de Wuhan. Enfin. On verra.

Heureusement, d’autres nouvelles rassurent quand au fait que tout ça n’est qu’un joyeux bordel auquel personne n’a d’explication totalisante. Comme par exemple ce jet privé venu d’Angleterre et arrêté à l’aéroport de Marseille par la police. De mâles quadragénaires et leurs amies professionnelles de 20 ans leurs cadettes devaient rejoindre une maison cannoise en hélico. Cafouillage chez les illuminatis.

En même temps que ce glamour grotesque prête à rire, une prostituée du bois de Boulogne meurt en toussant dans un masque en papier toilette, et puis on l’enterre sous un tas de feuilles. Elle s’appelait Nouchka. Il y a des clients qui rompent le confinement et puis des filles qui sont à la rue, et puis la misère et la peur. Protégez-vous, hein.

Ô, bonne humeur. Mais après ça s’enjolive, promis ! (Non.)

J’ai finalement commencé à jouer à Rebel Inc. – ce jeu où on doit faire du Nation Building au Moyen Orient – mais il est beaucoup trop dur. La corruption grimpe trop vite, les insurgés prennent du terrain dès que j’envoie des troupes quelque part, et je finis toujours par me faire virer à coup de pied au cul. Au moins c’est plutôt réaliste. D’ailleurs l’opus précédent, Plague Inc. – celui où on devait créer un virus – vient d’être banni par la « Cyberspace Administration of China, » comme le signalent les développeurs sur le page internet.

Peut-être que c’est tout ce temps derrière l’écran qui me fait partir en cacahuète. Ce ne serait pas la première fois. Vu que je peux maintenant bronzer depuis ma chambre, sans avoir à faire les six étages, j’en profite. Short et tongs à ma fenêtre, café à la main. Bonjour madame ! Bonjour monsieur ! Sourire aux inconnus qui se marrent, parfois. Une femme du troisième âge me lance même, visiblement ravie :

– Ah, bonne bronzette ! et demain, vous enlevez le bas ?

Je ris. Coquine, va.

Trump appelle à « libérer » les états démocrates qui ont institué un confinement. Je ris un peu moins, déjà. Mais on me signale sur Whatsapp que toute la famille est guérie du virus, même la grand-mère. C’est inattendu, et c’est une bonne nouvelle. Ça me donne envie d’aller courir ; mais impossible, il est 18h30. Je voudrais faire un joli dessin mais je n’ai même pas de crayon de couleur.

Assis sur ma chaise, je regarde les bourrelets de mon ventre. Violente crise de dysmorphie, je me dis que je devrais faire un jeûne d’une semaine et ne plus jamais manger à ma faim. Après quelques minutes à me lamenter, je repense à la passante. Je plais à un certain public, mais un public tout de même. Je vais plutôt aller faire des pompes.

Le ministère de l’intérieur vient de signer une commande de 650 drones pour 3,5 millions d’Euros. Je me demande combien de masques ça fait, ça. Ce qui est hyper rassurant, c’est que c’était un achat prévu de longue date. Ah ba ça va alors. Je me demande si c’est compliqué d’apprendre à tirer à l’arc, comme dans Woman at War. Et d’imprimer des flèches en 3D aussi, mais bon, c’est sûrement plus simple de les acheter à Décathlon.

J’y pense à cause de ces fameux étudiants hongkongais qui avaient été photographiés, arc à la main, pendant la révolte. En ce moment y’a de grosses rafles là-bas. L’Etat en profite.

Je passe près de l’Île Saint Louis et je me demande où ils sont, ces drones : ça respecte autant le confinement que dans les fameux « quartiers populaires ». Est-ce qu’il faudrait aussi mater cette populace dangereuse là ? Toutes ces méchancetés me filent un poing de côté et je rentre chez moi en clopinant. Sur le chemin du retour, sur les quais, je croise les types de la dernière fois. Ils doivent être une dizaine, avec des tambours, ambiance festive.

Nuit de violence à Villeneuve-La-Garenne – une histoire de contrôle qui tourne mal, tiens. Vidéo où des feux d’artifice, tirés au mortier, éclatent au milieu de la rue. Vidéo où des flics menacent et rudoient des journalistes du Bondyblog.

L’Italie régularise 200.000 sans-papiers. Faut dire que le secteur agricole manque de bras ; mais est-ce qu’ils ne pouvaient pas faire comme nous et envoyer leurs profs dans les champs ? En attendant que les italiens reviennent à la raison, on a une multiplication des cas au CRA de Vincennes.

J’ai deux potes qui ont décidé d’arrêter de fumer du shit, et pas qu’à cause du confinement. On verra ce qu’il en est le 11, mais pour l’instant j’applaudis des deux mains. Un peu comme à 20h, où j’entends une petite voix d’enfant crier, quelques étages au-dessus de moi, des « merci » plein d’émotion. L’étape d’après mon petit, c’est l’Internationale, hein, je préfère te prévenir maintenant.

Pendant ce temps en Inde, manifestation de travailleurs qui scandent que ce n’est pas le COVID qui va les tuer, mais la faim. Autre article du Courrier International sur la ville de Suifenhe, à la frontière sino-russe. Deux milles travailleurs chinois vivant en Russie sont revenus par peur de ne pas être soignés correctement sur place, et ramènent avec eux le spectre d’un nouveau foyer. La presse d’Etat parle d’une « bataille pour défendre la ville ».

Derrière mes paupières défile déjà le storyboard de la minisérie que j’aurais pu leur proposer. Un mixe en Tchernobyl de HBO (la forêt qui brûle en ce moment a d’ailleurs dégagé un nuage de cendre qui survole la Corse, n’oublier pas vos pastilles d’iodes les enfants !), Pacific Rim et 28 jours plus tard.

Parfois je me dis que j’aurais dû rester dans la Comm’. J’aurais fait un carton.

 

13 – La madeleine

24 avril

Ça fait deux fois qu’en passant dans ma rue, à l’aller et au retour du super, je croise une famille, assise à ce qui semble être au grand complet sur les râteliers à vélo alignés devant ma porte. Et qu’ils se retournent tous comme un seul homme à mon approche, me fixant quelques courtes secondes, probablement le temps de décider si je mérite une réaction ou non, ou si je suis de la police. Parce que ce sont des gens qui passent beaucoup de temps dans la rue – ce qui est impardonnable en ce moment – comme l’indiquent leur teint tanné par le soleil et leurs vêtements trop usés ou trop neufs.

Je reconnais l’un des plus jeunes, un jeune homme qui pourrait avoir vingt ans et que j’entends jouer au foot depuis quelques jours devant ma fenêtre. Stoumb. Stoumb. Et parfois je l’entends rire avec un plus jeune encore, qui joue avec lui.

Je vois beaucoup plus de monde maintenant que j’émerge avant 14 heures. Aujourd’hui je prends le café sur mon rebord de fenêtre ; j’ai disposé un petit coussin et je lis les premières pages de la Recherche du Temps perdu. Ce qui explique peut-être mon style alambiqué du jour, mais aussi et plus sûrement, l’idée que le temps s’est écroulé il y a quelques semaines déjà.

(Je plaisante hein, je ne vais pas continuer bien longtemps, parce que ça m’épuise aussi.)

Une dame âgée – encore une – passe en vélo, s’arrête, se gare, et sort un appareil photo du sac posé sur son porte bagage, dans lequel je distingue aussi des poireaux. Oui, bien sûr, vous pouvez prendre une photo ! Me l’envoyer ? Mais, avec plaisir. Je vous laisse mon mail, très bien. Et elle d’apporter un stylo (penser à se laver les mains) et un exemplaire du Canard Enchaîné. Est-ce que je suis en train de me convertir, l’air de rien, au business d’escort (et demain, Betancourt !), ou bien de laisser mes informations à une délatrice particulièrement machiavélique ?

Il faut que j’arrête de voir le mal partout. (Non.)

En parlant de prostitution j’ai parlé de Nouchka la dernière fois, une TDS du bois récemment morte et ensevelie. L’Obs aurait relayé une information invérifiée et possiblement bidon, et surtout contredite par les retours de terrain d’Acceptess Transgenres, une association qui fait, entres autres choses, des maraudes en ce moment. Ça m’apprendra.

Texto de mon CPE, annonçant une possible reprise le 11 : à confirmer, évidemment. Petite pensée pour Blanquer, mon ministre de tutelle. Même chose pour mon coloc, qui a reçu confirmation qu’il va devoir bosser la semaine du 27. Il aura une prime, 35€ par jours et 200€ pour le jour férié, normalement chômé. Grosse joie vis-à-vis de la rentrée d’argent supplémentaire, puis petite pause : c’est donc à ça qu’on estime le risque de contamination ? Puis reprise de la célébration, ça fera quand même 340€, c’est pas rien.

À Toulouse, une jeune femme a été placée en garde à vue pour une banderole « Macronavirus, à quand la fin ? » déployée sur sa maison. Normaaal.

Le voisin passe en fulminant, pelle et balais dans une main, scotch et papier bulle dans l’autre. Je l’interpelle, on discute. On lui a éclaté la vitre de son camion et piqué pour 1300€ d’outils. Garé à l’angle, et visible de mes fenêtres, en plus… Il est écœuré mais son assurance lui a trouvé un artisan pour l’après-midi, et il va pouvoir recommencer à bosser dès demain. Il est paysagiste, et retape les jardins des richoux à hôtel particulier. Je l’observe s’en aller colmater les dégâts.

J’en touche deux mots à mon coloc qui, pour une fois, s’arrête de jouer un instant. Il se tourne vers moi et me demande, d’un ton très froid, si j’ai parlé au voisin des roms qui traînent devant la maison. Il me regarde, impassible, le temps qu’un silence s’installe.

Puis on éclate de rire, et il rallume sa clope. Putain de corbeaux, j’te jure.

J’ai commencé à mater des documentaires pendant que je fais du sport, histoire d’optimiser encore un peu plus. Là c’est un truc d’Arte sur l’obésité – faut bien nourrir ses névroses. Au bout de dix bonnes minutes je percute que si je regarde la BRI faire des rondes, flashball au poing, dans une cité, c’est parce que je me suis trompé d’onglet. Je regarde « A corps défendant », un documentaire sur les violences policières. Ça me fait penser à ce groupe Facebook : « ACAB un peu, quand même ».

Au détour d’un commentaire sur Facebook, j’ai ferré un complotiste de haut vol, qui est venu me parler en message privé. Le mec est dans l’espace, et toute la conversation est lunaire.

– Jeune homme vous parlez à une bibliothèque vivante

Et de m’envoyer une dizaine d’image Paint où on voit en vrac George Soros, Bill Gates et Macron, des triangles avec des yeux dedans, des caricatures des mass media avec des masques d’anonymous et des graphiques pourris expliquant que 5% de la population doit éveiller les 94% restant contre les 1% qui dirigent le monde. Le must restant le parallèle entre une montre connectée et un tatouage de camps d’extermination, avec le sous-titre : « C’EST LE MEME PROCESSUS ».

La façon erratique avec laquelle il me répond finit par m’interroger : est-ce que, de fait, je ne suis pas en train de parler avec une « bibliothèque vivante » ? Autrement dit… un bot ? Mais je crois que, malheureusement, c’est juste un abruti.

Ça me donne envie de retourner jeter un œil sur 4chan tiens, par désœuvrement. Là-bas une bande d’incels s’agitent, accusant les femmes d’être des vampires frigides qui demandent aux hommes montrer des émotions tout en méprisant ceux assez faibles pour le faire. S’agit-il d’une lutte menée secrètement pour l’hégémonie culturelle en ligne ? ou d’une manifestation de la misère psycho-affective de vieux adolescents virilistes, victimes inconscientes et soutiens du patriarcat ? Mystère.

Un article du Daily Mail me remonte le moral. On y voit deux médecins chinois remis du COVID-19 et qui ont souffert d’un trouble hormonal… En devenant noirs. Leur peau a littéralement noirci suite à des dommages au foie. Fake ou pas j’ai éclaté de rire : c’était donc ça, le grand remplacement que personne n’attendait.

Plus drôle que le doc Überwacht : tous surveillés (d’Arte, toujours) ou comment la Chine (et peut-être bientôt nous aussi, avec l’exemple de Nice) est devenue le premier totalitarisme numérique, avec reconnaissance faciale et crédit social. Mention spéciale pour les QR code à chaque porte d’appartement, histoire que la police puisse vérifier à tout moment qui y loge. Le même que sur nos attestations, voilà, comparaison n’étant pas raison mais qu’est-ce que vous allez faire, rien du tout.

Et maintenant c’est Trump qui propose de s’injecter du désinfectant pour guérir du virus, ou peut-être de se passer les poumons aux ultraviolets, il n’est pas sûr, mais on devrait voir ça avec des médecins. Et dans le même temps il prend Michael Caputo comme porte-parole en matière de santé. Le même mec qui expliquait sur Twitter que Soros était un virus derrière tout ce qu’il se passe, ou que les chinois suçaient par millions du sang de chauve-souris.

Bon. Évitons les blagues darwiniennes pour plutôt commenter la dernière trouvaille en matière de lutte contre l’épidémie : le stop-and-go.

Si la traduction française en est transparente, la locution évoque surtout chez moi un souvenir de jeunesse, sorte de madeleine au goût d’amertume sucrée, un souvenir initiatique et primitif, un de ces secrets qu’on apprend, avec l’âge, à laisser devenir quelque chose comme une sorte de sagesse commune, un cadeau que notre grand âge fait au monde, à ses dépens. Le stop-and-go étant, en sexologie, une technique bien connue de maîtrise de la précocité.

 

14 – La violence

28 avril

 

– Eh, excuse-moi ! Excuse-moi ! Désolé de te déranger dans tes bails…

Un mec m’interpelle par la fenêtre, légèrement penché en avant, comme pour demander un truc.

Est-ce que t’aurais une cigarette ? Je peux te l’acheter, c’est que d’habitude je vais à l’épicerie d’à côté, là, mais elle est fermée…

– Désolé je fume pas, mais t’inquiètes, j’vais voir ça avec mon coloc !

Et Léo de lui préparer un « petit pack » dans un vieux paquet de tabac avec les miettes, des feuilles, des filtres et un briquet qui fonctionne encore un peu.

– Ah mec, merci ! Vraiment, c’est cool. Vous êtes en coloc là, sympa, l’appart’ en longueur, c’est ça ?

Quelques mots encore et puis le mec de se barrer, avec son beau sourire et ses dreads, l’air content.

Sur LeBonCoin le prix des altères et des poids a explosé, un post demande 80€ pour deux disques de 20kg. Spéculateurs, vampires, affameurs ! Même si je peux admettre que ce ne sont pas exactement des produits de première nécessité. Bref, tout ça pour dire que je continuerai simplement à faire des exercices à poids du corps.

Polémique sur l’application StopCovid : iels peuvent aller se faire enfler, et puis même en écriture inclusive, tiens. Je me demande, comme beaucoup, ce qui de l’incompétence, de l’irresponsabilité, de la bêtise pure et simple ou de la malveillance caractérise les gens qui prennent ce genre de décision. Un peu comme Trump, d’une certaine manière. Je vais aller acheter un pot de mousse au chocolat, ça me détendra.

Au supermarché il y a un nouveau vigile avec des tatouages sur les mains et le crâne rasé qui, bien qu’il soit très poli, m’indique qu’il doit mettre un serre-câble sur mon sac à dos. Ça fait le petit zip si caractéristique des arrestations, et ensuite il m’indique le gel hydroalcoolique à destination des clients.

5 euros le pot de mousse c’est du vol, mais c’est vraiment bon. On va dire que c’est l’équivalent financier et affectif d’une pinte. Glucose contre éthanol.

Je croise un type qui monte sur un vélib’ et je me dis, en le voyant poser ses mains nues sur les poignées en caoutchouc, que c’est très très con ce qu’il vient de faire. D’autant que c’est loin d’être le premier à faire ça ces derniers temps, je vois régulièrement des gens à la station en face de ma fenêtre. La prochaine étape c’est quoi, lécher les proverbiales barres de métro ?

En rentrant j’attaque le pot devant une énième vidéo de violence policière. Comfort food et police brutality, combo du dimanche. 3h du matin, dans une rue de Toulouse filmée depuis une fenêtre. Entouré par six policiers, un homme est saisi aux chevilles et jeté au sol. Un flic s’agenouille sur son dos, pendant que les deux chiens autour sont calmes et se tiennent à l’écart. Un autre type en uniforme frappe sans relâche, une muselière à la main. Toute une symbolique.

Seconde vidéo, en banlieue parisienne cette fois : un type se jette dans la Seine pour échapper à un contrôle. On entend des rires, celui de fonctionnaires fatigués mais contents d’être ensembles, de passer une bonne soirée. « On aurait dû lui mettre un boulet au pied » ricane l’un. Puis d’autres rires encore, glaçants comme l’eau du fleuve, pendant qu’on entend le bruit sourd des coups et les cris terrifiés de la victime, finalement rattrapée par ses tortionnaires.

Noyer des arabes, cette tradition.

Dans les commentaires, quelqu’un a écrit « je n’ai pas les mots ». Un internaute lui répond par une autre vidéo, évidemment pour justifier cette violence. Des jeunes filment un contrôle où des policiers sont, cette fois, en infériorité numérique. Ils sont copieusement insultés, humiliés, menacés. « Elle a peur cette pétasse » on peut entendre, avec aussi des rires, peut-être les mêmes. La jouissance de celui qui domine le rapport de force, à ce moment-là.

Avec toute la différence entre l’Etat et le droit, bien sûr, mais j’imagine que ceux qui souhaitent la guerre civile n’en sont plus là.

Et de lancer un documentaire sur le trafic de drogue – brillante idée, décidément. Toute l’histoire, depuis les guerres de l’opium à El Chapo avec l’impérialisme, les prisons, les meurtres, la violence, toujours. On n’en parle pas, mais en France c’est la guerre contre la drogue depuis un moment – la guerre contre les pauvres.

Je sais pas ce que j’ai en ce moment. Et il ne me reste même plus de mousse.

C’est peut-être l’album de Billie Eilish que j’écoute en boucle depuis quelques jours qui me ramène à une sombre période adolescente, plus émotive ?

Breaking news, Kim Jong-Un serait dans un état végétatif, peut-être mort. La Corée du Sud dément, on ne sait pas. Kim « Schroedinger » Jong-Un, bruissent les réseaux. En fait non, finalement ? Ça aura eu le mérite de produire des memes hilarants.

Les suprémacistes blancs aux USA se préparent à la guerre civile, comme d’habitude, mais inquiètent pour une fois un peu plus. Des dizaines de groupes Facebook, des milliers de membre. Quelques journalistes s’indignent que la plateforme ne fasse rien pour supprimer les comptes. Est-ce vraiment de ça dont il s’agit ?

Pensée pour les camarades américains qui refusent de soutenir Biden, qu’ils accusent d’être un criminel de guerre – comme Obama – et un violeur – comme Trump. Que leur reste-t-il ? La grève des loyers, disent-ils en cœur. Je vois aussi passer des appels au sabotage et à l’insurrection armée.

L’un des articles mentionne un document que j’avais moi-même téléchargé, quand j’avais 15 ans : « the anarchist cookbook ». C’était un manuel pour faire toutes sortes de bombes artisanales avec des produits ménagers, et même un lance-roquette, avec quelques tubes de cartons et des clous. Qu’est-ce que ça me vaudrait aujourd’hui ?

Ce qui me fait penser que je n’ai toujours pas eu de nouvelles de la dame au poireau qui m’a pris en photo ; une RG, à n’en point douter. Ça m’apprendra à être aussi naïf.

Un voisin, que je vois pour la deuxième fois cette semaine, me dit bonjour. La dernière fois il était dégoûté parce qu’il devait rendre visite à sa fille, en Polynésie française, mais que son vol avait été annulé. On discute, il est de bonne humeur ce matin. Il s’appelle Raoul et vit au deuxième. Il va travailler, là.

– Et vous faites quoi ?

– Je suis médecin ! il dit, et ménage une petite pause après.

Un peu comme s’il disait qu’il était astronaute. Et de fait, je lâche un « Oh » impressionné.

– Et vous êtes à quel hôpital ? Et ça va ?

– Je fais mon travail.

– Et vous n’êtes pas… débordé, en ce moment ?

– Et bien comme dit un collègue, dont c’est la quatrième pandémie : la peste au Congo, le choléra à Madagascar, le sida à Paris, et… maintenant.

Je ris, un peu soufflé. C’est vrai que dit comme ça, le COVID-19 est sûrement plus détente que la peste.

– Et vous ?

– Ma deuxième.

– Whoa. Et bien, bonne journée ! et bon courage !

Raoul part sur son scooter, avec son petit masque et ses gants. C’est vrai que j’ai un peu l’impression d’avoir croisé un astronaute.

Une sale nouvelle vient de tomber d’Angleterre, peut-être que le virus pourrait toucher les gamins. Peut-être qu’il peut causer des troubles respiratoires et cardiaques, peut-être que ces petits êtres, « ces nuggets » comme dit mon coloc lorsqu’il bosse avec les plus petits, sont pas si immunisés qu’on l’aurait cru. D’un autre côté, on a déjà les premières pistes d’un vaccin, en Chine. Croisons les doigts.

L’air s’est rapidement épaissi depuis ce matin, et il est maintenant lourd de l’orage. Léo est parti bosser. Pour la première fois depuis des semaines je suis seul à la maison. Hier soir on a parlé jusqu’à tard, un debrief entre colocataires. On a parlé du passé, des histoires de familles ; de l’amitié et du futur, de comment se parler, de comment « se dire les choses ». J’ai même fumé deux clopes coup sur coup, ce que je ne fais jamais. Elles me sont montées à la tête et j’ai été un peu malade. Mais je me suis endormi juste après, content.

Quand la pluie se met enfin à tomber, je suis encore assis à la fenêtre, avec ma liseuse en veille. Ça m’absorbe un peu.

Une camarade a écrit, y’a pas longtemps, sur comment est-ce qu’on peut créer des trucs en ce moment, avec tout ce qu’il se passe. Avec la mort, partout autour. Et je repense aux premières entrées de ce journal où je rigolais, en imaginant des charniers brûlants autour de la Seine. Et puis les cendres se sont mises à tomber en Italie, en Equateur, au Brésil.

Ici on peut encore plus ou moins enterrer nos morts et nos mortes, mais avec des distances de sécurité. Et pour avoir fait déjà quelques enterrements, ne pas pouvoir serrer les siens dans ses bras, à ce moment-là, c’est… c’est pas juste. C’est vraiment pas juste.

Je pense à tout ça et c’est triste, évidemment. La seule façon de continuer je me dis que c’est de garder tout ça dans un coin de sa tête, un peu tout le temps. Et ça broie un peu le cœur, forcément, de penser à la mort. Ça brûle, toujours, mais je sais que c’est un truc qu’il faut se forcer à faire – enfin moi c’est ce que je fais, pour un tas de raison.

J’ai fini par poser ma liseuse et je regarde mon téléphone. Sur Insta, une amie me dit :

« C’est pas tellement le bruit de la pluie qui me plaît

Enfin si

Mais la satisfaction vient de l’idée que ça lave tout »

J’écoute juste la pluie tomber.

Puis je suis pris par une quinte de toux violente et, en dix secondes, j’ai les yeux rouges et le nez qui coule. Saloperie de pollen qui vient ruiner ma vibe romantique. Je ferme la fenêtre puis rentre me moucher. Je vais réécouter Billie Eilish.

 

15 – La fierté

2 mai

 

Je mate un documentaire Arte en quatre parties sur l’histoire de la classe ouvrière. Entre chaque épisode, une pub Chanel de 15 secondes vient interrompre le visionnage. L’esthétique est rétro, un peu steampunk ; ça sent le cuir et les courroies, les boulons et la bobine tesla.

Est-ce que c’est une mesure de contre-radicalisation fomentée par une agence de com’ ? On en avait produit à l’époque, des petits spots publicitaires contre le djihad. « Ne pars pas en Syrie, tu vas mourir tout seul dans le désert », littéralement c’était ça, un peu comme le célèbre « télécharger, c’est du vol ». Mais l’objectif à l’époque c’était surtout de montrer « aux familles » que le gouvernement faisait quelque chose, pas du tout de décourager qui que ce soit de partir en Syrie.

Donc peut-être que plus simplement les gens qui regardent Arte peuvent se payer du Chanel, en moyenne. En tout cas au bout de quatre heures de visionnage, je fredonne le chant des partisans en ouvrant mes volets.

La grande distribution revient sur les fameuses primes qu’ils avaient annoncé pour leur salarié.e.s, cette sale bande de vautours. Ça n’étonne personne, mais ça donne envie de se remettre à voler dans les magasins.

Autre souvenir de l’agence de com’, le suicide d’un employé dans un Lidl, en 2015 – il y avait eu un Cash Investigation sur cette affaire deux ans plus tard. À l’époque on bossait pour eux, en gérant les « retombées presses ». Pour se détendre on était allé voir avec un collègue « La loi du marché » avec Lindon. Pendant la scène où un RH déroule un argumentaire pour déresponsabiliser la boîte d’un suicide, on avait ri jaune. C’était comme si on l’avait écrit, ce speech infâme.

Bref, l’entreprise a finalement été condamnée, un peu discrètement, en janvier 2020. Le tribunal des affaires sociales a conclu à la « faute inexcusable » de l’employeur, et a refilé une amende de 90.000€ à l’employeur. Yannick, lui, est toujours mort.

C’est marrant parce qu’en y repensant, les collègues étaient aussi des exploitées, mais elles ne s’en rendaient pas tellement compte. Je dis elles parce que dans l’open space, 80% des juniors étaient des femmes. Les 20% restant étant bien sûr les cadres, et ceux du bureaux lobbying – un truc de bonhomme.

Les juniors étaient payées autour de 1700€ net pour un petit 50-60 heures/semaines, et parfois leurs week-ends. Il m’avait fallu un moment pour comprendre pourquoi une ou deux fois par mois, l’une d’elles disparaissait en congé maladie pour revenir shootée aux anxiolytiques. Moi, je pleurais tous les soirs, mais je me disais que c’était normal, que c’était ça la vie active. En fait on était en plan de départ volontaire, et elles faisaient des burn-out à répétition.

Et puis 1700€ pour ça, à BAC+5 ? Je l’ai entendu souvent depuis, ce fameux « à BAC+5 ». Comme si pas avoir fait d’étude justifiait que tu doives être payé au lance-pierre, à 1200€ le 35h/semaine. La loi du marché, lol.

Une médecin New Yorkaise qui était « on the front line » s’est suicidée. Je pense au voisin Raoul du deuxième, il m’avait l’air bien. Faudra passer lui mettre un petit mot, ou je sais pas.

Sur Instagram, des tankies (le petit nom des stalinistes débiles) défendent la Corée du Nord, victime de la propagande occidentale. Et que je te cite Chomsky en défense de Pol Pot, iels ont peur de rien. Heureusement, le grand leader se portait en fait très bien, il était à la plage.

À côté de ça, la République Populaire de Chine se déploie en Mer de Chine méridionale. Les taïwanais doivent pas être sereins, d’autant que la moitié de leur état-major a disparu dans un crash d’hélicoptère début janvier. C’était la veille de l’assassinat de Qasem Soleimani, le fameux général iranien. Hm.

En parlant de géopolitique et de paranoïa, newsflash : selon une note de la DGSE, le niveau de leurs candidats s’effondre, c’est peut-être le moment de postuler. Moi qui ne savais pas trop quoi faire de ma vie, je suis sûr qu’il doit y avoir un ou deux postes de catégorie B où je pourrais chiller tranquille. Est-ce que ça compterait comme une tentative de noyautage bolchévique ? Est-ce qu’on me demandera de cracher sur une copie du Capital ?

Au Brésil, Bolsonaro a rétorqué, à une journaliste qui l’interrogeait sur les 5.000 morts que compte désormais son pays, « Et alors ? »

Un homme a foncé sur des policiers à Colombes, il y a quelques jours. Il se réclame de l’État islamique au Sahel et explique assez posément son truc. Un mec engagé, quoi, mais simplement fasciste.

Je fais des abdos, et entre les séries je continue à lire la Recherche du temps perdu. Je crois que c’est le truc le plus queer que j’ai fait depuis longtemps, et pourtant je compte là-dedans choper des garçons en soirée paillette.

Après ça je fais la sieste.

Toc toc toc.

Toc toc toc. QUOI ?

Je me lève finalement, c’est le mec aux dreads qui est à la fenêtre. Je tire une gueule pas possible en grommelant qu’il m’a réveillé et qu’il me fait un peu chier. Ça m’emmerde d’aller taxer des clopes à Léo en plus, je sens comme une intrusion chez moi, bref, je suis de mauvaise humeur. Lui il reste hyper poli, hyper gentil, il prend les cigarettes et part en s’excusant de m’avoir dérangé.

Bordel, je suis un monstre. Meeeerde. Je me réveille un peu, je mets un jogging. Je sors courir en me disant que si je le recroise je lui dis qu’il repasse quand il veut, que j’avais la tête dans le cul, que c’est moi qui suis désolé. Ça vaut le coup d’être de gauche, tiens, pour envoyer chier un mec en galère qui te demande des clopes. La honte.

Je fais deux fois le grand tour, en passant par à peu près tous les spots où il y a des tentes, mais je ne le recroise pas. Arf. En rentrant je me douche, et pendant que je me fais un sandwich Léo me propose de faire du League of Legend, avec cet air amusé et faussement coupable du mec qui te propose de reprendre une trace alors que t’avais arrêté. On éteint les ordis vers 4 heures, après une série de victoires magnifiques.

Mon sommeil est agité de rêves étranges et menaçants. La France est une démocrature militariste, et un camarade officier – parce que je suis militaire moi-même – se fait assassiner. Il enquêtait sur une organisation secrète au sein de l’armée, une forme d’État dans l’État. Et si je n’ai aucune preuve, je sais qui est responsable. Je me rends à une célébration pour l’ouverture d’une gare RER, en extérieur. Il fait soleil.

En uniforme, je remonte le quai vide, croisant sur mon chemin quelques officiels que je sais responsables. Et un à un, je leur dis que je sais ce qu’ils ont fait, et qu’ils le paieront un jour. Et un à un ils sourient, avec ce rictus vainqueur de ceux qui se savent intouchables.

Finalement j’arrive à la bouche du tunnel, à flanc de colline. Marchant sur les ballasts il y a une foule innombrable d’ouvriers et d’ouvrières, le visage noir de charbon et de suie, avec casque et lampe frontale, qui avance lentement. Iels ont les yeux grands ouverts, et ce grand flot à la Zola, je dois le tirer de Germinal je pense, ou alors de ce documentaire, mais je me réveille avec ça, et je me dis purée, ça a de la gueule. Je check mon téléphone et je me marre : on est le premier mai.

Toujours pas de nouvelles de mon CPE d’ailleurs, alors qu’il y a eu une contre-annonce concernant les lycées. Est-ce que je vais retourner bosser le 11 ? Mystère.

Macron parle de chamaillerie, tout le monde pense à Benalla. On pense au bloc qui crame un Macdo et aux flashballs qui éborgnent. L’odeur des merguez, aussi.

Les masques qui étaient inutiles seront obligatoires, et vendus dans le commerce, assez cher. Des contacts ont dit qu’on allait en arriver là, au début, d’un air ironique et dégoûté. Et on y est. Est-ce qu’appeler au vol dans les hypermarchés, c’est être séditieux ? Est-ce que ça serait retenu contre moi si je postule à la DGSE ?

Je repense au mec aux dreads dont je ne connais même pas le prénom, et j’ai toujours honte. J’écris sur une affichette que je suis désolé pour la dernière fois et que j’étais mal réveillé, mais qu’il peut toquer quand il veut. Je colle ça à ma fenêtre avec deux bouts de scotch et je sors acheter des clopes.

 

16 – La coquille

6 mai

 

Madou est revenu – il s’appelle Madou – et on a parlé un peu. Pas de soucis, il comprend. Quand il sera moins serré niveau thune on ira prendre un verre il me dit. Il me demande si j’ai une chérie et je dis oui, même qu’elle va arriver, là. (C’est faux.)

Il part en souriant, une cigarette au bec.

A la coloc on s’est remis sérieusement à League of Legend. Tout le weekend a disparu par segment de 30 minutes, c’est effarant. Il doit être 23h30, on vient de lancer une nouvelle game et ça tape à nouveau à la fenêtre. Je rentre à la base le temps d’aller voir de quoi il s’agit, s’agit de pas se faire buter en étant AFK.

C’est un visage vaguement familier, mais que je ne reconnais pas tout de suite. Un homme dans la quarantaine et qui parle vite, visiblement stressé. Un voisin de l’autre côté de la cour dit-il, d’en face. Il sent une odeur de brûlé, il pense que ça vient de notre côté, il a dû faire le tour mais n’a pas le code pour rentrer.

Je viens lui ouvrir et il entre vite dans le hall, à petit pas pressés. Il n’y a de la fumée nulle part mais l’odeur est très forte, plus forte à mesure qu’on monte dans les étages. Une cuisine au premier étage a l’air enfumée, mais c’est peut-être seulement des vitres sales. C’est le voisin du voisin, il redescend pour aller frapper à sa porte, dans l’immeuble d’en face. Dans l’escalier pendant qu’on redescend il s’inquiète des distances de sécurité qu’on n’a pas respecté.

Isabelle m’appelle alors que je reprends la partie, en attendant d’avoir des nouvelles. Le voisin l’a contacté également, je la rassure, a priori ce n’est rien. Il revient cinq minutes après, et c’était bien son voisin du dessous qui s’était endormi avec son four allumé. Pendant ce temps Léo et le reste de la team ont assuré, je reviens à temps pour qu’on roule tous ensemble sur les joueurs adverses. L’odeur du brûlé et le goût de la victoire, sah quel plaisir.

3 policiers sont jugés en comparution immédiate à Marseille pour avoir frappé un automobiliste lors d’un contrôle et rédigé une fausse main courante.

Les premières condoléances liées directement au COVID ont fini par tomber dans la nuit. Toujours les mêmes mots usés, « condoléances », « pensées pour toi », etc. Face à a douleur les mots s’usent, mais il ne faut pas trop en inventer de nouveau. Baisser la tête, c’est tout. Désolé. Prends soin de toi.

« L’état d’urgence sanitaire » du 24 mars est prorogé au-delà du 23 mai. Sept articles pour « conforter le cadre juridique » et « y intégrer les enjeux du déconfinement ». Firefox ne reconnaît pas « déconfinement » d’ailleurs. Et moi je ne reconnais pas le cadre juridique de l’état d’urgence, mais ça n’a pas beaucoup plus d’importance.

Étant donné que BFM a contredit une rentrée des lycées le 11 mai, je demande confirmation à mon CPE. Les élèves ne rentreront pas avant le 2 juin, mais pour nous on saura… dans la semaine.

J’ai lu un peu plus sur l’accusation de viol contre Joe Biden, et elle file la nausée à force d’être classique. L’impression d’avoir lu dix fois, vingt fois, trente fois des histoires comme ça. Un pote se réjouit de pas être américain pour pas avoir à faire ce choix entre un Trump et un démocrate « normal » mais possiblement violeur.

Je sors faire des courses, je n’ai plus de barres Gerlinéa. Le très habile mélange entre germe, gerbe et ligne ne rend pas justice au goût fantastique de leur produit. Mais bon, comme j’aime aussi le sunny delight et le red bull je peux admettre avoir des goûts de chiotte.

Devant le super, deux types discutent en buvant des canettes de soda. On se regarde un instant, un peu buggé. Deux copains de lycées, pas vu depuis des années. Ils ont bonne mine, avec leur coca ensoleillé. Un des deux doit filer, mais Ben m’accompagne faire les courses, il a encore un peu de temps devant lui.

Dehors on se pose pour discuter un peu. C’est con à dire mais ça fait un bien fou de parler à un ami. Deux policiers à vélo débarquent au bout d’un petit moment et nous contrôlent très poliment. J’ai mon cabas et mon attestation, Ben son justificatif professionnel – il est paysagiste maintenant. Ils doivent avoir notre âge, nous vantent l’appli smartphone et nous disent que de toute façon après le 11, tout ça c’est fini. Ils s’en vont en nous souhaitant bonne journée. Ben me raccompagne jusqu’à chez moi puis s’en va de son côté.

J’écoute une femme québécoise qui lit le témoignage d’une autre, propulsée dans un Ephad par manque de personnel. Les vieilles personnes qui meurent seules, dont on doit changer les couches, qui ne mangent pas assez. Pas de test, pas de matériel, pas de personnel, juste les cris et les pleurs de ceux et celles qu’on met bientôt dans des sacs mortuaires. Elle, elle pleure de rage.

13 mercenaires se sont fait arrêter au Venezuela lors d’une tentative de coup d’État. Deux d’entre eux sont américains, et appartiennent à la Silvercorp USA Inc. (ne pas confondre avec Silvercorp metal, la société minière canadienne, on fait les liens qu’on peut), une société privée de sécurité basée en Floride.

3 médecins russes sont « tombés par la fenêtre » après avoir critiqué la gestion de l’épidémie par les autorités. Deux sont morts et un est en état critique.

Pendant ce temps j’ai tranquillement pris rendez-vous avec un médecin sur Doctolib pour une consultation en ligne : j’ai des examens à faire et il me faut une ordonnance. Il se connecte sur la plate-forme avec 45 minutes de retard, je me marre en mangeant un sandwich. On s’y croirait, mais en plus confortable. Le mec est super sympa et on discute pendant qu’il galère un peu à m’envoyer un scan avec un vieux smartphone. Son téléphone habituel est tombé à l’eau au début du confinement, juste avant que sa machine à laver ne le lâche, suivie du micro-onde.

Pendant ce temps, des biotechs font du trafic de sang de patients ayant guéri du COVID. Les boîtes vendent des échantillons contenant des anticorps pour quelques milliers de dollars, le prix variant en fonction de la concentration. Est-ce qu’on peut les traiter de vampires ? (Oui.)

Madou est revenu taper à la fenêtre. J’ai plus de clope, je vais en redemander à Léo. Au moment où je quitte la chambre il regarde mon pc en rigolant.

– Bah alors, t’as pas peur ?

– Nah, je te fais confiance.

– Tu sais je vais revenir plus tard alors. Avec tous mes potes, on va tout casser, il dit en souriant.

C’est visiblement une blague, mais pas sûr de saisir son bail.

– Et au fait, t’as bien profité, hier ? Avec ta copine.

– Hm ?

– Tu as bien… éjaculé ? Tu n’as pas joui trop vite ?

La conversation a pris en trois répliques un tour assez particulier et je lui dis qu’il est quand même très chelou et qu’il ferait mieux d’y aller. Est-ce que c’est le temps dans la rue qui fait perdre pied comme ça ? J’allais écrire « le sens des convenances » mais évidemment que ça, ça n’a aucun sens. Je ne sais pas, peut-être qu’il draguait, à sa manière. Il s’en va. Je referme les volets.

#NousNeVivronsQu’Ensemble déclare pourtant des ami.e.s sur Facebook. Qu’on ne sorte pas de chez nous le 11, juste des bougies aux fenêtres, et qu’on pleure nos morts. Il y a le texte juste en dessous, un texte collectif pour dire tout ça, le refus du « retour à la normale ».

Et au moment où je vais poster ça, mon voisin – celui qui s’est fait taper ses outils – toque à la fenêtre. Il a besoin d’un coup de main pour changer la chambre à air de sa brouette. On s’acharne dix minutes parce que le pneu veut pas rentrer dans le cadre, beaucoup trop petit. Finalement ça clique et on souffle, enfin.

– Ah tu vois, je t’avais dit ; tout seul c’était pas possible !

 

17 – Le déconfinement

13 mai

J’ai quelques jours de retard sur mon journal mais je ferai court. C’est que dimanche soir, ma mère m’a appelé avec des sanglots dans la voix. Mon père est de retour à l’hôpital et ils ne savent pas de quel crabe il s’agit, cette fois. J’ai pu le voir au détour d’un examen, et je ne pense pas qu’il en ait pour très longtemps. Peut-être que je me dis ça pour me préparer au pire, je sais pas. En tout cas on a pu se parler un peu, à travers les brumes de l’oxycodone. C’est important de pouvoir dire je t’aime.

On verra. En attendant, ça fait réfléchir aux chiffres du Corona. Ces vieux qui meurent, c’est les nôtres.

Sacré déconfinement, donc. J’ai fait péter le champagne lundi soir, avec tous les sous pas dépensés pendant les dernières semaines. Faut pas se laisser abattre. Enfin moi j’avais besoin de ça, et je suis allé boire des coups chez un copain. J’avais prévu de rester à la maison avec une bougie pour les autres, mais là c’était trop dur. Mais on a allumé des bougies entre nous.

Ça a fait tout bizarre de voire des visages pas pixellisés, de voir des chaussures, des corps en entier et pas seulement des épaules. De pouvoir serrer les gens dans ses bras. L’animation d’une soirée en petit comité, les rires, les toasts, les regards. Pouvoir sortir en équipe à 23 heures, et aller racheter du mousseux à l’épicerie.

On a croisé un camion de pompier et des flics qui illuminaient de leurs lampe-torches une façade d’immeuble. Il y avait un incendie et on était des badauds. On est rentré à l’appartement. J’ai loupé le dernier métro et je me suis endormi sur un canapé pas confortable aux côtés d’un ami. J’ai pas fermé l’œil de la nuit, mais quel plaisir de se lever ailleurs que chez soi, de prendre un café trop fort avec l’aube et les cendriers pleins et la vaisselles pas faites tout autour.

On a marché au bois de Vincennes, c’est fou comme c’est beau. L’odeur de l’herbe fraîche, les gens qui glandent sur des serviettes, le soleil. Les tentes des sans-abris aussi.

Toutes les notes que j’avais prises avant lundi me paraissent déjà appartenir à un passé dont on se fout désormais. C’était, en vrac, des flics qui ont pris du ferme (?!) à Marseille pour avoir cogné un type sur un parking, des drones quadrupèdes dans les parcs de Singapour, un SDF qui a essayé de voler une moto devant ma fenêtre, Madou qui n’arrête pas de revenir, et des complotistes anti 5G.

J’ai aussi avancé dans la Recherche du temps perdu, je dois être à un tiers. C’est marrant qu’on parle toujours du titre comme si « blabla l’écriture cyclique », alors que ça désigne avant tout le temps que le narrateur a perdu à ne pas serrer de mecs. Ceux qui disent le contraire devraient apprendre à lire.

Un afro-américain s’est fait assassiner alors qu’il faisait un jogging, et le meurtre a été enregistré en vidéo puis diffusé sur internet. La pression médiatique et la diffusion massive de l’identité des coupables a mené à leur arrestation. Rodney King 2.0 sans les manifestations, et sur Twitter.

Je suis retourné voir mon psy aujourd’hui, il m’a montré son petit protocole avec du gel hydroalcoolique et tout, c’était bien fait. J’ai pris le métro, vu que mon vélo a encore crevé. Marquage au sol, masque pour tout le monde et toujours les mêmes sans abris, deux par trajets en moyenne. On retrouve les constantes. Il y avait aussi un agent de sécurité à Lamarck, sûrement pour éloigner les camés.

Onfray a fait son coming-out d’extrême droite en rejoignant « Front Populaire » (lol).

Mon CPE m’a envoyé un texto l’autre jour, pour l’instant on reste en stand-by BFM (ce qui reste plus sûr que d’écouter Blanquer, toujours en train de faire l’hélicoptère). L’école a repris pour les plus jeunes et les collègues qui font le taff racontent. Même que certaines se sont syndiquées, ça fait plaisir. Histoire de participer à « la ruine de la France » à leur échelle, quoi, y’a pas de raison. Bienvenue, camarades ✊

La lutte continue.

Je suis aussi repassé voir ma mère pour l’aider à préparer leur déménagement. Moment très « film américains » où on fait le tri dans des vieux cartons. On regarde les photos où mon père a encore des cheveux, celles où mon frère sourit et où je fais la grimace. Mes sœurs qui posent devant une église. Quelques dollars froissés, un vieux FHM caché sous une pile de PC Mag, des lettres d’amour datées du collège, des bulletins aux commentaires bien salés, un nunchaku, des cartes étudiantes avec de fausses dates de naissance – on avait photoshoppé des certificats de scolarité – pour pouvoir rentrer en boîte… Pendant qu’on rigole avec les yeux humides mon père ronfle dans le salon, en arrière-plan.

Elle a acheté une religieuse au café pour lui et des éclairs pour nous, qu’on mange dans la cuisine. On a eu mes sœurs au téléphone. Les déplacements de 100km sont toujours compliqués mais elles passeront quand elles pourront. De leur côté, ça va. Faudrait que je voie si la plus jeune tient vraiment à récupérer la guitare Fender de mon frère, qui prend la poussière dans son étui.

Si elle me la laisse, au prochain confinement, je deviens guitariste.