"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Grandir en milieu conspirationniste: un témoignage

in Chroniques de la violence brune/Instants by &

Le texte que nous proposons ci-dessous à la lecture est une traduction par nos soins de l’article « Mental instability, a lack of access to psychological healthcare, alien abduction theory and the cultish personalities who exploit it all » paru le 5 juillet 2016 sur la plateforme de blogging medium.com
L’auteur de l’article, Aiden Robert Jönsson, est le fils d’une femme complotiste – adepte en particulier des théories d’enlèvements par des extra-terrestres et de complots gouvernementaux – qui s’est suicidée. Aiden Robert Jönsson explore l’hypothèse qu’une des sources de l’adhésion aux théories du complot peut se situer dans des pathologies mentales génératrices de grande souffrance psychique – paranoïa, voix et hallucinations, sentiment d’alien-ation. Le contexte états-unien spécifique combine une absence quasi-totale de prise en charge des soins médicaux et en particulier mentaux et la diffusion d’émissions de radio qui se font chambre d’écho des récits paranoïaques de personnes en détresse.
Si en France, le contexte parait un peu différent, la prise en charge de la santé mentale reste désastreuse et des émissions de radio comme Ici et maintenant, bien que plus confidentielle que les émissions états-uniennes évoquées dans l’article, leur est pourtant comparable. Bref, rien n’interdit d’élaborer des parallèles entre ce récit à la première personne et certaines tentations complotistes en France comme ailleurs. Ce texte, empathique, offre un angle, un regard, encore peu explorés, sur ce qui peut amener à adhérer à des thèses complotistes et fascisantes.
Nous avons tenté de contacter l’auteur, sans succès, et avons donc pris la liberté de oublier cette traduction sans son aimable autorisation. N’hésitez pas à nous contacter si vous êtes l’auteur, ou si vous connaissez un moyen de contacter celui-ci.

J’ai grandi en entendant des histoires d’enlèvements. Les OVNIS, la théorie des kidnappings et toutes les théories du complot concernant le gouvernement qui couvrirait tout cela pour diverses raisons. Voyez-vous, ce n’est pas quelque chose que j’aime partager librement à propos de ma défunte mère. Mais il semble qu’assez soit assez, et que le moment soit venu pour moi d’expliquer ce en quoi elle croyait et à quel point ça mène au désastre.

Elle croyait fermement qu’elle avait été enlevée par des extraterrestres et avait subi plusieurs expériences. Elle pensait que cela avait quelque chose – ou tout – à voir avec les nombreuses fausses couches qu’elle avait eues avant de m’avoir (elle a finalement été diagnostiquée comme souffrant d’endométriose, un événement plein de larmes dont je me souviens très bien). Elle croyait qu’ils communiquaient avec elle, entendant parfois des voix métalliques, déformées et non humaines, qui lui étaient injectées directement dans la tête. J’ai donc grandi avec elle me racontant ces histoires et avec son addiction aux théories sur les enlèvements. Des exemplaires de livres classiques sur ces théories et des expériences personnelles d’enlèvements telles que « La première communion: une histoire vraie de Whitley Strieber » étaient alignés dans ses étagères. Elle écoutait une émission radiophonique de fin de soirée sur ondes courtes appelée Coast to Coast AM avec Art Bell (1) et plus tard, George Noory, religieusement, presque tous les soirs.

À 22h , j’entendais la musique d’introduction, le coup de tonnerre qui l’accompagnait, puis s’ensuivait une discussion sur toutes sortes de choses complexes allant des histoires de fantômes et d’enquêtes, en passant par tous les phénomènes paranormaux, aux observations d’OVNIS, aux histoires d’enlèvements et de complot du gouvernement. C’était une plaque tournante pour tous ceux qui voulaient faire entendre leurs histoires et leurs voix, aussi étranges soient-elles, qui aspiraient désespérément à faire la lumière sur des événements inexplicables et insidieux.
Presque toutes les nuits avec elle, j’entendais des gens appeler, souvent presque sanglotants et au bord de la crise, désespérément désireux d’avoir des explications et une oreille attentive pour entendre leur détresse après des expériences traumatisantes. Je commençais à avoir peur de la nuit et de l’obscurité et la suppliais parfois d’éteindre, en vain. Elle était accro.

En écoutant maintenant et en me souvenant, j’entends les voix troublées, les tremblements, les sanglots, le bord des larmes et la perte de contrôle, la panique et la douleur. Maintenant je peux voir très clairement que ce ne sont peut-être pas des histoires d’expériences paranormales, mais plutôt une recherche d’aide pour surmonter une douleur interne. Vous pouvez entendre la schizophrénie. Vous pouvez entendre des dépressions d’une profondeur inimaginable. Vous pouvez entendre des attaques de panique et de l’anxiété.
Et avec ça, vous pouvez entendre Art Bell et George Noory, les convaincre que leurs angoisses sont justifiées, les exhortant à vivre dans la peur perpétuelle du gouvernement, du ciel, de la nuit et de s’en ouvrir les uns aux autres.
Nous plaisantons sur eux, les croyants, étranges à tous points de vue : les « truthers » comme certains peuvent les appeler, peuplent YouTube et Internet de nombreuses informations compilées, d’événements anarchiques et de complots étroitement imbriqués. (Pourquoi quelqu’un passerait-il du temps à dissimuler des choses ? Ce qui est amusant à propos du complot, c’est qu’ils existent bien, mais ils sont tellement flagrants que les gens ne parviennent pas à analyser de manière critique et à reconnaître leur poids . Les Panama Papers n’étaient qu’une extension de ce que nous savions déjà; pas de surprise ici.) Ils sont ridiculisés dans d’innombrables comédies et dans la culture populaire. Ils sont pris à la légère en tant que phénomène non menaçant, inoffensif, pourtant intensément naïf et comique – et souvent évoqué comme une maladie mentale.

La santé mentale et le bien-être sont des sujets tabou aux États-Unis; c’est le cas en grande partie depuis la création de la nation. Avec la montée et l’ancrage du néolibéralisme en tant que philosophie dominante dans le gouvernement et l’économie occidentale, le spectre de la stigmatisation de tout discours sur la santé psychologique s’est concrétisé. Après tout, ce n’est que le prolongement naturel de l’éthique de travail protestante des hommes anglo-saxons qui ont dominé les États-Unis. Quiconque n’est pas capable de faire face à la «fonction humaine fondamentale», c’est-à-dire la capacité à fournir un travail incessant et infatigable, est tout simplement inapte à la survie. Couplé au dégoût néolibéral et capitaliste pour les soins de santé publics, sans parler des soins de santé psychologique publics, cela a abouti à un système dans lequel les citoyens souffrants et ayant besoin d’aide et de soins sont vraiment laissés pour morts, littéralement et souvent par leurs propres moyens et de leurs propres mains.
Malheureusement, dans une sorte de méta-mouvement, les bandits imprégnés de l’idéologie du capitalisme sans entrave sont aussi parfois ceux qui ont du mal à accepter à la fois les soins de santé universels ET les gouvernements en place contre lesquels ils tissent la toile complexe du soupçon, publiant des livres et animant des émissions de radio dédiées aux théories de la conspiration. Et il ne fait aucun doute qu’ils commettent des crimes : Coast to Coast AM est le groupe le plus écouté de son créneau horaire, avec environ 2,75 millions d’auditeurs uniques chaque soir.
Et ceux qui croient aux complots ne semblent pas se contenter d’un seul, il est beaucoup plus probable qu’ils croient en chacun d’eux. D’où vient cette propension à la naïveté et à la persuasion? Est-ce la conséquence d’une emprise diabolique, ou est-ce la suite naturelle des inclinations d’un public confus et frustré?

L’idée selon laquelle trouver des explications bizarres et développer des peurs pour des choses qui sont hors de notre contrôle et de notre compréhension est un trait fondamental de la psyché humaine n’est certainement pas nouvelle. Déjà en 1919, le psychanalyste Viktor Tausk, élève et collègue de Freud, publiait l’origine de la «machine à influencer» dans la schizophrénie. Le document lui-même est un résumé d’une série d’expériences réalisées avec un artefact de «la machine à influencer», thème récurrent parmi les patients schizophrènes, que Tausk lui-même avait construit (c’est une machine ridicule conçue pour créer un grand spectacle : leviers, fils et poulies présentés au patient uniquement, comme dotés de pouvoirs mystiques qui l’affecteront):

« La machine sert à persécuter le patient et est manipulée par des ennemis. À ma connaissance, ces derniers sont exclusivement du sexe masculin. Ce sont principalement des médecins par lesquels le patient a été traité. La manipulation de l’appareil est également obscure, le patient ayant rarement une idée précise de son fonctionnement. Les boutons sont enfoncés, les leviers mis en mouvement, les manivelles tournées. La connexion avec le patient est souvent établie au moyen de fils invisibles menant au lit. Dans ce cas, le patient n’est influencé par la machine que lorsqu’il est au lit.

Cependant, il convient de noter qu’un grand nombre de patients se plaignent de tous ces maux sans les attribuer à l’influence d’une machine. Beaucoup de patients considèrent la cause de toutes ces sensations étrangères ou hostiles de changement physique ou psychique comme étant simplement une influence mentale externe, une suggestion ou un pouvoir télépathique émanant d’ennemis. Mes propres observations et celles d’autres auteurs ne laissent aucun doute sur le fait que ces plaintes précèdent le symptôme de la machine à influencer et que celui-ci est un développement pathologique ultérieur. Comme de nombreux observateurs l’ont expérimenté, son apparition sert à expliquer les changements pathologiques ressentis comme étrangers et douloureux et qui dominent la vie et les sensations émotionnelles du patient.

Si l’on suit ce point de vue , l’idée de la machine à influencer trouve son origine dans le besoin de causalité inhérent à l’esprit humain ; et le même besoin de causalité expliquera probablement aussi les persécuteurs qui agissent non par l’intermédiaire d’un appareil, mais simplement par suggestion ou par télépathie. La psychiatrie clinique explique le symptôme d’une machine d’influence comme étant analogue aux idées de persécution paranoïaque (que le patient invente, on le sait, pour justifier ses illusions de grandeur), et l’appelle “paranoia somatica”. »

L’idée que la paranoïa découle de la peur constante d’une force externe, oppressive, imparable et mystique est bien connue. Si ce n’est pas le cas dans certains cas de schizophrénie, cela illustre certainement une fonction humaine essentielle, déchue dans une frénésie instinctive et sauvage qui pousse à trouver toute explication possible à la douleur – et dans une société telle que celle-ci, nombreux sont ceux qui s’efforcent de trouver des explications mystiques à la douleur apparemment infinie que nous éprouvons en tant que partie d’un système qui ne fonctionne tout simplement pas.

En disant cela je ne souhaite pas identifier ou diagnostiquer à tort la schizophrénie dans l’ensemble de ces communautés, agir grossièrement comme psychanalyste. Et je ne souhaite absolument pas marginaliser ces voix comme mentalement instables ou malades. Au contraire, je souhaite aborder ces voix troublées avec une main bienveillante, en prenant au sérieux leurs inquiétudes.
Peut-être devrions-nous nous adresser à ces théoriciens du complot qui croient en des dangers étranges et insidieux, menaçants aux quatre coins du monde, avec des yeux attentionnés et compréhensifs. Nous ne devons pas minimiser leur sort. Il ne faut pas oublier la fixation et l’obsession pour en rire (même si je n’ai aucun problème à ce que les théories elles-même soient une source de comédie). La douleur de millions de personnes n’est certainement pas drôle, peu importe la façon dont la douleur se manifeste.

Ce qui est encore moins drôle, c’est que des gens vont brouiller et distordre les angoisses et les craintes d’autres personnes pour en arriver à des conclusions démesurées et globalisantes qui les amèneront à voir comme un fait l’idée qu’ils sont condamnés et torturés pour le restant de leurs jours par des menaces extérieures. Ils ne sont pas des activistes au service de la vérité – ils  parlent  simplement de tout ça, et nourrissent les pires craintes des uns et des autres. Une chambre d’écho à l’état pur. Mais qu’ils agissent seulement pour gagner des auditeurs ou qu’ils croient en ces théories (ce dont je ne doute pas un instant – le fait d’être observé exerce des pressions sur ceux qui parlent pour qu’ils exagèrent au-delà de toute échelle raisonnable ce qu’ils sont venus à l’origine proclamer comme la vérité), il est pour moi inacceptable qu’ils soient autorisés à continuer de faire des choses comme Art Bell assis chez lui, confirmant les craintes de l’appelant torturé, craintes selon lesquelles il n’a plus beaucoup de temps sur cette planète à cause des systèmes conçus pour le faire taire. Inacceptable qu’il puisse, en répondant à cette peur de ne plus avoir beaucoup de temps, attiser les angoisses qui poussent des millions d’êtres humains à se suicider pour se libérer. Cette pensée me désespère et me fait bouillonner.
Je ne suis pas sûr que ma mère était schizophrène ou atteinte d’une maladie mentale plus grave, mais je sais qu’elle était torturée, douloureuse en souffrance et gravement déprimée. Pour une multitude de raisons, telles que l’adhésion à l’idéologie néolibérale, la culpabilité catholique, et tout simplement le fait que nous étions si pauvres que nous ne pouvions même pas consulter un médecin ordinaire, elle n’a jamais cherché de l’aide pour sa douleur. Elle s’est auto-soignée. Elle a bu beaucoup. Elle a pris des pilules et a tenté à plusieurs reprises de se suicider alors que j’étais jeune, et finalement, elle l’a fait. Et je sais aussi que le fait d’écouter et de s’acoquiner avec ce genre de personnalités n’a certainement pas aidé, et l’a rendue moins susceptible de demander de l’aide.

Ce n’est ni souhaitable , ni amusant, ni sain de vivre dans la peur constante des choses – d’une machine influente, de forces incompréhensibles qui vous menacent toujours de vous persécuter et de vous mettre en danger. Dans ces milieux, il est certainement, au-delà de tout raisonnement, inacceptable pour moi que les êtres humains se passent d’aide et de soins; nous avons tous le droit de nous soulager d’une telle douleur.

(1): L’émission de radio Coast to Coast a été crée par Art Bell au milieu des années 80. Au départ enregistrée à son domicile, elle va très vite attirer un très large public. En 1998, elle est annexée par le réseau de médias TRN, dirigé par un gourou d’extrême-droite, charlatan adepte des références nazies, de l’hypnotisme et des exorcismes. Le réseau est un des gros vecteurs de la propagande néo-fasciste aux Etats Unis. Art Bell lui même a eu des rapports complexes avec l’extrême-droite, s’opposant notamment personnellement à l’auteur des Turner Diaries, la bible des tueurs néo-nazis du monde entier. Mais son émission reste considérée comme la matrice idéologique et pratique des courants et personnalités conspirationnistes comme Alex Jones.

crédit image d’illustration : Tanxxx

PrecairE, antiracistE

Queer, féministE

Latest from Chroniques de la violence brune

Go to Top