Épidémie, école, mensonge et vérité : sur le cas Blanquer et à propos de notre santé mentale à tous-tes

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Après des mois de mensonges ministériels en toute impunité, il semblerait que Jean-Michel Blanquer ne jouisse plus de son immunité médiatique. Enfin ! Et puisque le hasard fait bien les choses, cette semaine lors de laquelle les vrais chiffres de contamination dans les établissements ont été publiés par le Ministère de la Santé, élan suivi par tous les médias, correspond exactement au moment où le Ministère de l’Éducation nationale a jugé opportun de publier un visuel affirmant ceci : « Aller à l’école, c’est être en bonne santé ».

Ces derniers jours, c’était aussi la Semaine de la Presse et des Médias dans l’école, une occasion en or de travailler sur la notion de « vérité alternative ». Un-e enseignant-e taquin-e aurait tout à fait pu se servir de cette plaquette ministérielle pour disserter avec ses élèves sur la notion de vérité. Tout un débat philosophique aurait même pu s’en suivre. En effet, cette simple affirmation – Aller à l’école, c’est être en bonne santé -, qui a agacé plus d’un pédagogue cette semaine, en dit très long sur le rapport à la vérité qu’entretient notre gouvernement, et derrière lui la plupart des politiques.

J’introduis en rappelant ce que savent déjà tous-tes les personnel-les de l’éducation : personne parmi nous n’aurait pu imaginer un jour vivre, professionnellement parlant, une année aussi odieuse que celle-ci. En septembre dernier, nous avons été envoyé-es au travail sans aucune préparation sérieuse, sans aucune prise en compte de la rupture pédagogique créée par le confinement du printemps 2020, sans moyens supplémentaires pour accompagner des élèves qui, pour certain-es, avaient passé six mois en dehors de l’institution scolaire. Puis il y a eu le mépris ministériel, grandissant à mesure que diminuaient les jours. Les collègues comme les élèves tombaient malade, la dépression s’installait dans toute la société sous les coups de stress liés aux prises de décisions absurdes, aux projets de lois iniques, à l’arrivée de l’automne marqué par le meurtre abominable de l’un des nôtres et à un hiver ressemblant à un long tunnel sans espoir.

Pourtant, malgré le climat délétère, les frustrations, les vexations, nous étions (et nous sommes toujours) d’accord pour affirmer que pour le moral de tout le monde, il a été préférable de maintenir les établissements ouverts. Mais cela, nous nous interdisons absolument de le dire de la même voix que celle de Jean-Michel Blanquer. Localement, dans notre petit collège, nous n’avons pas voulu nous résigner et nous nous sommes battu-es, par tous les moyens : réunions (en visio ou pas), courriers, grèves, manifestations, appels à la presse, nous avons tout tenté et nous n’avons rien obtenu.

Pour autant, il est impossible de parler d’une défaite. Il y a quelques jours, nous évoquions le sujet avec N., une collègue fraîchement titularisée avec qui je m’entends bien. Nous sommes revenu-es ensemble sur les divers événements qui ont marqué cette année : projets pédagogiques sympas et innovants annulés les uns après les autres à cause des contraintes sanitaires, dégradation du climat scolaire, décrochage de nombreux élèves, conseils de discipline à la pelle, absence d’empathie ministérielle lors de moments-clés comme l’assassinat de Samuel Paty, numérisation de nos vies, de nos réunions syndicales, polémiques islamophobes et sécuritaires, peurs liés à la pandémie et privation de nos libertés dans et hors la sphère professionnelle.

Pour toutes ces raisons, nous nous sommes battu.es ensemble, et si nous ne l’avions pas fait, nous serions peut-être en arrêt-maladie longue durée, en tout cas en dépression, comme nombre de nos semblables. Voilà notre victoire : nous sommes toujours debout. À chaque fois que nous nous sommes sentis méprisé-es, nous ne nous sommes pas laissé faire. Par les temps qui courent, c’est déjà beaucoup d’assumer une lutte perdue d’avance, dont le maigre lot de consolation est d’occasionner un peu plus de travail à nos supérieurs hiérarchiques avec le fol espoir de les emmener vers leurs limites, une lutte face à une institution complètement sourde à nos problèmes professionnels, complètement indifférente face à la détresse humaine, une institution à qui l’on demande d’économiser toujours plus tout en fonctionnant le plus normalement possible dans une situation éminemment anormale. <

L’Éducation nationale n’est plus qu’une vitrine

Avant de commenter plus avant la propagande du ministre, j’ai envie de vous raconter une histoire, celle de mes deux derniers jours de travail dans mon collège classé REP+. Cette semaine a représenté le moment de vérité tant attendu, mais c’était aussi la troisième semaine d’appel à la grève pour les personnels de Vie scolaire depuis décembre, un mouvement d’ampleur inédite appelé par plusieurs syndicats. Dans notre établissement, nous avions déjà enregistré des taux records de grévistes sur les précédentes journées de mobilisation : 90 % le 1er décembre 2020 et 100 % en janvier. À nouveau, cette semaine, grâce à l’existence d’un dialogue entre nous au collège et d’une bonne organisation comprenant une caisse de grève, l’ensemble de la Vie scolaire (AED, CPE et APS) a pu organiser deux jours de black-out total en décidant de ne pas venir au travail.

En l’absence de personnels de Vie scolaire, un établissement scolaire connaît de nombreux défauts de sécurité et devient dangereux. Eh oui, on a trop souvent tendance à l’oublier, mais les acronymes AED (assistant-es d’éducation), CPE (conseillers-ères principaux-ales d’éducation) et APS (assistant-e prévention sécurité) correspondent à des métiers bien réels avec des tâches précises, éducatives, d’encadrement et de prévention. Sans elleux, il est impossible d’ouvrir un collège dans de bonnes conditions. D’ailleurs, lors du dernier mouvement de grève, les professeurs présent-es avaient pris efficacement le relai et étaient parvenu-es à faire fermer le collège en exerçant une pression sur la Direction.

Or, depuis le début de l’année, le mantra institutionnel martelant que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, il est devenu difficile pour les chefs d’établissements de fermer boutique sans se faire taper sur les doigts. C’est ainsi que cette fois-ci, alors que l’ensemble de notre Vie scolaire s’était mise en grève le jeudi 25 et le vendredi 26 mars, notre collège était ouvert. Contre toutes les recommandations et contre l’avis de la majorité des professeurs. Il faut dire que dix professeurs manquaient à l’appel : un collègue avait été testé positif en début de semaine et a entraîné dans son sillage une dizaine de cas contact. Variant anglais. Forcément, il est plus contagieux, donc on fait plus attention. Le résultat a été que durant deux jours, nous avons ouvert le collège contre toute logique, la Direction profitant de l’absence des collègues pour refaire des emplois du temps leur permettant de renvoyer de nombreux-ses élèves chez elleux.

Résultat des courses, jeudi après-midi, nous étions sept enseignant-es présent-es pour environ 150 élèves + la Direction et les agent-es d’entretien. Rebelote le lendemain matin, sans les agent-es, confiné-es chez elleux pour raisons de santé. Nous sommes plusieurs au sein de l’équipe à avoir eu l’impression de nous retrouver dans la situation de gardiens d’un château en ruine. La Direction, elle, était très contente de sa décision et s’est félicitée à maintes reprises au cours de la première journée. Elle a continué son déni le lendemain : le service public était assuré puisque l’école était ouverte, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Autrement dit, le spectacle navrant d’un collège aux trois quarts-vide, avec de nombreux défauts de sécurité constatés, une IPR (inspectrice pédagogique régionale) venue soutenir l’effort de surveillance (ou venue casser la grève, selon le point de vue), un protocole sanitaire qui nuit depuis le début de l’année à toutes relations normales entre individus et à toutes les initiatives pédagogiques qui explose dès que l’on a besoin d’entasser des élèves de différents niveaux dans un même lieu pour faire la garderie, des élèves tenu-es de rester dans la cour par un temps froid durant une bonne partie de la journée, et aucun écrit pour prévenir les collègues ou les parents d’élèves de la situation, voilà ce que l’on appelle désormais le service public. Mais rien de tout cela n’est grave, puisque le collège était ouvert.

La « vérité alternative » est une demie-vérité qui devient vite un mensonge

Voilà à quoi ont ressemblé nos deux dernières journées de travail, un peu plus dégoûtantes encore que toutes celles que nous avons pu traverser depuis la rentrée 2020. Certes, il ne s’est rien passé de grave, nous avons été plusieurs à réagir en faisant remonter les informations. Nous nous sommes même payé une bonne tranche de rigolade en apercevant l’inspectrice à l’entrée du collège en train de distribuer du gel hydro-alcoolique aux élèves, plongés malgré nous dans cette situation digne d’une mauvaise sitcom. Mais voilà, nous avons un ministre, Jean-Michel Blanquer, qui construit toute sa stature et toute sa crédibilité médiatique – à défaut d’une crédibilité pour le reste – à partir de demies-vérités. Pour être plus précis, Blanquer, qui a commencé sa carrière à la tête d’un ministère trop grand pour lui en envoyant la police frapper des lycéens, en réprimant des syndicalistes et en faisant passer de force des réformes allant à l’opposé de tout ce que préconisent les spécialistes en sciences de l’éducation, construit depuis quelques mois son image sur sa capacité à maintenir les écoles, les collèges et les lycées ouverts quoi qu’il arrive. Dans ce cadre de pensée précis, toutes les mauvaises nouvelles liées à la pandémie ou à d’autres faits majeurs et graves ne peuvent plus interférer entre le ministre et l’objectif qu’il s’est fixé (du moins, celui sur lequel il croit être jugé par tou.tes les travailleurs.euses du pays qui, nécessairement, dans son monde, désirent plus que tout aller au travail et donc se débarrasser de leurs mômes). Un fait social quel qu’il soit – une grève, par exemple – non plus. Coûte que coûte, il faut ouvrir. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des établissements effectivement ouverts, au sens où la clé a été tournée dans la porte, mais partiellement vidés de leurs publics, voire de leurs professionnels.

À partir de là, il est nécessaire de revenir sur la manière dont Blanquer, ou plus largement les macronistes et, malheureusement, une bonne partie des technocrates et autres politiciens professionnels, voient le monde et le traduisent en un langage précis. Quand ils sont pris la main dans le pot de confiture, iels s’évertuent à répéter inlassablement leur dogme. Pour le Ministre de l’éducation, ce dogme a deux faces : « il faut ouvrir » quand il s’agit de simplement commenter l’actualité, et « ne cédons pas aux islamo-gauchistes » dès qu’il répond à une attaque. Quand on a compris cela, on a à peu près compris toute la psychologie de Jean-Michel Blanquer, mais il manque quelque chose : quand le principal d’un établissement x ou y, (disons d’un collège classé REP+) décide d’ouvrir son établissement malgré un mouvement de grève massif et l’absence d’une partie de la salle des profs, ce principal se retrouve, à son insu ou non, volontairement ou pas, dans une situation où il conforte les demies-vérités du Ministre. Et c’est à dessein que j’emploie ici l’expression « demie-vérité », car elle traduit bien ce qu’il se passe dans la tête de Blanquer pour qu’il puisse continuer à affirmer avec un tel aplomb, face aux journalistes qui l’interrogent, qu’il n’existe aucun problème dans les établissements scolaires dans la période que nous traversons. Car effectivement, si une Direction prend la décision localement irresponsable d’ouvrir dans la situation que j’évoquais précédemment, elle se rend coupable également de favoriser un lissage médiatique national et d’invisibiliser un mouvement de fond traversant la société, a fortiori le monde de l’éducation.

Autrement dit, avec l’interruption de nombre de projets pédagogiques, les problèmes disciplinaires et éducatifs engendrés par les protocoles sanitaires, l’épidémie continuant son bonhomme de chemin et l’intérêt tout relatif du gouvernement pour le service public, l’école de Blanquer n’est plus qu’une coquille vide, une vitrine vouée à servir la propagande du gouvernement. Même quand tous les signaux sont au rouge, on ouvre, et tout le monde au Ministère trouve cela formidable. La technique de diversion utilisée n’est pas foncièrement différente de celle qu’a utilisé Donald Trump durant son mandat aux États-Unis : pour conforter un pouvoir, une vision du monde, il suffit de décréter que les faits sont des idéologies et des idéologies des faits. Il suffit d’abêtir l’interlocuteur en répétant, répétant et répétant un mensonge jusqu’à être en capacité de le présenter pour une vérité, jusqu’à faire douter l’interlocuteur de ce qu’il sait, de ce qu’il a pu observer dans sa propre expérience.

Ainsi, « L’école, c’est être en bonne santé », cette communication ministérielle qui a fait beaucoup rire (ou pleurer, c’est selon) en début de semaine, procède-t-elle du même élan bonimenteur que le reste. Aucun pédagogue ou presque, même libertaire, ne soutiendrait en temps normal que l’école serait un lieu (un concept, encore moins) pouvant intrinsèquement nuire aux enfants et aux adolescents. Dans la crise que nous traversons, aucun éducateur n’a pu se satisfaire, d’un point de vue professionnel, de ce qui a été appelé « continuité pédagogique » à distance par le Ministère de mars à juin 2020. Nous savons tous.tes qu’il est préférable pour leur santé mentale que les élèves fréquentent l’école par les temps qui courent. Nous sommes d’accord avec cela pour notre propre santé mentale, car nous ne voyons plus grand-monde en dehors de la sphère du travail. Mais pour ce qui est de la santé physique, avec les variants anglais et sud-africains qui galopent chez les adultes comme chez les jeunes dans ces lieux de contamination, il n’est plus possible de le dire d’un point de vue épidémiologique. Avec la réduction des moyens et des recrutements qui continue pour la rentrée prochaine, il ne sera bientôt plus possible de le dire d’un point de vue éducatif et social. Voilà pourquoi la publication de cette plaquette au début d’une telle semaine, alors que tous les médias étaient braqués sur les mensonges de Blanquer, est l’affront de trop pour nous tous-tes.

Alors qu’est-il possible de faire, face à ce mur de plexiglas ? Beaucoup de choses en vérité, encore faut-il se réveiller. Encore faut-il avoir le courage de ne plus accepter l’inacceptable, de ne plus se comporter en spectateur étourdi face au flot d’immondices brunâtres repeint en rose bonbon, de ne plus se conforter dans le silence des pantoufles, au moins aussi dangereux que le bruit des bottes. On peut commencer par se parler, par oser raconter le quotidien, le travail, les privations, l’extinction de notre vie culturelle, le crépuscule de la société du loisir, la peur, l’effacement de l’espace public en dehors de la sphère marchande. Cela suppose avant tout de ne plus se mentir à soi-même. Un sentiment de honte semble parcourir le monde de l’éducation, et au-delà toutes les strates de notre société, une honte née de la fin de nos libertés, qui semble de moins en moins temporaire, une honte allant de pair avec l’ordre autoritaire, et l’infantilisation qui se sont installés malgré nous, auxquels il ne faudrait surtout pas s’habituer. Nous vivons depuis un an dans une nouvelle société, avec l’espoir de revenir à l’ancienne, mais nous n’entrevoyons pas de lumière au bout du tunnel.

La honte, nous l’avons d’autant plus lorsque l’on est ou qu’on a été militant-e. Certes, tout ne dépend pas de nous tant que la Covid est toujours là. Mais il dépend de nous d’affirmer que nous ne pouvons plus vivre dans cet espace-temps contraint, segmenté, piraté, l’autoritarisme, le mépris et l’arrogance, l’austérité culturelle, l’oubli de tout ce qui fait le sel de la vie, les fake new et raisonnements orwelliens, la maltraitance de masse, les remèdes pires que les maux des néo-fascistes et de la droite conservatrice et les injonctions à la modération de la gauche bon teint.

Les prochaines élections présidentielles risquent de se jouer sur la pandémie, éclipsant tous les autres sujets, dans un contexte catastrophique où l’on serait à peine surpris qu’un-e candidat-e parvienne, sans trop être contredit, à expliquer doctement que les vrais responsables de notre mal pandémique sont les musulman-es et les islamo-gauchistes. Sauvons-nous de ce marasme, et pour cela, battons-nous, par tous les moyens. Contre la pandémie, contre le gouvernement, contre nos peurs et contre notre honte collective. Battons-nous pour nos vies et celles des autres. Sans doute, à la fin, arriverons-nous à sauver autre chose que nous-mêmes.