"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Négationnisme: après la chute de Chouard, briser les cycles de l’antisémitisme de gauche

in Chroniques du déni by

C’était il y a un peu plus de dix ans, le 26 décembre 2008. Dieudonné faisait acclamer le négationniste Robert Faurisson sur scène au Zénith de Paris. Pour la gauche radicale c’était un énorme traumatisme, d’autant plus violent qu’il était non dit, étouffé sous des montagnes de déni et de désarroi politique silencieux. L’homme qui avait réussi à faire monter l’obscur négationniste sur la scène d’une grande salle parisienne, à le faire applaudir par une salle chauffée à mort avait été un compagnon de route de la gauche antiraciste. Une de ces petites célébrités que les organisations se disputaient pour venir faire une apparition dans leur cortège de manifestation. Un des héros de la lutte antisioniste tellement en vogue dans les années 2000.

Il y avait cependant une vague consolation. Dieudonné à ce moment là, était déjà parti officiellement à l’extrême-droite. De lui-même, mais enfin, il n’était plus des « nôtres », et l’ensemble de ceux qui l’avaient soutenu depuis ses propos antisémites du début des années 2000, et ne l’avaient renié que lors de ses embrassades avec Jean Marie Le Pen en 2006 se réfugièrent là dedans. On gardait l’eau sale du bain antisioniste, mais l’atroce bébé était seulement notre rejeton indigne, nous n’avions plus rien à voir avec ses turpitudes, après tout il nous avait rejetés.

Cet alibi, la gauche radicale ne l’aura pas avec Etienne Chouard. De notre rapport à l’antisémitisme, de ces eaux brunes que nous n’avons jamais purgées, la bête négationniste est sortie une nouvelle fois. Mais c’est sur le Média fondé par la première force de gauche à la présidentielle, la France Insoumise, invitée par un de ces personnages de prestige de notre camp, Denis Robert, qu’elle a poussé son cri de guerre.

Pourquoi la complaisance avec le négationnisme ? Pourquoi toujours et encore, des intellectuellEs, des militantEs, des artistes issus de notre camp en viennent-il au fin fond du néant brun, ce néant que même une partie de l’extrême-droite renie au moins publiquement.

Pourquoi Etienne Chouard fait-il cela ? Lui qui a été au cœur de la gauche radicale, respecté pour son engagement contre le non à la Constitution européenne ? Lui qui a séduit des centaines de milliers d’adeptes du référendum d’initiative citoyenne ? Lui qui a connu cet hiver une double consécration. D’abord son mantra a été repris comme revendication centrale par un mouvement de masse, les Gilets Jaunes, comme la France n’en avait pas connu depuis très longtemps. Ensuite, malgré son engagement aux côtés d’Alain Soral, malgré ses éloges de groupes fascistes assumés comme la Dissidence Française dès 2011 (1), le leader réel de la gauche radicale actuelle, le plus populaire de ses chefs, François Rufin lui a fait l’honneur d’un hommage à l’Assemblée Nationale, finalement auto-critiqué du bout des lèvres, mais une fois le mal fait.
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Bref le succès, la notoriété, le pouvoir idéologique sur des cercles très élargis, Etienne Chouard a tout. Ce 11 juin 2019, sur le plateau du Media, Denis Robert lui offre la cerise sur le gâteau : se débarrasser à peu de frais des accusations d’antisémitisme qui sont portées contre lui. On ne lui demande pas grand-chose, on ne l’interroge pas sur ses déclarations anciennes ou plus récentes, à aucun moment, on ne lui égrène la liste complète de ses nombreux camarades d’extrême-droite, à aucun moment on ne lui demande des comptes sur les dérives antisémites du mouvement des Gilets Jaunes qui a fait de lui son intellectuel phare. Non, on lui propose juste de déclarer qu’il n’a pas de doute sur l’existence des chambres à gaz. Juste de ne pas cautionner Robert Faurisson.

Et pourtant, Chouard choisit Faurisson et Dieudonné, face à un Denis Robert effondré, suppliant, tentant jusqu’au bout de faire dire à Etienne Chouard qu’il n’est quand même pas cela , lui qui a des « procès en sorcellerie » que Denis Robert trouve tellement injustes, et qui pourrait les contrer facilement..

Le pourquoi du négationnisme d’extrême-gauche est difficilement accessible à qui ne le partage pas. Celui d’extrême-droite a des raisons parfaitement logiques. Le génocide commis par les nazis rappelle à tous où ont conduit les fascismes originels, prétendre qu’il n’a pas existé vaut évidemment mieux que le reconnaître. D’une pierre deux coups, le négationnisme permet de nier l’antisémitisme exterminateur comme constituant originel du nazisme, et de le propager en prétendant que les Juifs sont allés jusqu’à inventer un génocide pour asseoir leur domination mondiale.

Les négationnismes issus de la gauche de Rassinier à Dieudonné, le soutien qui leur est apporté, la complaisance dont ils bénéficient ont évidemment aussi des raisons historiques, psychologiques, d’opportunité. Mais finalement, si nous nous revendiquons progressistes et de gauche, quelque chose est plus important que l’analyse des pourquoi. La position morale, le cordon sanitaire, qui aurait du se matérialiser d’une manière extrêmement simple pendant cet entretien. Etienne Chouard devait recevoir l’ordre de quitter le studio, immédiatement, et sans retour ni au Media, ni nulle part dans notre camp.

C’est au fond d’une évidence absolue. Qui nie l’existence d’un génocide, qui prétend qu’on peut en douter, sort immédiatement de notre famille politique. Qui soutient les thèses de Faurisson et des autres est un ennemi .

Nous n’en sommes pas ou plus là.

Et bien plus que les pourquoi ce sont les comment que nous devons analyser d’urgence. Comment ces discours se maintiennent dans notre camp.
Moralement, pratiquement, les raisons individuelles de la Chute d’Etienne Chouard ou de Dieudonné nous importent peu. L’impératif, c’est qu’ils ne nous entraînent plus avec eux. L’essentiel est de comprendre que certaines pentes ne mènent qu’au gouffre du négationnisme, et un négationnisme qui est tout sauf une erreur, un accident, une improvisation.

En cela, ce qu’a fait Etienne Chouard est éloquent. En quelques phrases, il a mis en œuvre une rhétorique pro-négationniste parfaite et rodée, sans balbutiements, dont l’apparente ambigûité est la plus efficace des méthodes de propagande.

D’abord il n’a pas dit que les chambres à gaz n’avaient pas existé. Il a dit qu’il ne savait pas si elles existaient, mais que le simple fait de douter faisait de lui un criminel de la pensée. C’est la première caractéristique du négationnisme de gauche. Propager le mensonge en le mettant en équivalence avec la réalité. Prétendre qu’on ne veut pas trancher entre deux thèses toutes deux entendables alors qu’il y a d’un côté l’histoire, de l’autre une ordurerie antisémite sans nom. C’est toute la différence stratégique avec le négationnisme d’extrême-droite. Et pas une différence empirique, mais une stratégie pensée par les théoriciens négationnistes originels de l’ultra gauche. Notamment par Pierre Guillaume, le plus obscur d’entre eux, celui qui a d’ailleurs toujours été en marge,finalement rejeté par Faurisson, méprisé par l’extrême-droite et devenu abonné aux séjours en hôpital psychiatrique. Celui qui néanmoins a été un des liens les plus efficaces entre notre camp et celui des fascistes, avec Serge Thion.

Pierre Guillaume répondait ceci (2) à Rivarol à propos des positions de Noam Chomsky, qui depuis toujours s’est acharné à défendre la liberté d’expression des négationnistes et le droit de remettre en cause l’existence du génocide commis par les nazis.

« En soulevant le problème de cette manière, qui prenait les belles âmes a contre-pied, et en rappelant les principes élémentaires de la liberté d’expression, Chomsky fournissait, clef en main, à Faurisson et aux révisionnistes, un bastion d’autant plus inexpugnable que les principes qu’il rappelait étaient élémentaires. Ce rappel faisait éclater d’un seul coup l’évidence. Si des principes aussi élémentaires avaient besoin d’être rappelés, c’était bien la preuve que l’on avait quitté, en cette affaire, le domaine de la connaissance rationnelle et scientifique, où l’on confronte des arguments et où tout est discutable. On était entre subrepticement dans le domaine du dogme, de la religion, de la connaissance métaphysique de vérités indiscutables… alliées a la censure et a la répression. »

« C’est ainsi. Les choses étant ce qu’elles sont et le monde ce que nous savons, il faut qu’une partie des forces qui sont mûres pour engager un combat contre la censure puissent penser, ou affecter de penser, qu’elles contribuent ainsi à retirer leur meilleur argument rhétorique aux révisionnistes!

A la lumière de cette petite leçon de tactique politique, la démarche de Chouard apparaît pour ce qu’elle est. Et d’autant plus au regard de la réponse de Denis Robert à ceux qui ont immédiatement dénoncé la libre antenne qu’il a offerte au négationnisme. Tout y est: la référence à Chomsky comme exemple politique à imiter (3), le terme «  dogmatique » qui renvoie évidemment à la sémantique sur la « religion officielle de la Shoah », l’assimilation de la réaction antiraciste à une persécution politique . Avec sa rhétorique apparemment improvisée, hésitante, celle de l’homme de bon sens qui ne sait pas tout et ose l’affirmer, Chouard a fait basculer Denis Robert, et l’amène à intégrer le négationnisme dans notre champ politique.

Et avec le négationnisme, le reste, évidemment. Beaucoup d’analyses ont déjà montré l’exacte similitude de la rhétorique chouardiste avec celle de Jean Marie Le Pen lorsqu’il a formulé pour la première fois, à une heure de grande audience, ses ignominies sur le « détail de l’Histoire de la Seconde Guerre Mondiale ».

Cela n’a rien d’un hasard. Etienne Chouard, est encore le bienvenu sur le Media fondé par la France Insoumise mais il est aussi parfaitement inscrit dans le militantisme aux côtés de l’extrême-droite.

Un média des Gilets Jaunes a par exemple repris un entretien de Chouard daté de 2014 où celui-ci a développé très ouvertement son ralliement au Front National dans un entretien filmé avec un média des Gilets Jaunes. Interrogé sur sa proximité avec Soral, il y déclare tout simplement ne pas croire du tout que le Front National soit un parti fasciste et qu’au contraire, l’influence de Soral en a fait un parti de gauche.

Ces quelques minutes très claires de Chouard sont importantes, parce qu’elles résument pendant le long entretien donné au Média ce qui s’est joué pendant celui-ci, ce qu’a fait Denis Robert. Inviter un allié assumé du Front National, et un qui se situe dans la partie la plus ouvertement fidèle à sa filiation originelle antisémite. Etienne Chouard ne se contente pas de déclarer le Front National utile, en égrenant tous les sujets sur lesquels il aurait des positions bénéfiques. Il se réclame aussi de sa tendance ouvertement antisémite en rendant hommage à Alain Soral pour son travail sur le « sionisme », qui aurait permis selon lui de dévoiler le « racisme » de cette idéologie. Quelques minutes avant et après, Chouard répète pourtant que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne sont pas une priorité dans les combats politiques, que cela n’a pas beaucoup d’importance.

Le cheminement vers le soutien au négationnisme va donc de pair avec le basculement pratique vers l’extrême-droite. Reste à comprendre d’urgence comment ce cheminement n’aboutit pas à un cordon sanitaire, mais bien au contraire à la promotion de cet individu par une partie de la gauche radicale.

Notre camp, en France, depuis des dizaines d’années connaît des cycles réguliers de passerelles avec le fascisme, sur la base de l’antisémitisme et du négationnisme.

Très schématiquement, depuis la fin des années 70, on peut en identifier au moins trois.

Le moment Vieille Taupe : regroupés autour de revues confidentielles mais néanmoins auréolées d’un certain prestige avant-gardiste, des militants d’ultra-gauche basculent dans le soutien à Robert Faurisson au nom d’un anticapitalisme dévoyé, qui identifie l’antifascisme comme idéologie destinée à saper les aspirations révolutionnaires et la mémoire de la Shoah comme arme de destruction massive de la conscience de classe en érigeant les nazis en ennemis ultimes à la place de la bourgeoisie. Les pro-négationnistes de cette époque sont peu connus et leur influence limitée, mais Serge Quadruppani et les siens s’inscrivent aussi dans une démarche beaucoup plus large au plan international, celle de Chomsky notamment, qui fait de la liberté d’expression le cheval de Troie du négationnisme (4).

Le moment Dieudonné (5): celui-ci agrège le discours contre l’antifascisme, celui sur la liberté d’expression, le couple avec un antisémitisme qui se présente comme un antiracisme. Mais une des différences essentielles réside dans son double statut de personnage médiatique avec une très grande audience, et d’artiste à qui tout serait permis. Le contexte historique marqué par la montée d’autres antisémitismes, celui porté par des dictatures théocratiques comme l’Iran, ou des régimes autoritaires ayant survécu à la chute du stalinisme comme le Venezuela, celui aussi d’une gauche radicale qui porte en elles des tares anciennes et une très grande perméabilité à l’anticapitalisme dévoyé vont donner à ce moment une importance fondamentale. La mouvance Dieudonné va constituer pendant toutes les années 2010, une sphère politique extrêmement influente, et former les esprits de toute une génération qui ne se pense pas d’extrême-droite mais « anti-système ».

Nous vivons désormais un autre moment, qui a la spécificité de mettre dans la rue, ce qui dans la période précédente s’est beaucoup exprimé sur le net.
Ce moment est d’abord marqué par un antisémitisme globalisé et multiforme, qui coïncide avec la montée des extrême-droite dans tout l’Occident, avec la fuite en avant autoritaire et sanglante de vieilles dictatures, avec la persistance d’idéologies meurtrières prenant l’islam comme étendard politique.
A l’Est de l’Europe, la Russie poutinienne encourage l’antisémitisme pour défendre son régime, comme le fait la Hongrie d’Orban. Elle l’encourage aussi avec ses médias de propagande internationale, en témoigne le tweet de Jonathan Moadab (6), négationniste assumé et journaliste accrédité pour Russia Today, à propos de l’affaire Chouard.
Aux Etats Unis, Donald Trump a été élu avec le soutien des suprémacistes néo-nazis mais aussi celui de toutes les grandes officines conspirationnistes dont l’antisémitisme est le fond idéologique, la grille d’analyse du monde, notamment par la dénonciation permanente des « lobbies » et de la « pieuvre mondialiste ». L’alliance entre Trump et le gouvernement d’extrême-droite israélienne crée aussi une situation où les forces antisémites trouvent un allié important au niveau symbolique lorsqu’il s’agit de nier ou de minimiser ce qu’elles sont.

Le régime syrien, le régime vénézuélien, le régime de la Corée du Nord propagent et soutiennent également l’antisémitisme sous diverses formes, mais dans un même objectif : se présenter comme la « Résistance au Nouvel Ordre Mondial », au « vrai fascisme » incarné par une « oligarchie mondialisée » . Concernant la Corée du Nord, les visites de Soral et de Dieudonné ont rendus visibles ces liens internationaux .

Le régime iranien a développé depuis des dizaines d’années un discours antisémite fondé sur l’antisionisme religieux mais aussi sur le soutien actif aux antisémitismes européens, lequel est passé , par exemple, par la promotion du négationnisme de Faurisson, de celui du dessinateur Zéon en passant par Soral et Dieudonné. Ses frères ennemis djihadistes ne sont pas en reste, et en sus de la commission d’attentats antisémites extrêmement meurtriers, notamment en France, leurs médias de propagande sont très attachés, non seulement à mettre l’antisémitisme au cœur de leurs thématiques mais aussi à relayer et à prendre parti dans les débats idéologiques européens sur ce sujet. On aura ainsi vu Dabiq, la revue de Daech faire la promotion de Marc Edouard Nabe, ou des sites internet liés à l’organisation djihadiste recenser les signataires de pétitions contre l’antisémitisme.

La vague de fond internationale a donc des conséquences dans notre pays et ces conséquences ne s’arrêtent pas à l’extrême-droite et au fascisme organisé. Elles créent un climat sur lequel l’antisémitisme inhérent à une partie de la gauche radicale et du mouvement social prospère et se renforce, notamment par le biais de l’anti-impérialisme et de ses réseaux. Un exemple de cette puissance réside par exemple dans la lettre d’excuses adressée à Annie Lacroix Ritz par le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, parce que la commission antiraciste de la CGT avait évoqué les liens de l’historienne avec la mouvance antisémite, notamment sa participation à Axis for Peace avec Thierry Meyssan, actuellement en résidence à Damas, accueilli par le régime Assad.

Ce n’est pas le seul facteur qui annonce un nouveau cycle antisémite extrêmement fort au sein même des forces qui devraient être progressistes. Le précédent, celui dont le symbole est Dieudonné ne s’est absolument pas conclu par une remise en cause des schémas idéologiques qui permettent la persistance de la vision antisémite dans notre camp. Les débats ont une nouvelle fois avorté, la majorité des dirigeants et des militants se contentant du départ de Dieudonné et de plusieurs de ses soutiens à l’extrême-droite.
Mais dans la décennie qui a suivi, peu de choses ont changé sur le fond. L’antisémitisme sous couvert d’antisionisme s’est certes un peu affaibli dans notre camp, mais pour une raison simple , il a détruit des pans entiers du mouvement légitime de solidarité avec la Palestine, et fait fuir une bonne partie de ses acteurs.

Dans le même temps, la réaction aux crimes antisémites est restée la même, appuyée par toutes les forces qui soutiennent les thèses du « philosémitisme d’Etat » d’une manière ou d’une autre. Jamais notre camp n’a réussi à dénoncer des assassinats antisémites comme des crimes racistes, sans y ajouter au minimum des réserves qui rendaient la dénonciation inopérante .
En témoignent notamment les réactions aux assassinats de Mireille Knoll et de Sarah Halimi mais aussi le mantra sans cesse répété selon lequel la dénonciation de l’antisémitisme dès lors qu’il concernerait aussi celui de jeunes issus de l’immigration et/ou musulmans ne pourrait faire que le jeu du racisme et de l’islamophobie. En réalité, c’est ne pas dénoncer et essentialiser cette partie de la population qui a conduit aussi à permettre à l’extrême-droite et aux fractions islamophobes de la gauche de se donner le beau rôle. En effet, il n’y avait absolument rien de raciste à examiner les phénomènes par lesquels des justifications religieuses et identitaires ont pu se croiser avec la propagation générale de l’antisémitisme chez certains jeunes, dans la mesure où on n’essentialisait pas, où l’on montrait aussi comment des religieux musulmans ont lutté contre Dieudonné et Soral, comment une résistance quotidienne existe dans les quartiers populaires contre le djihadisme. Il n’y avait absolument rien de raciste à analyser et à dénoncer les spécificités antisémites tant qu’on le faisait pour tous, puisqu’au même moment par exemple, des populations plutôt favorisées socialement arrivaient à l’antisémitisme par les discours sur le complot des vaccins .

Pendant toutes ces années, le développement de ce qui s’auto-dénomme « populisme de gauche » et se fonde en fait sur l’abandon de l’anticapitalisme révolutionnaire et social-démocrate au profit de la rhétorique anti-système et de la dénonciation des élites mondialisées, s’est évidemment accompagné au minimum d’une complaisance totale avec les manifestations d’antisémitisme à prétexte économique quand ce n’était pas un partage total de ces thèses. On ne peut ici en refaire l’historique, mais à ce titre la diffusion par Gérard Filoche d’un visuel antisémite classique au départ diffusé par Soral fait partie des symptômes qui annonçaient la suite, le rapport à l’antisémitisme qui a explosé au sein du mouvement des Gilets Jaunes.

Il est absolument impossible de nier les faits concernant ce mouvement. Même sans analyse profonde de ce que de nombreux événements en son sein signifient, leur simple rappel suffit : d’une part, des figures phare de l’antisémitisme fasciste ont évolué dans ce mouvement comme des poissons dans l’eau. Dieudonné d’abord, qui de ses apparitions sur certains péages à celle dans les cortèges parisiens n’a quasiment rencontré aucun problème ni fait l’objet ensuite de condamnations écrites par les leaders et la base du mouvement. Les néo-nazis négationnistes comme Yvan Benedetti ou Hervé Ryssen ont aussi participé activement aux moments forts des manifestations parisiennes sans que la chose préoccupe les participants au mouvement, qui ont dans leur immense majorité considéré ces individus et leurs discours comme une composante parmi d’autres, sans importance particulière.

Mais cette participation de l’extrême-droite organisée n’est pas le phénomène le plus grave. Ce qui importe avant tout, c’est l’adhésion de certains leaders et d’une partie de la base des Gilets Jaunes à la rhétorique et à l’activisme antisémite.

Les exemples sont innombrables : des chants antisémites dieudonnistes entonnés par des centaines de manifestants devant le Sacré Coeur à l’agression d’Alain Finkielkraut en passant par la poursuite de journalistes de BFM TV une nouvelle fois avec des références aux slogans dieudonnistes. Les attaques de temples franc-maçons entrent évidemment aussi dans cette catégorie, tant la dénonciation des Juifs et celles des franc maçons sont liées dans l’imaginaire depuis des centaines d’années. Les discours contre la banque Rothschild, qui ne présentent absolument aucune différence avec ceux du 19ème siècle ont été portés à la fois par des leaders comme Maxime Nicolle et par la base qui a organisé plusieurs actions contre des locaux de cette banque, lesquelles ont donné lieu à des discours antisémites hallucinés à chaque fois.

Ces actions, ces discours portés par une partie du mouvement ont eu naturellement un certain écho médiatique. Mais si une grande manifestation a bien eu lieu à Paris contre cet activisme antisémite, celui-ci a également contribué à susciter une émulation. Les croix gammées, les profanations de cimetières, les attaques contre des mémoriaux, contre des figures comme Simone Veil se sont multipliées. Comme les actions au sein des Gilets Jaunes, elles avaient une particularité inquiétante, celle de mêler toutes les rhétoriques antisémites, tous les courants que l’on pensait séparés , rendant hommage aussi bien aux nazis européens avec également des contenus négrophobes anti-immigration, et islamophobes, qu’à des tueurs djihadistes comme Mohamed Merah.

La réaction de majorité de la gauche radicale à cette spirale d’antisémitisme de rue aura finalement été à l’image de celle qu’elle avait eue lors du cycle précédent. Le déni et la complaisance globale, assortie de condamnations du bout des lèvres avec réserves.

Tout au long de l’hiver et du printemps, plusieurs discours et attitudes simultanées ont cohabité concernant l’antisémitisme présent au sein des Gilets Jaunes.
La plus importante d’entre elles a été le silence et le déni: le soutien bruyant de la gauche politique et intellectuelle aux Gilets Jaunes, les innombrables tribunes célébrant le peuple retrouvé, le 1968, le 1848, le 1789 ont tout simplement fait comme si l’antisémitisme n’avait pas existé dans ce mouvement.
Dans les manifestations, une infime minorité d’antisémites ont eu quelques vagues soucis: en l’occurrence les néo-nazis assumés ont parfois été attaqués par des antifascistes.

Le « peuple » des Gilets Jaunes lui a été globalement excusé dès lors qu’il était mis en cause. D’une part parce que l’antisémitisme a été déclaré « non représentatif » à chaque fois qu’il était trop visible pour être nié. D’autre part, parce qu’en même temps qu’il n’était pas représentatif , il l’était, mais de l’inexpérience, de la conscience un peu fruste et primaire de ces grands enfants ignares qui font le Peuple, et à qui on ne doit point en demander trop…faute d’être accusé de mépris de classe.
Le « populisme de gauche » a finalement eu les mêmes ressorts vis à vis de ce qui était vu comme la « France périphérique » que ceux qu’il avait eus sur les « banlieues ». Un discours en surplomb, paternaliste et opportuniste, qui ne disait qu’une chose : le « peuple » est ce qu’il est, antisémite en partie , on ne le changera pas , il faut s’en accommoder pour le conquérir.

A chaque fois, la lutte contre l’antisémitisme est donc vue comme un risque par une partie de la gauche radicale, le risque…de perdre son public. Pour le garder, la même rhétorique justificatrice et opportuniste a été utilisée : dénoncer l’antisémitisme du mouvement, c’était « faire le jeu de la criminalisation et de la répression des Gilets Jaunes ». Il s’agissait exactement du même discours que celui qui avait justifié des années durant le soutien à Dieudonné et la complaisance avec son public. Discours qui revenait à dire que la lutte contre l’antisémitisme était l’apanage du pouvoir et un phénomène négatif.

Aveugle sur ses propres tares idéologiques, une partie de la gauche radicale produit des Dieudonné et des Etienne Chouard. Face à ses golem, et même lorsque ceux-ci franchissent toutes les barrières de l’ignominie, jusqu’au soutien au négationnisme, elle hésite à les rejeter, car leur popularité lui semble incontournable.

C’est ce que montrent par exemple, les aller et retour perpétuels de François Ruffin sur la question Chouard. S’ils sont significatifs et importants, c’est que le député est aujourd’hui présenté comme une alternative “progressiste” à Mélenchon. En effet, si après son hommage à l’Assemblée Nationale en décembre 2018, Ruffin finit par reconnaître une « erreur », il le fait en pointant essentiellement les fréquentations de l’intellectuel. « Autour de lui gravitent des groupes d’extrême-droite » , dit-il. A aucun moment, il ne fait de réel lien entre ces proximités pratiques et le fond de la rhétorique chouardiste. Et pour cause : cinq ans auparavant, Ruffin avait commis dans Fakir un article extrêmement violent contre les antifascistes qui lui reprochaient la publicité faire pour Chouard dans son journal. L’article intitulé «  L’air du soupçon » désigne clairement l’ennemi : la partie de la gauche radicale qui exige des limites idéologiques et pratiques avec le camp fasciste. Dans cet article, Ruffin évoque longuement le compagnonnage de Chouard avec Alain Soral , mais juge que celui-ci n’est pas suffisant pour en déduire quoi que ce soit. Or en 2013, au moment où paraît cet article, sur le site d’Alain Soral, on ricane avec Dieudonné et Serge Ayoub de l’assassinat du jeune antifasciste Clément Méric.

Le rejet de l’antifascisme, perçu comme contre-productif est la pierre angulaire du naufrage d’une partie de la gauche radicale. Le scandale négationniste est finalement toujours ce moment où le bateau coule définitivement, en voyant, mais trop tard, la partie émergée de l’iceberg qui était sur toutes les cartes, mais que les petits capitaines n’ont pas voulu voir, eux qui croyaient louvoyer entre les obstacles, sans autre boussole que celle de la complaisance opportuniste avec l’antisémitisme.

« Une pure connerie », dira François Ruffin à propos des déclarations d’Etienne Chouard au Media.
Le même avait déclaré, peu après avoir été élu député, que «  ce qui allait marcher contre Macron, c’était des trucs à la con », comme le discours contre les vaccins obligatoires, que c’était cette agrégation de “trucs à la con” qui allait «  faire bouillonner la cocotte ». Or ce discours anti-vaccins était porté par les mouvances antisémites depuis de très longues années, et le complot des blouses blanches une bien vielle antienne rouge brune….
« J’ai fait l’con », c’était aussi le nom du spectacle de Dieudonné où il invita Robert Faurisson, il y a dix ans.

Naturellement, il ne s’agit que de coïncidences sémantiques, mais le hasard est parfois intéressant lorsqu’il coïncide avec le réel de stratégies croisées.

D’un côté, le franchissement volontaire de la frontière avec le négationnisme est effectué par des personnalités politiques venues de la gauche radicale, qui, depuis longtemps déjà, ne cachent plus leur proximité avec l’extrême-droite antisémite.
De l’autre, cette proximité et l’antisémitisme même sont considérés au mieux comme « une connerie » dont il ne faut pas faire toute une histoire par une partie de la gauche radicale.

A la fin, la conclusion est toujours la même. Le fascisme se renforce, la gauche radicale s’effondre après s’être privée elle-même de son antifascisme par opportunisme populiste.
Le moment négationniste au Média est intervenu après la très lourde défaite électorale de la France Insoumise, qui après avoir appelé au «  Tout sauf Macron » l’a obtenu, avec le score de Marine Le Pen. A ce propos François Rufin a fort bien résumé sa pensée déclarant que les électeurs avaient choisi le “plus gros bâton” pour faire battre Macron. Effectivement la “gauche populiste” ne sera jamais que la matraque d’appoint, l’armée de réserve de l’extrême-droite et du fascisme, bonne à lui servir la soupe avant de disparaître. En témoigne aussi l’état du Media, désormais scindé en chapelles rivales et exsangues, étalant leurs rivalités dans la presse, l’une dont le dirigeant, Julien Théry, historien de profession reçoit donc des invités qui tiennent des discours pro-négationnistes, pendant que l’autre dirigée par Aude Lancelin a recruté le plus conspirationniste des Gilets Jaunes, Maxime Nicolle. Mais les deux réunis ne rivalisent pas avec l’audience des médias fascistes proprement dits.

Etrangement, pour cette partie de la gauche radicale, qui a rejeté toute boussole des valeurs, il y a toujours une morale de l’Histoire. Nier l’antisémitisme comme matrice des idéologies et des pratiques anti-progressistes, puis tenter de l’instrumentaliser à des fins opportunistes conduit non seulement à le renforcer dans la société, à contribuer à oppresser les Juifs, mais aussi à l’échec le plus sordide.

Etrangement, pourtant, cette chute répétitive dans l’abjection et l’échec politique est toujours considéré comme un détail de l’histoire de notre camp. Etrangement, les cycles de l’antisémitisme de gauche se répètent et se succèdent de plus en plus vite, et l’obstination morbide à nier ses effets mortifères a quelque chose de presque métaphysique.

A la Chute, pourtant la gauche radicale n’est pas condamnée.
Ces dernières semaines, comme à chaque fois que la gauche est confrontée à son échec par une élection, les appels à l’unité ont retenti. Tous faisaient l’éloge des Gilets Jaunes, aucun ne mentionnait la lutte contre l’antisémitisme.

Ces mots là qui semblent toujours de trop, toujours tabou sont pourtant bien ceux qui écarteraient d’emblée les courants qui nous enfoncent depuis tant et tant d’années.
On nous rétorquera qu’ « on » en parle bien assez ailleurs. C’est possible mais dans notre camp, quand on ne parle pas de l’antisémitisme et de la Shoah, on finit toujours par se retrouver avec des antisémites qui en parlent pour la nier.

Aussi bien, face à ceux qui désignent la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme comme la manifestation d’une religion civile, revendiquons nos tabous, traçons la frontière qui depuis déjà longtemps en Europe est seule à même de séparer le brun du rouge. Ce n’est pas pour les Juifs que nous ne le ferons, mais pour nous tous. Pas seulement pour la mémoire du passé mais pour que la gauche radicale ait un futur.

Notes

(1) Capture d’écran du Facebook d’Etienne Chouard, et au dessous, le genre de propos tenus par le leader de la Dissidence Française. Cette même année 2011, le 25 octobre, Etienne Chouard mène également un long entretien avec Yvan Blot, longtemps membre du GRECE, puis du Front National, devenu avant sa mort, un ardent partisan de la collaboration avec le régime de Vladimir Poutine, qu’il défendait notamment sur Radio Courtoisie, dont il a animé Le Libre Journal jusqu’en 2018.

(2)Pierre Guillaume 25 juin 2010, sur un des sites miroirs du site négationniste AAARGH en réponse à un article de Donatella Maï paru dans Rivarol «  En finir avec Chomsky ».

(3) Sur la préface de Chomsky à un ouvrage de Faurisson, les écrans de fumée jetés pour dédouaner Chomsky sont les mêmes depuis 1980. Denis Robert avait ajouté sa petite pierre à l’édifice en 1999, dans des entretiens avec Chomsky, qu’il estimait victime d’une chasse aux sorcières. Or Chomsky y réitère justement des propos hallucinants à propos de Pierre Vidal Naquet qui avait très bien démonté la posture et les responsabilités de Chomsky ( voir son texte ici). Il y affirme notamment qu’il a aurait été impossible à Pierre Vidal Naquet de lui “prouver” l’antisémitisme de Robert Faurisson. L’entretien, intitulé avec beaucoup d’humour ” Deux heures de lucidité ” est disponible ici.
En supplément, on peut trouver dans cet article du Monde de l’époque quelques unes des déclarations éloquentes de Chomsky qui montrent que l’intellectuel n’a eu des doutes sur cette préface à Faurisson que sous la pression .

(4) Sur ce moment précis, on se réfèrera utilement aux ouvrages de Valérie Igounet sur le négationnisme, notamment sa biographie de Robert Faurisson. Parmi les textes indispensables disponibles sur le net , lire notamment Nadine Fresco ” Les redresseurs de morts” et Alain Bihr “ Les mésaventures du sectarisme révolutionnaire“. On trouvera également sur ce site l’historique des justifications et des vagues regrets, suivies de regrets sur les vagues justifications d’une partie de la petite équipe de ces journaux, dont certains sont encore en activité et évidemment soutiens des plus antisémites des Gilets Jaunes.

( 5) sur Dieudonné , ses origines politiques et son évolution, on trouvera notamment de nombreux textes sur les deux sites de l’association Memorial 98 , ici et ici

(6)

PrecairE, antiracistE

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