Minuit dans le siècle de Guantanamo

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Il se joue ces dernières années un étrange combat à Guantanamo. Un combat pour la culture.

L’administration d’état américaine tente en effet d’empêcher les détenus libérés d’emmener avec eux leurs productions artistiques. Elle y met un acharnement particulier  ( 1)

Il n’y a rien dans ces œuvres qui dévoile un quelconque secret sur ce qui a été fait aux détenus de Guantanamo. La clarté des évènements qui s’y sont déroulés est aussi vive que l’orange choisi pour les uniformes des détenus. Le monde entier sait déjà que là-bas, armés d’une légitimité idéologique décrétée incontestable, on a violé tous les principes de droit qui avaient été proclamés par les Lumières, et la légalité la plus élémentaire. Tout le monde sait l’enfermement sans procès, la torture physique et psychologique et même que Guantanamo n’était que la Bastille, et que l’on y a ajouté les oubliettes, nécessaire complément, pire que le pire, les centres secrets de torture et de disparition programmée installés dans des pays tiers, ces centres où l’on n’avait même plus le dernier droit, faire savoir sa propre mort à sa famille et à ses proches.

Alors pourquoi ce combat qui semble une vengeance d’arrière-garde, un enjeu absolument dérisoire à côté de tout cela : empêcher des hommes d’emmener avec eux l’activité et la créativité développée pendant une vie en cage, faite au prix d’efforts incroyables.

Pourquoi pas juste un « Vazy casse-toi », de celui que les gardiens disent aux détenus libérables des prisons normales, un « Prend tes pauvres hardes pour solde de tout compte et dégage ».

Pour peu que l’on prenne de la hauteur,  que l’on regarde Guantanamo non pas avec une vague compassion humaniste teintée de colère non-dite pour les détenus, après tout islamistes, mais en se demandant simplement qui sont les hommes qu’on y a enfermés, leurs destins, les combats actuels de ceux qui en sont sortis, on comprend vite l’enjeu fondamental. Cet enjeu là n’est pas celui de la lutte anticarcérale seulement, pas un combat contre l’islamophobie seulement.

Les œuvres d’art de Guantanamo sont une victoire positive de l’humanité contre la deshumanisation méthodique. Elles disent que ce qui a eu lieu là-bas n’est pas la victoire de la violence et de la torture et de l’anéantissement définitif. Elles disent que ce qui a eu lieu là-bas n’est pas seulement la guerre impitoyable et sans retour. Elle dit que les hommes ont réussi à rester des humains qui n’ont pas renoncé à dialoguer avec les autres humains, à construire une transcendance universelle, celle qui passe notamment par la création artistique.
Les détenus de Guantanamo n’ont jamais cessé de tenter de parler à tous et toutes, même à celles et ceux qui ont implicitement accepté leur deshumanisation après les attaques du 11 septembre 2001.

L’art de Guantanamo est ce qui efface un mensonge fondateur sur le camp .

Le symbole de Guantanamo reste en effet la combinaison orange. Ce que chacun d’entre nous devait voir de l’extérieur, ce qui devait nous sauter aux yeux, littéralement . Une couleur criarde, un hurlement de rage ou un avertissement fluorescent, quelque chose qui disait DANGER ABSOLU, un message clair : ce ne sont pas des hommes, ce sont des tueurs impersonnels.
On parle moins de la cagoule noire, sans trous pour la bouche et les yeux. Parce qu’elle porte atteinte justement à un fondamental occidental et qu’elle soulève une terrible contradiction, insurmontable pour l’existentialisme islamophobe, celui qui pense le dévoilement absolu, et le fait de tout montrer comme la condition première de toute âme civilisée. Qui cache est suspect et n’a que du mauvais à dissimuler. Qui ne montre pas le visage sort de l’humanité, qui ne représente pas les figures humaines est un animal sans culture propre.
Alors, si cela est le Vrai, pourquoi ce geste symbolique, démonstratif, contre-nature , effacer le visage des hommes de Guantanamo, le voiler intégralement au sens propre, contre leur gré. Leur interdire de nous regarder, nous interdire de les voir dans ce qui constitue le signe de l’Humanité pour la culture occidentale, le Visage. Pourquoi porter atteinte à une des Croyances qui fonde la Modernité ?Deux décennies plus tard, les œuvres d’art de Guantanamo, les peintures, les poèmes et les récits donnent la réponse.

Cette réponse, c’est la réhumanisation des hommes musulmans par eux-mêmes, et la terreur existentielle que ceci provoque dans l’imaginaire islamophobe mondial.

 

Cette terreur se traduit par ce qui semble une vengeance dérisoire, mesquine et hors sol du gouvernement américain lorsqu’il libère des hommes à qui il a déjà absolument fait tout le mal que la force permet. Ce refus entêté jusque dans ce qui semble un détail, c’est celui de renoncer à un pilier du récit islamophobe contemporain. Celui qui permet d’ériger non seulement le Guantanamo 2.0 dont parlent les ex détenus et leurs soutiens, mais le Guantanamo 3.0 celui des réseaux de normes juridiques qui répriment les musulmans dans les pays occidentaux.

Au nom de l’inhumanité supposée des hommes musulmans, depuis 2001, des régimes d’exception co-existent avec la légalité ordinaire, avant de la coloniser peu à peu, car le but de tout état d’exception est de devenir la règle universelle. Au nom de l’inhumanité supposée absolue des hommes musulmans, les législations anti-terroristes ont non seulement perduré ces deux dernières décennies mais elles sont devenues une philosophie globale, un antiterrorisme qui décrète qu’il n’y a même plus besoin d’actes pour incriminer l’ensemble des communautés musulmanes. En témoigne en France, la loi Séparatisme et le régime des dissolutions administratives : petit à petit, le simple fait d’exister en tant que musulmans est suspect et source de punitions préventives décrétées essentiellement par des autorités administratives. Punitions contre des cibles réduites à l’absence de visage, même dans ce qui est censé être le lieu de la démocratie où chacun peut s’exprimer, les médias.

En effet, la simple désignation comme « islamiste », génère non seulement la punition juridique mais aussi l’exclusion absolue de tout l’espace public démocratique, la négation totale du droit à la défense et à l’existence contradictoire face au pouvoir.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse, de regarder quelques-uns des milliers et milliers de replay consacrés à la lutte contre l’islamisme et ciblant des intellectuels, des journalistes, des responsables associatifs, des activistes, des artistes des sportifs ou des anonymes jetés brusquement à la vindicte. Et de constater l’absence de visages, de voix, l’Absence tout court dans les débats,…. de ces gens dont les débats parlent tous les jours. Qui n’a pas le droit à un procès équitable n’a pas le droit non plus même à seulement une voix sur le banc des accusés.
Ce traitement là, pour tous Autres que les musulmans et surtout les hommes musulmans, nous le trouverions absolument inconcevable en Occident, où désormais même les théoriciens de la race ont le droit et à l’attaque sur les réseaux sociaux et les plateaux télé, et peuvent y prêcher la lutte impitoyable et violente contre le Grand Remplacement.

Pour les musulmans, la normalité et la normativité sont pourtant cette Zone Grise en extension permanente, cet à côté défini juridiquement d’abord par le renoncement légal à la légalité démocratique, et existentiellement par la disparition des sujets musulmans de l’espace politique et culturel, où ils n’existent plus que comme mauvais objets . Renoncement souvent banalisé même dans les esprits qui se pensent progressistes. Il n’y a plus en France aucune initiative politique de gauche pour la fermeture de Guantanamo, nous avons appris avec vivre avec, notamment parce que c’était loin. Mais cela s’est rapproché en vingt ans et de même si énormément de voix se sont élevées contre la loi Sécurité Globale, et plus récemment contre la loi Immigration, bien peu sont celles qui ont résonné contre la loi Séparatisme. Bien peu sont ceux qui disent que la loi Immigration n’est pas seulement dirigée contre les immigrés mais très clairement contre les musulmans, notamment en ce qui concerne l’extension des possibles déchéances de nationalité, mais aussi toutes les dispositions visant à s’assurer que les candidats à un titre de séjour ne sont pas de dangereux communautaristes.

Malheureusement pour l’islamophobie, cependant, quelque chose d’autre a lieu depuis vingt ans. Guantanamo a accouché contre son gré d’êtres humains dont certains sont aujourd’hui libres et même combattants internationaux pour les droits humains.

On peut hausser les épaules, parler d’une réalité microscopique et anecdotique. Mais il y a par le monde et notamment en Occident, quelques hommes dont l’histoire est éminemment troublante pour le narratif de la Guerre Eternelle et de la Vengeance cyclique.

En France, deux prisonniers mythiques se disputent les faveurs des amis de la littérature depuis un siècle et demi. Jean Valjean et Edmond Dantès. Le second est vengeur absolu et aimé pour cela dans l’imaginaire français qui légitime absolument la violence punitive de l’Innocent contre les puissants qui l’ont injustement enterré vivant. Le second est Jean Valjean, qui transformé et sauvé par la Foi d’une rencontre de hasard, renonce à la vengeance pour faire le bien.
La puissance du Mythe Jean Valjean est plus forte que celle de Dantès. Et pour cause, l’appel au Bien est universel. Mais étrangement, personne en Occident ne se pose cette question pourtant troublante. Pourquoi des innocents de Guantanamo non seulement, ne se vengent pas mais deviennent pour certains combattants pour la justice universelle ?

Si nous ne nous la posons pas, c’est à cause de la main mise islamophobe sur le débat démocratique : elle consiste non seulement dans le pouvoir de fournir des réponses mais aussi dans celui de poser les questions. L’écran noir et le silence étouffant sur le bien que peuvent faire les musulmans est le lointain écho de la tentative de disparition par l’asphyxie incarnée par la cagoule noire sur le visage des prisonniers de Guantanamo. Sur ces visages qu’il ne fallait pas voir, car il fallait absolument qu’aucune identification n’ait lieu et que nous ne voyions que le Diable obscur des récits islamophobes. Surtout pas Jean Valjean, évidemment.

Deux décennies plus tard, la cagoule se déchire peu à peu cependant, et des visages réapparaissent aux yeux du monde. Le triste anniversaire des 22 ans de Guantanamo coïncide avec la tentative génocidaire à Gaza, et la résistance musulmane mondiale qui lui fait face, entraînant avec elle les défenseurs des droits humains de toutes confessions et croyances et même la Cour de Justice Internationale. Sa première décision prudente, certes, ouvre possiblement la voie à une nouvelle ère, notamment en faisant voler en éclats le mythe selon lequel la défense concrète des valeurs universelles de justice et de liberté serait l’héritage de l’Occident auquel il faudrait se soumettre absolument pout être un peu plus que des animaux qui pensent
Dans ce contexte, l’acharnement consistant non seulement à garder 30 hommes en combinaison orange dans une oubliette de cauchemar où on les a même privés de leur visage, mais aussi à tenter de les déposséder des preuves de leur créativité, de leur tentative extraordinaire et réussie de continuer à s’ouvrir au monde du fin fond de la prison sans porte de Guantanamo est tout,  sauf un détail de l’histoire qui ne mériterait qu’une note de bas de pages dans nos combats.

Que ferme Guantanamo, que ne restent que les preuves d’une bestialité assumée, qu’un lieu de mémoire des pulsions de mort de l’humanité, et au dehors des hommes libres, artistes, activistes et musulmans pour témoigner et poursuivre le récit d’une victoire contre la déshumanisation islamophobe . Et ce seront  des pans entiers des Zones Grises dans lesquelles on cherche à enfermer les musulmans dans les états islamophobes qui commenceront à s’effondrer.

 

 


L’illustration de couverture de ce texte est le dos d’un tableau Muhammad Ahmad Abdallah Al Ansi, détenu à Guantanamo jusqu’en 2016. De nationalité yéménite, Muhammad Al Amsi a été présenté comme un criminel extrêmement dangereux et impliqué de très près dans les attaques du 11 septembre 2001 par les autorités militaires américaines. Finalement, en dépit de ces accusations pourtant sensationnalistes et précises, il a été libéré sans charges et sans procès. Il crée aujourd’hui notamment pour Heart, qui associe ex-détenus et artistes pour proposer des actions de réparation et de solidarité comme celui-ci 

Pour découvrir les oeuvres d’art de Guantanamo et l’ histoire précise de chacun d’eux  , les deux étant indissociable ce site 

Art from Guantánamo Bay (artfromguantanamo.com)

 

(1) J’ai découvert cette réalité grâce à l’activité d’un un ancien détenu, Mansoor Adayfi, qui a été enfermé à Guantanamo du 9 février 2002 jusqu’au 11 juillet 2016, sans charges, ni procès. Il a ensuite été envoyé en Serbie où il n’avait absolument aucune attache. Depuis sa libération, il se bat sans relâche   pour faire libérer ses co-détenus, mais également pour les droits humains en général . Il a publié csur le sujet cet article en 2023 dans le Guardian et également donné un entretien passionnant à la BBC sur l’art à Guantanamo écoutable ici

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PrecairE, antiracistE