Commémorer Primo Levi: le devoir d’exactitude

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Durant cet été 2019, dans le 13e arrondissement de Paris, la rue Primo Levi a fait peau neuve. Une nouvelle plaque de rue a été posée, dont la légende corrige heureusement celle que l’on pouvait lire depuis 2003, lorsque la rue avait été inaugurée. En particulier, la mention « Déporté à Auschwitz en tant que Juif », qui remplace désormais « Résistant déporté à Monowitz », est un événement. Car, si la légende « Déportés à Auschwitz parce que nés Juifs » au pluriel honore depuis quelques années la mémoire des familles juives et de leurs enfants scolarisé·e·s qui ont été déporté·e·s, elle n’a guère été adoptée au singulier pour commémorer les personnes célèbres.

Nous publions ici la lettre adressée en février 2019 à la mairie de Paris par un collectif d’enseignant·e·s, chercheur·euse·s, défenseur·euse·s des droits humains et militant·e·s contre les racismes et l’antisémitisme. C’est en effet l’argumentaire de cette lettre, bien reçu par ses destinataires, qui a entraîné la décision de modifier le paysage urbain de la rue Primo Levi, en y inscrivant un texte plus conforme à la réalité historique. Ainsi, la mémoire de l’auteur, réputé pour son souci d’exactitude, pour son combat aussi contre la négation de l’histoire, n’en est que mieux honorée.

À l’intention de
Madame la maire de Paris, Anne Hidalgo
Monsieur le maire du 13e arrondissement de Paris, Jérôme Coumet
Madame l’adjointe chargée de toutes les questions relatives à la mémoire, Catherine Vieu-Charier

Objet : modification de la légende de la plaque de rue Primo Levi (Paris 13e)

Paris, le 15 janvier 2019

Madame la maire de Paris, Anne Hidalgo,
Monsieur le maire du 13e arrondissement, Jérôme Coumet,
Madame l’adjointe, Catherine Vieu-Charier,

Nous, soussigné·e·s enseignant·e·s, chercheur·euse·s, défenseur·euse·s des droits humains, militant·e·s contre les racismes et l’antisémitisme, vous écrivons au sujet de la plaque de rue Primo Levi inaugurée en 2003 dans le quartier des Grands-Moulins et de la Bibliothèque François-Mitterrand. Nous voudrions en effet soumettre à votre sagacité la proposition de modifier la légende de cette plaque.

Tout d’abord, nous tenons à saluer le travail effectué qui a abouti à la pose de cette plaque de rue qui commémore, en Primo Levi, la figure majeure d’un écrivain qui a marqué l’histoire de la littérature au XXe siècle. C’est d’autant moins banal que Primo Levi est entré en littérature par l’écriture de son témoignage Si c’est un homme, et que les auteur·rice·s de témoignages peinent souvent à obtenir la reconnaissance en tant qu’écrivain·e·s. C’est aussi remarquable, eu égard au combat exemplaire mené par Levi, jusqu’à la fin de sa vie et dans ses œuvres complètes, pour la mémoire et la connaissance de l’extermination des Juifs d’Europe perpétrée par les nazis et leurs collaborateurs à laquelle il avait « eu la chance », comme il disait, de réchapper.

À cet égard, la pose de la plaque de rue Primo Levi apparaît, en 2003, en continuité avec d’autres initiatives importantes qui ont visé ces dernières années à commémorer dans l’espace public parisien des victimes juives du génocide nazi. Nous pensons notamment à la stèle commémorative, que l’on trouve dans plusieurs arrondissements de Paris depuis le début du XXIe siècle, rendant hommage aux enfants, « plus de 11 000 », qui « furent déportés de France de 1942 à 1944, et assassinés à Auschwitz parce qu’ils étaient nés juifs », aux nombreuses plaques commémoratives posées dans les établissements scolaires en hommage aux élèves qui les fréquentaient, déportés « parce qu’ils étaient nés juifs », à d’autres encore qui mentionnent également des adultes – dans le 13e arrondissement, à la gare d’Austerlitz, avenue des Gobelins ou place des 44-Enfants-d’Izieu, pour ne prendre que quelques exemples.

Nous voudrions cependant attirer votre attention sur une erreur contenue dans la légende de la plaque de rue Primo Levi, induisant une confusion historique.

En l’état actuel, la légende précise, sur trois lignes : « ÉCRIVAIN ITALIEN / DOCTEUR EN CHIMIE / RÉSISTANT DÉPORTÉ À MONOWITZ ». C’est spécialement la dernière ligne qui mérite examen. Il est tout à fait exact que Primo Levi a eu une activité de Résistant contre le fascisme durant la Seconde Guerre mondiale. Il n’est pas moins exact qu’il a été déporté à Monowitz, qui est un des camps d’Auschwitz en Pologne. L’erreur ne réside dans aucun de ces éléments pris séparément. Elle réside dans leur articulation phrastique, qui suggère fortement une relation causale, comme si Primo Levi avait été « déporté à Monowitz » parce que « Résistant ». Les linguistes que nous avons consulté·e·s et qui soutiennent notre démarche nous en ont donné la confirmation : il n’y a guère d’autre façon de lire cette phrase nominale.

Or Primo Levi n’a pas été déporté à Monowitz parce que Résistant mais parce que Juif.

L’explication se trouve dans son témoignage Si c’est un homme, dès le quatrième paragraphe du premier chapitre. Ce qui est vrai est qu’en décembre 1943, il a été arrêté comme suspect par des miliciens fascistes du fait de ses activités de Résistant dans les Alpes italiennes. Mais voici ce qui se passe ensuite lorsqu’il est soumis à des interrogatoires :

« Au cours des interrogatoires qui suivirent, je préférai déclarer ma condition de “citoyen italien de race juive”, pensant que c’était là le seul moyen de justifier ma présence en ces lieux, trop écartés pour un simple “réfugié”, et estimant (à tort, comme je le vis par la suite) qu’avouer mon activité politique, c’était me condamner à la torture et à une mort certaine. En tant que juif, on m’envoya à Fossoli, près de Modène, dans un camp d’internement d’abord destiné aux prisonniers de guerre anglais et américains, qui accueillait désormais tous ceux – et ils étaient nombreux – qui n’avaient pas l’heur de plaire au gouvernement de la toute nouvelle république fasciste. »

Interné en tant que Juif au camp de Fossoli en janvier 1944. Puis déporté le 22 février dans un convoi de six cent cinquante Juif·ve·s à destination d’Auschwitz, où, comme le précise encore l’auteur de Si c’est un homme, « plus de cinq cents » seront assassiné·e·s dès leur arrivée, dans les centres de mise à mort de Birkenau.

Ainsi, la confusion historique dans la légende actuelle est grave en ceci qu’elle masque la réalité historique du génocide des Juifs, désigné souvent en France sous le nom de Shoah, dont Levi est un témoin et un survivant.

Dès lors,

au nom de Primo Levi et de son combat, jusqu’à la fin de sa vie et dans ses œuvres complètes, pour l’enseignement de la Shoah,

au nom des enfants de Primo Levi, contactés le 17 janvier 2019, qui nous ont déclaré apprécier « toutes initiatives comme la [n]ôtre qui clarifient le rôle, la vie et le travail » de leur père,

au nom de la ville de Paris, qui a accueilli à la Libération le clandestin Centre de documentation juive contemporaine devenu Mémorial de la Shoah et qui compte désormais dans son espace public de nombreuses plaques commémoratives rendant hommage explicitement à des victimes juives du génocide nazi,

au nom du pays qui peut s’enorgueillir, entre autres, d’avoir adopté la loi Gayssot pénalisant le négationnisme, d’avoir reconnu sa responsabilité, en tant qu’État collaborateur, dans la déportation et l’extermination des Juifs et d’enseigner l’histoire du génocide de génération en génération,

au nom enfin des avancées historiographiques qui interdisent désormais de confondre la déportation des Juifs dont a été victime Primo Levi et qui visait l’anéantissement d’un peuple avec les politiques de déportation vers les camps de concentration dont ont été victimes par exemple Robert Antelme et Charlotte Delbo en tant que Résistants,

considérant par ailleurs que la mention de l’engagement de Levi dans la Résistance contre le fascisme est tout à fait légitime, qui plus est à l’heure où, en Italie, plusieurs maires s’opposent courageusement aux « lois raciales » du ministre de l’Intérieur Matteo Salvini,

considérant en outre que la mention « Auschwitz » serait plus juste et parlante que la mention « Monowitz », connue du grand public seulement dans l’expression composée d’« Auschwitz III-Monowitz »,

nous suggérons la modification suivante de la légende de la plaque Primo Levi dans le 13e arrondissement de Paris :

RUE PRIMO LEVI
(1919 – 1987)
CHIMISTE ET ÉCRIVAIN ITALIEN
RÉSISTANT ANTIFASCISTE
DÉPORTÉ À AUSCHWITZ EN TANT QUE JUIF

Dans l’espoir que vous donnerez une suite favorable à cette requête, nous vous prions de croire, Madame la maire de Paris, Anne Hidalgo, Monsieur le maire du 13e arrondissement, Jérôme Coumet, Madame l’adjointe, Catherine Vieu-Charier, en l’assurance de nos meilleurs sentiments,

Signataires :
Frédérik Detue, historien du témoignage en littérature
Stéphanie Courouble-Share, historienne du négationnisme
Rémi Coutenso, professeur de philosophie
Isabelle Moy, avocate
Elishéva Gottfarstein, doctorante en histoire, spécialiste des politiques mémorielles
François Rastier, directeur de recherche en linguistique
Charlotte Lacoste, enseignante-chercheuse, spécialiste de la littérature de témoignage
Alain Policar, chercheur en science politique
Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique
Christophe Tarricone, historien spécialiste de la Shoah
Tal Bruttmann, historien spécialiste d’Auschwitz
Nadia Meziane, militante antiraciste
Marie Peltier, historienne spécialiste du complotisme
Antoine Grégoire, militant antiraciste
Judith Lyon-Caen, historienne
Frédérique Leichter-Flack, enseignante-chercheuse en littérature
Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine
Emmanuel Debono, historien spécialiste de l’histoire de l’antiracisme
Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS
Audrey Kichelewski, historienne spécialiste de la mémoire de la Shoah
Carole Lemee, anthropologue spécialiste de l’histoire de la Shoah et de ses mémoires
Brigitte Stora, journaliste, autrice
Beate Klarsfeld
Serge Klarsfeld
Clotilde Policar, chimiste, professeure à l’École normale supérieure
Jean-Pierre Salgas, professeur à l’E.N.S.A.D
Gaëtan Pégny, professeur d’allemand