Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique.
C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait.
Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique.
S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”. Cette posture argumentative est en effet particulièrement préjudiciable au rétablissement d’une réalité bien plus complexe, qu’il faut asseoir sur des fondations analytiques bien plus exigeantes. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’identifier les acteurs nationaux ou internationaux et les ressorts, banalement politiques, de cette trop consensuelle criminalisation. Ce raccourci ne procède pas seulement de la peur postcoloniale des Occidentaux devant un lexique qui entend avant tout se démarquer de celui que, sous couvert d’universalisme, ils croyaient avoir réussi à imposer au monde. Outre par ces peurs occidentales post-coloniales, la criminalisation réductrice des Frères Musulmans est puissamment relayée, depuis Nasser, par tous les régimes autoritaires arabes dont les opposants islamistes constituent la principale menace. Il l’est, enfin et par-dessus tout, par la très puissante machine de communication d’Israël qu entend dépolitiser ainsi la résistance des Palestiniens qu’il martyrise. Pour tous, Israël, ses partenaires occidentaux ou arabes, il s’agit ainsi de nourrir l’idée que ceux des musulmans qui leur résistent à Gaza ou qui, dans la banlieue parisienne ou cairote, adoptent des postures revendicatives, ne le font aucunement pour combattre les éventuels dysfonctionnements des mécanismes de la représentation politique qui les privent de leurs droits mais seulement parce que … ils sont “trop” musulmans.
La minimisation ou la caricature des Frères est ensuite contre-productive pour une raison aussi essentielle qu’elle est complexe.
S’il est vrai que l’organisation historique des FM est très affaiblie aussi bien en Europe que dans le monde arabe, il est tout aussi vrai que l’essence de ce qui est reproché aux Frères – à savoir leur volonté de penser le politique sans se départir de leur appartenance religieuse et donc dans une relation modernisée voire postmodernisée de leur héritage islamique – est en revanche présente dans de très larges segments de la population musulmane, non seulement en “Orient” que, fût-ce dans des contextes et des raisons différentes, au sein des sociétés occidentales.
Il convient donc d’expurger de notre pensée dominante ces raccourcis que le large spectre des forces politiques arabes, occidentales ou israéliennes est parvenu à imposer au détriment de l’image fondatrice d’Hassan al-Banna. Pour rouvrir sans passion la porte de la pensée, la conclusion de l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la question, le Norvégien Brinjar Lia (1) , est d’un puissant appui. A la trajectoire de ces “Frères” si mal aimés et pourtant, sous une forme ou sous une autre, encore si présents, elle redonne notamment sa portée sociale, essentielle, trop systématiquement occultée, autant par les Occidentaux que par les gauches arabes.
“Plus que toute autre chose, la confrérie à réussi à redonner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, une alternative politico religieuse viable voit le jour, dirigée par les “masses” , les awamâ et non les élites, les khassa et échappant à la propriété de ces élites. Pour l’auteur de ces lignes” poursuit Lia, “ce sont les mots de Gamal al-Banna (frère de Hassan) qui semblent les plus justes”. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la naissance de la Confrérie avait représenté, Gamal al-Banna avait déclaré: «Elle a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.” (…/…)
“Hassan al Banna et la fondation des Frères Musulmans” in Histoire des mobilisations islamistes XIX – XXI ème siècle D’Afghani à Baghdadi. François Burgat et Matthieu Rey (dir) CNRS Editions 2022 – p.93-106.
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Brynjar Lia (Univ d’Oslo) : Hasan al-Banna: le père fondateur de l’islamisme contemporain
“La naissance et la montée en puissance du mouvement des Frères musulmans en Égypte entre la fin des années 20 et le début des années 50 représentent l’un des plus importants tournants de l’histoire de l’islam politique. Pour la première fois, l’idée de faire de l’islam le fondement de l’activisme politique moderne s’est concrétisée sous la forme d’un mouvement politique de masse moderne, qui non seulement remettait en cause le statu quo dans le domaine politique et le champ religieux traditionnel, mais mobilisait également des segments entièrement nouveaux de la population dans des types d’activisme tout à fait inédits. La Société dirigée par Hasan al-Banna a défié toute classification simple; il ne correspondait ni au modèle traditionnel de société de bienfaisance islamique, ni à l’étiquette de parti politique. Elle procédait plutôt de la fusion de nombreux éléments organisationnels traditionnels déjà connus. L’action de Banna les a tous intégrés en un mouvement politico-religieux nouveau et tout à fait moderne. La mobilisation de masse et l’expansion rapide du mouvement ne peuvent être pleinement expliqués et compris qu’en dépassant les facteurs circonstanciels externes, tels que le colonialisme, les blocages politiques et le dysfonctionnement de la politique égyptienne, ou encore les difficultés économiques, les conflits de classe et la crise culturelle et religieuse qui sévissaient dans l’Égypte pré-révolutionnaire. La capacité des Frères musulmans à exploiter ces facteurs externes à leur avantage et à offrir aux jeunes bourgeois impatients de la classe moyenne inférieure, une alternative et un débouché à leurs énergies ne peut s’expliquer que par l’examen de facteurs internes : l’institutionnalisation par la confrérie de l’ascenseur professionnel de ses membres, sa méritocratie, l’ accent qu’elle a mis sur l’engagement individuel et l’ attention qu’elle a portée aux périphéries égyptiennes au double sens politique et géographique du mot. Plus que toute autre chose, la Société des Frères a réussi à donner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire moderne de l’Égypte, une alternative politico-religieuse viable avait vu le jour, dirigée par les masses, par les “‘awama”, et non par les élites, les “khassa” et échappant à la propriété de ces élites.
Après la mort de Hasan al-Banna, au terme de son assassinat politique en février 1949 et après la répression totale du mouvement par le régime militaire de Nasser en 1954, l’islamisme moderne s’est diversifié en un univers composé de mouvements et de groupes multiples. Mais l’héritage des premiers Frères musulmans et de leur leader charismatique, Hasan al-Banna, n’en est pas moins demeuré très présent dans la plupart des recoins du paysage islamiste, de nombreux acteurs très différents tentant de le récupérer pour leurs propres besoins. Il est donc d’autant plus important de revenir à l’histoire de la Confrérie et d’étudier sans passion ce que le mouvement représente réellement. Pour l’auteur de ces lignes, ce sont les mots de Gamal al-Banna qui semblent les plus justes. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la Confrérie représentait, Gamal a déclaré: «La Confrérie a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.”