Unorthodox a généré et générera de nombreux articles journalistiques et bientôt académiques. La presse juive américaine a livré quelques réactions particulièrement critiques y compris venant d’ex-orthodoxes qui ont ressenti le désir et la nécessité de s’extirper du monde khassidique, mais n’en sont pas pas moins réservés et parfois scandalisés par la manière dont la série dépeint leur univers d’origine. Ces réactions portent sur la manière dont la vie communautaire et familiale est décrite ainsi que sur la vraisemblance même du récit, particulièrement de la partie berlinoise dont même le “coach” en chef (et rabbin dans la série) a pu dire dans une interview récente qu’elle ne peut correspondre à un parcours réel.
On a largement comparé Unorthodox à la série israélienne Shtisel. Cette dernière relève également d’une recomposition du réel, il s’agit de “cinéma”, pas d’un documentaire “caméra à l’épaule” ou d’un épisode d’une télé-réalité anthropologique à ne surtout pas inventer. Mais Shtisel ne s’est pas construite sur le même genre d’oppositions et personne, semble-t-il, ne s’est senti trahi, sans doute parce que le monde de cette série n’est pas univoque mais complexe. Celui de Unorthodox est dur, parfois inhumain. Son héroïne n’est pas déchirée entre des aspirations paradoxales à l’instar du professeur de religion et peintre de Shtisel. Elle s’oppose mais sans qu’on ne comprenne vraiment comment son opposition s’est construite ou ce qui la distingue de ces femmes qui papotent à l’entrée de l’immeuble dont elle s’enfuit. Seule la fuite la motive.
Interroger le succès de la série dans le “grand” public ouvre d’autres questions qui portent sur la perception des Juifs. Le Juif khassidique représente un archétype. Il est en quelque sorte « le » Juif « parfait », « total » à l’opposé, – à l’extrême d’un éventail très large de possibilités – du Juif sécularisé, méconnaissable et quasiment inconnaissable. Ce qui nous renvoie à la fabrique de l’antisémitisme moderne dont la cristallisation s’est faite à un moment de leur histoire où les Juifs, du moins en Europe occidentale, cessent d’être identifiables. C’est autour de ces figures opposées, prises dans le malaise du regard porté sur les Juifs et dans une fascination mêlée de rejet devant l’étrange, que se joue le succès de la série.
Le monde “mystérieux », exotique et complètement décalé du khassidisme est enfin dévoilé ou du moins semble l’être, puisque ses dimensions spirituelles ou la solidarité qui soude ses membres sont absentes; seule l’oppression et le malaise règnent. Ce dévoilement a rencontré une curiosité impatiente à l’égard d’une communauté auto-centrée et inaccessible bien qu’elle s’épanouisse (moins les milliers de jeunes qui la fuient) au sein de villes occidentales.
Mais pour que cette série rencontre un tel agrément et finalement ne génère des interrogations qu’au sein du monde juif, il fallait aussi qu’elle réponde à des attentes préexistantes, et qu’elle corresponde à des idées déjà construites, folklore mis à part (et parfois « bidouillé » puisque le fameux Eruv dont la rupture contraindrait Etsy à fuir sans bagage n’est pas reconnu par les Satmar), sur ce qu’est ou plutôt ce que « doit » être une communauté religieuse et strictement religieuse en un temps où la religion est globalement considérée comme un archaïsme dénué de sens par la très grande majorité du public occidental et, tout autant, sur ce que « doivent » être les Juifs.
La vision « laïque » trouve, dans cette mise en scène à la grosse louche – ce qui n’est pas un problème en soi, voir plus haut – la confirmation de ses certitudes et donc son réconfort.
Le khossid est bien archétypal ainsi que ses « payes » si intrigants et qui, quasiment devenus la « marque du vrai Juif », sont toujours, c’est une expérience vécue, parmi les questions posées quand on parle de judaïsme à une classe d’élèves lambda. Rabbi Jacob, au succès intemporel, a certes labouré le terrain.
Le monde du khossid est rétrograde, réduit à sa dimension oppressante. Les femmes y sont écrasées sous le poids d’obligations insupportables (les hommes aussi par ailleurs, dont les deux spécimens mis en scène ne semblent ni réellement « équilibrés » ni très heureux). Voilà qui confirme les stéréotypes sur la religion au sens large et sur celle des Juifs en particulier.
Il n’est pas anodin qu’une rabbine libérale, interrogée par « Madame Figaro » ait insisté sur le fait qu’il faut « donner la voix à des visions plus normales de la religion ». Elle exprime une crainte légitime qu’on puisse réduire le judaïsme à cette incarnation de l’archaïsme et de l’oppression des femmes mais elle n’est pas en mesure de s’écarter du cliché portant sur « l’anormalité » de ce monde.
Autrement dit, Unorthodox rencontre un assentiment général pour deux raisons. Il décrit les Juifs tels qu’on préfère les voir et dispense d’envisager la pluralité des figures juives. Il dit bien que quelque chose ne tourne pas rond chez eux et qu’il n’y a pas d’autre solution que d’aller voir ailleurs, dans le monde merveilleux de la grande musique (par exemple). Le seul élément qui fait quelque peu vaciller cet échafaudage sonne également la fin de la récréation libératrice (je ne parle pas de celle de l’héroïne). C’est quand Etsy, de manière totalement improbable, livre soudainement un chant issu de son univers qu’il devient possible d’imaginer que ce dernier est peut-être plus complexe que la série ne le laisse jusque là penser.