"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Les Juifs ne sont jamais Juifs

in Chroniques du déni by

Les Juifs ne sont jamais Juifs. On avait Shlomo Sand et ses disciples trop nombreux qui annonçaient “la bonne nouvelle” tant attendue : les Juifs et avant tout les ashkénazes n’en étaient pas (1). D’autant, nous apprenait-on avec un sourire narquois et satisfait, que, du temps où on ne les avait pas encore rayés de la carte des peuples d’Europe centrale et de l’Est, ils parlaient sans le savoir (les idiots) une langue turque, le yiddish.

On aura maintenant aussi un de ses affidés, Julien Cohen-Lacassagne qui, dans un pamphlet publié, tiens donc, à La Fabrique (2), nous livre un calque parfait du livre de son maître. Un calque censé parachever le travail et qui applique avec diligence la même idéologie réductrice et négatrice, les mêmes procédés discursifs et le même dédain pour les sources historiques, aux Juifs d’Afrique du Nord (prochain épisode sans doute, les Juifs yéménites, irakiens, iraniens, indiens et chinois).

Si les Ashkenazes étaient sans le savoir des Khazars convertis, ayant au passage perdus de manière inexplicable leurs yeux bridés, les Toshavim (les premiers arrivés) et Megorashim (les exilés d’Espagne) d’Afrique du Nord sont eux des Berbères de religion juive (voir la recension critique, exhaustive et charpentée d’Alexandre Journo publiée par l’INRER (3) ). Etant entendu que si les Juifs ne peuvent, par essence sans doute, exciper de la moindre existence collective dans l’Histoire en tant que ce qu’ils sont (ils s’illusionnent et mentent au Monde), ce ne peut évidemment être le cas des Berbères, qui avec constance et dans une permanence parfaite à laquelle nul ne peut échapper, peuplent l’Afrique du Nord depuis la nuit des temps et jusqu’à la fin de ces derniers.

L’auteur de cet impérissable salmigondis a déjà rencontré, à l’instar de son modèle et prophète, quelque succès de presse, avant, on peut le craindre, un déferlement de même ampleur que celui qui salua la sortie de “L’invention”. Une interview parue dans Le Point (4 ) donne sans doute le ton à venir. J. Cohen-Lacassagne s’y réfère, comme S. Sand au sujet du yiddish, aux explorations «linguistiques» de P. Wexler. Extrait : “Des pistes de recherches ont été lancées dans les années 1990 par le linguiste Paul Wexler qui a analysé le vocabulaire arabisant des juifs méditerranéens et décelé des pratiques révélant des conversions au judaïsme.

Qu’est-ce qu’un “vocabulaire arabisant”? En quoi un tel vocabulaire pourrait-il établir l’existence de conversions au judaïsme précédant l’arrivée de l’islam et de la langue arabe en Afrique du Nord?…

Pour la petite histoire, P. Wexler avait pour habitude de publier sous un nom d’emprunt dans des revues linguistiques des recensions appuyant ses thèses et dénigrant celles des autres chercheurs (5).

Extrait : « L’éclaireur, c’est Shlomo Sand. Dans Comment le peuple juif fut inventé, il a débarrassé la judéité de son ethnicité. Il m’a encouragé et, en plus de son amitié, je lui dois beaucoup, en termes de méthode et d’appréhension critique de l’histoire. L’archéologie, l’épigraphie et les mythes fournissent quelques sources. Je me suis appuyé sur Flavius Josèphe et sur les premiers théoriciens de l’Église, d’origine berbère et préoccupés par l’expansion du judaïsme. L’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldûn enfin évoque des tribus converties au judaïsme. Je pars du présent dans mon approche. En histoire, c’est le présent qui détermine le passé, pas l’inverse. »

La littérature scientifique n’est pas citée à moins qu’elle ne soit réfutée avec des arguments de mauvaise foi .Sand rejetait ainsi un ouvrage (6) opposé à sa thèse sur le prosélytisme juif en arguant du fait que son auteur vivait en Israël.

A chaque fois aussi, un individu seul, se basant uniquement sur des sources secondaires, limitées et sujettes à caution, annonce démontrer que l’histoire officielle (autrement dit « sioniste ») mène tout le monde, les Juifs en premier, en bateau. Le canevas sous-jacent de cette démarche relève de toute évidence d’une forme de complotisme.

L’extrait suivant illustre l’ignorance et le défaut de réflexion de Lacassagne en matière de cultures et de langues juives. Quel est par exemple le sens, dans le cadre de sa réfutation de l’existence de diasporas juives, de « avec qui communique-t-on aujourd’hui en yiddish ou en ladino ? ».

« À ceci près qu’il n’y a pas, pour moi, de diaspora juive. Il y a des diasporas grecques, libanaises, arméniennes… composées de « dispersés » partageant une même origine géographique et maintenant des liens avec le pays des aïeux. Pour les juifs, ce n’est pas le cas, l’origine géographiquecommune est fantasmée. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de liens spirituels avec Jérusalem, respectables aussi bien pour les juifs que pour les chrétiens, les musulmans ou les amoureux des vieilles pierres. Pour autant, les juifs, les chrétiens, les musulmans et les amoureux des vieilles pierres ne forment pas de diasporas. Pour ce qui concerne les langues, je préfère la diversité, je peux fredonner des chansons anarchistes en yiddish et des mélopées en ladino, mais une langue sert à communiquer et avec qui communique-t-on aujourd’hui en yiddish ou en ladino ? L’usage est toujours le plus fort, mais ça ne doit pas empêcher de faire vivre autrement ces langues, ce que faisait admirablement Isaac Bashevis Singer. Longtemps, la principale langue des juifs fut l’arabe. Elle a relié un espace allant de l’Irak à l’Andalousie et permit aux juifs de communiquer entre eux. Saadia Gaon traduisit la Torah en arabe au Xe siècle pour que des Arabes juifs la comprennent. Le grand penseur du judaïsme médiéval, c’est Moïse Maïmonide qui écrivait en arabe et était arabe, on devrait l’appeler par son nom véritable de Moussa ibn Maïmoun. »

Maïmonide, connu dans le monde juif sous l’acronyme hébraïque de Rambam, a écrit en arabe son œuvre philosophique et médicale ainsi que ses épîtres mais c’est en hébreu qu’il rédiga son ouvrage législatif majeur, le Mishne Torah, un détail manifestement dénué de la moindre importance pour ce spécialiste de l’inaltérable berbérité arabisée.

Refusant toute légitimité à Israël, S. Sand et J. Cohen-Lacassagne n’ont trouvé d’autre moyen que de nier l’existence des Juifs en tant que Juifs.

Le procédé est profondément «colonial» par le dédain qu’il manifeste pour les Juifs sommés de s’identifier à ceux qui les ont méprisés en tant que Juifs. D’autant plus dans une époque où il est précisément annoncé qu’il faut écouter la voix des communautés, des racisés et des (dé)colonisés.Les deux auteurs trouvent également à mettre en scène de cette manière leur désir de ne pas s’inscrire dans la généalogie de leurs parents (de ne pas ou plus être Juifs) (7) , ce qui est leur droit en tant qu’individus. Cette démarche a cependant pris la forme d’une réécriture de l’histoire à des fins idéologiques. Il serait, quoi qu’il en soit, étonnant qu’on tolère de telles assertions, empreintes d’un mépris évident, à l’égard d’autres communautés et d’autres figures de l’histoire. Seul le fait qu’elles semblent contenter des attentes diverses peut expliquer une telle réception.

Au sein  du monde arabo-musulman où les discours niant tant le statut ancien des Juifs que les conditions de leur départ massif ou le fait même de leur identité communautaire, sont récurrents, il n’y a pas de doute que le livre sera entendu par beaucoup comme un oracle. Il en sera de même dans une gauche anti-impérialiste et antisioniste qui pourra ajouter un chapitre à ses fantasmes de délégitimation.

Le fait que tant S. Sand que J. Cohen-Lassagne fondent leur négation de l’existence des Juifs en tant que communauté ethno-culturelle et transnationale sur une conception racialiste de l’histoire (l’origine biologique déterminerait l’identité des individus et des collectivités) ne semble pas avoir troublé jusqu’ici des milieux politiques dont l’antiracisme était censé constituer une caractéristique essentielle.

Jusqu’à aujourd’hui, la référence à S. Sand y reste une constante du discours sur les Juifs.Nous en sommes donc à la troisième étape d’une offensive d’anti-histoire puisqu’à «L’invention» a fait suite, en 2016, une “étude”, cosignée par P. Wexler et dirigée par un généticien israélien nommé Eran Elhaik (8). Ce dernier soutenait que les Ashkénazes étaient originaires de trois villages anatoliens (ce doit être l’étude de génétique des populations la plus précise de l’histoire de cette discipline). Extrait significatif :« Nos résultats laissent entendre que le yiddish a été créé par des marchands juifs slavo-iraniens opérant sur la route de la soie entre l’Allemagne, l’Afrique du Nord et la Chine. »… Ajoutons que rien ne venait expliquer le lien établi dans cette apparence d’étude entre génétique des populations et linguistique historique de la langue des Ashkénazes (sans conteste, pour tout observateur denué d’intention malveillante, une langue germanique). L’absence de réaction des historiens du judaïsme ainsi que l’incompétence générale en matière d’histoire juive, avaient permis à Sand d’envahir l’espace médiatique sans rencontrer d’objection, si ce n’est dans la presse communautaire juive (9). La Vie des Idées publia en 2009 une recension positive (10). Un dossier de la revue Le Débat présentait d’emblée les assertions de Sand comme relevant d’un débat académique (11). A Bruxelles, le CEGES (Centre d’expertise belge de l’histoire des conflits du 20e siècle) reçut l’historien (du cinéma) en le présentant comme ayant renouvelé de fond en comble l’histoire juive (12 ). Les seules critiques immédiates furent celles de deux historiens israéliens, I. Bartal et A. Shapira, démonétisés d’office en raison de leur identité (13). Il fallut attendre 2012 pour voir paraître dans La Revue des Livres un article extrêmement critique de J. Marelli (14). Il faut joindre à cette bibliographie un article plus récent de J.-C. Attias et E. Benbassa (15).

Il reste à espérer que cette fois-ci, les historiens prendront la mesure de cette entreprise idéologique et négatrice qui ne relève en rien de la méthodologie historique et réagiront en conséquence.

(1 )Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard 2008

(2 )Julien Cohen-Lacassagne,Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord, La Fabrique, 2019.

(3)Alexandre Journo, Berbères juifs : une falsification, https://inrer.org/2020/07/berberes-juifs-une-falsification/

(4) Julien Cohen-Lacassagne: «Au-delà des Berbères juifs…», www.lepoint.fr/afrique/julien-cohen-lacassagne-au-dela-des-berberes-juifs-03-07-2020-2382849_3826.php

(5 ) Le linguiste Dovid Katz a dénoncé tant cette supercherie académique que les élucubrations à géométrie variable de Paul Wexler faisant du yiddish alternativement une langue slave, turque, indo-iranienne, ou gréco balkanique, etc. Cf. D. Katz, «A Late Twentieth-century case of katoves”, History of Yiddish Studies, éd. Dov-Ber Kerler, Chur:Harwood, 1991, p. 141-163. (www.dovidkatz.net/dovid/PDFLinguistics/1991aa.pdf). Extrait p. 8 : «At this rate, there will soon be a Judeao-Martian substratum in Yiddish». «Katoves», dont l’étymologie est discutée depuis la renaissance, signifie «plaisanterie».

(6 ) Martin Goodman, Mission and Conversion. Proselytizing in the Religious History of the Roman Empire, Oxford, Clarendon Press, 1994

(7)  Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif, Flammarion 2010

(8) T h e O r i g i n s o f A s h k e n a z , A s h k e n a z i c J e w s , a n d Yi d d i s h , www.frontiersin.org/articles/10.3389/fgene.2017.00087/full

(9 ) Dont Alain Mihaly, Sand ou la bonne nouvelle, Points critiques n°300, novembre 2009 et «Sand». Un point final?, Points critiques n°302, janvier 2010

(10 )  Mathieu Calame, Aux origines du roman national israélien, https://laviedesidees.fr/Aux-origines-du-roman-national.html

 (11 ) Le Débat, Dossier : Autour de Comment le peuple juif fut inventé de Shlomo Sand, n° 158, 2010/1, http://le-debat.gallimard.fr/dossier_revue/autour-de-i-comment-le-peuple-juif-fut-invent-i-de-shlomo-sand/

(12) « Un rendez-vous à ne pas manquer : séminaire exceptionnel au CEGES. Comment le peuple juif fut inventé”, http://cegesoma.all2all.org/cms/pdf.php?pge_art=207&article=1244&pagnbr=36&pagofs=0

(13) Israel Bartal, L’invention d’une invention, Cités2009/2 (n°38), pages 167 à 180, www.cairn.info/revue-cites-2009-2-page-167.htm; Anita Shapira, The Jewish-people deniers, Journal of Israeli History 28(1):63-72·March 2009

(14) Joëlle Marelli, Shlomo Sand, le peuple et l’exil, La Revue des Livres, https://issuu.com/revuedeslivres/docs/rdl_8global

(15 ) Le peuple juif existe-t-il?, Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa, L’Histoire n° 447, mai 2018

 

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