Légitimer l’antisémitisme en prétendant le combattre
Un texte, intitulé « Lignes de force de l’UPJB (Union des Progressistes Juifs de Belgique) contre le racisme en général et l’antisémitisme en particulier », a été adopté en décembre
2019 par l’AG de cette organisation bruxelloise. Il est accessible sur son site (www.upjb.be) et sa page Facebook.
Ce texte est emblématique tant en raison de ce qu’il dit au sujet de l’antisémitisme que du statut de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique, ou de toute autre organisation juive comparable, au sein de la gauche “anti-impérialiste” et antisioniste.
Descendante directe de l’ « organisation de masse » du parti communiste belge au sein de la population juive bruxelloise, l’UPJB a hérité de celle-ci une identité fondée essentiellement
sur un résistancialisme qui, se référant à la participation active des communistes juifs à la résistance armée, représentait la seule version possible, dans un cadre communiste, d’un
engagement juif.
A partir de la fin des années 70, la question palestinienne a pris progressivement de plus en plus d’importance dans l’engagement de l’organisation jusqu’à en représenter l’axe principal, le ciment identitaire et sa « carte de visite » dans la société civile et le monde politique.
Au cours des deux dernières décennies, l’UPJB s’est appropriée à usage démonstratif le vocabulaire diasporiste du Bund (parti socialiste juif opposé à l’Internationale communiste).
Elle n’est pas pour autant en mesure, ainsi qu’en attestent ces « lignes de force », de penser la condition juive diasporique hors les cadres de pensée qui ont présidé à sa fondation et de
concevoir les métamorphoses successives d’un antisémitisme dont il ne lui restera plus qu’à imputer les causes au monde juif lui-même.
Son appréhension des événements s’accommode
donc de l’existence d’un antisémitisme « à gauche », censé disparaître le jour où les Juifs se conduiront de manière vertueuse et ne donneront plus de raisons légitimes de les haïr.
Elle exige de nier celle d’un antisémitisme « de gauche » dont les origines, sans remonter nécessairement au proto-socialisme du XIXe s., prennent leurs racines modernes dans la stigmatisation soviétique du sionisme comme paradigme du mal.
En conséquence, l’antisionisme démonologique, qui érige les «sionistes » et les Israéliens en nazis et s’insère dans un processus de libération de la culpabilité européenne liée à l’abandon des Juifs face à l’extermination, reste pour elle totalement « invisible ».
L’UPJB a donc soutenu la remise par l’Université Libre de Bruxelles (ULB) d’un doctorat honorifique au cinéaste britannique Ken Loach, malgré le soutien constant de celui-ci à lathèse antisémite d’une complicité « sioniste » dans le génocide nazi des Juifs. Les interventions dans la presse de représentants de l’UPJB, comme on l’a encore lu récemment
dans un numéro spécial, consacré à l’antisémitisme, de la revue bruxelloise « Ensemble! » confirment ce positionnement.
Ces « lignes de force », dont il est indiqué en sous-titre qu’elles constituent la première version d’un document de travail, annoncent dès leur intitulé le paradoxe d’une réflexion qui,
bien que présentant d’emblée l’antisémitisme comme une déclinaison du « racisme en général », ne traitera pourtant essentiellement que de lui, tout en niant ou relativisant sa
prégnance et en l’asservissant à la nécessité tant idéologique que circonstancielle de « remplacer » les Juifs par d’autres victimes « équivalentes ». Le procédé apparaît comme
formel car c’est à travers le prisme de sa compréhension de l’antisémitisme, qu’elle lie indissolublement à la question palestinienne, que l’UPJB peut réaffirmer son rôle, exemplaire
et exemplatif, et son statut au sein de la gauche de gauche.
Bien que des modalités problématiques de l’antisémitisme contemporain soient mentionnées (point 8 : « …il ne faut pas négliger, au sein de la population arabo-musulmane, le poids
d’un imaginaire issu des pays d’origine »; point 13 : « La gauche, dont l’UPJB se revendique, n’est pas vaccinée contre l’antisémitisme »), les auteurs du texte ne remettent pas
en cause leurs présupposés idéologiques, ce qui obère toute prise en compte des faits, et les amènent à livrer les arguments permettant de relativiser des phénomènes dont ils admettent
par ailleurs l’existence. On notera par ailleurs que les « lignes » précisent que « la situation des Juifs/ves en terre d’islam n’a jamais conduit aux dérives criminelles qui les ont frappé-es en Europe », une affirmation quelque peu infondée que les victimes des pogroms de Bagdad (1941) ou Oujda (1948) ne sont plus là pour remettre en question..
On pourrait d’ores et déjà en déduire que, de même que le communisme juif réduit le nom Juif à l’état d’adjectif et donc d’une condition secondaire liée existentiellement à un engagement politique à gauche (le « Juif de gauche » décrit par Albert Memmi dans La libération du Juif, ou le « progressiste juif » bruxellois), l’antisémitisme ne pouvait qu’être soumis à la catégorie globale et globalisante du « racisme ».
Récemment encore, l’UPJB reprenait sur son site et sur Facebook une « carte blanche » publiée dans le journal flamand De Standaard (12/03/2020) par son organisation
correspondante en Flandre, «Another Jewish Voice ». Ce texte prenait position dans le cadre d’une controverse portant sur la mission du Musée Kazerne Dossin (appellation complète :
« Musée sur l’Holocauste et les Droits de l’Homme ») et opposant historiens flamands et « communauté juive ». On y lit cette phrase extrême qui pourrait constituer l’aboutissement
d’un rejet en soi du concept d’antisémitisme, y compris dans sa dimension nazie d’extermination : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont les Juifs qui ont le plus souffert sous le régime nazi. Six millions d’entre eux ont été exterminés et anéantis. Mais les Juifs n’étaient pas les seuls à être persécutés. Toute personne qui se comportait ou pensait
différemment des nazis était déportée. Côte à côte, Juif, gitan, homo, communiste ou pacifiste, vers les chambres à gaz. »
Discrimination et domination
Les « lignes de force » posent en introduction de leur point 2 que « l’antisémitisme est la forme de racisme qui vise les personnes juives ou supposées telles ».
Cette définition, prise telle qu’elle et s’insérant dans un combat antiraciste, pourrait ne pas être problématique bien qu’elle fasse l’impasse sur les processus historiques qui distinguent
antisémitisme et racisme et, par conséquent, sur le fait que l’antisémitisme, par les archétypes qui le construisent, n’est pas seulement un racisme.
Elle doit cependant être considérée ici comme ayant le statut d’une prémisse idéologique qui induit des conséquences d’ordre politique.
Les « lignes de force » mettent en effet les deux phénomènes sur le même plan, estimant de façon strictement mécanique (cf. point 3) que « de nouvelles populations ont repris la
fonction de bouc émissaire qui était auparavant principalement exercée par les Juifs/ves ».
Cette proposition qui réduit la compréhension de l’antisémitisme (et, par extension, celle des racismes) à la théorie simplificatrice et discutée du « bouc émissaire », complétée par celle d’un « déplacement » ou d’un « remplacement » de ses cibles, est suivie de la reconnaissance
du fait que les Juifs « qui ne sont plus victimes de discriminations », sont toujours victimes de « crimes de haine », de stéréotypes et de préjugés » qui, pour ces derniers « connaissent même une nouvelle vigueur sous la forme d’un complotisme décomplexé », dont on remarquera qu’il ne fait l’objet d’aucune analyse dans ce texte programmatique. Cette
reconnaissance formelle a pour unique fonction de renforcer l’analogie invoquée. Elle ne rend pas compte, à titre d’exemple, du fait que les discriminations subies par les Juifs dans la
Russie tsariste ou la Pologne des colonels, avaient des bases légales, ce qui n’est pas le cas de celles qui sont infligées aux populations qui auraient pris la « place » des Juifs. Bien que
certains ressorts, entre autre complotistes, de l’antisémitisme soient dorénavant activés au bénéfice de l’islamophobie et que ces deux racismes trouvent même à s’articuler dans le cadre d’un discours d’extrême droite qui impute aux Juifs la responsabilité d’une « invasion » censée conduire au « remplacement des Blancs », le raisonnement mené ici dépasse cette constatation. Le point 9 en donne la finalité : « Tout milite donc pour que les Juifs/ves et les autres minorités racisées affrontent le racisme qui les frappe en ordre dispersé et le plus souvent en faisant concurrence. Ainsi, on suggère que l’antisémitisme serait d’une nature intrinsèquement différente des autres formes de racisme.” Certain-e-s prétendent même
combattre l’antisémitisme en niant la réalité de l’islamophobie, comme si elle leur faisait de l’ombre “.
Le lien logique entre ces deux dernières propositions – dont la première a clairement pour fonction d’introduire ou plutôt d’asséner la seconde – resterait difficile à saisir si l’on ne tenait
compte du fait que la question de l’islamophobie, s’inscrit ici, pour l’UPJB, dans le champ d’une « compétition victimaire » (évoquée également au point 14) qui devrait nécessairement
opposer entre elles les victimes de phobies et discriminations et dont la responsabilité est d’emblée imputée à ceux (« on ») qui « suggèrent » que l’antisémitisme serait d’une « nature
intrinsèquement différente ».
L’explication est donnée : « comme si elle leur faisait de l’ombre »; comme si l’islamophobie faisait de l’ombre aux Juifs (car à qui d’autre pourrait-elle faire de l’ombre?).
Pour faire bonne mesure, il est souligné que « à l’inverse, d’autres oublient trop souvent d’évoquer l’antisémitisme pour ne pas faire le jeu de la propagande israélienne qui
l’instrumentalise à son profit ». Cette proposition n’est en rien le pendant de la première. Il n’est pas fait mention d’antiracistes issus des communautés arabo-musulmanes qui nieraient la réalité de l’antisémitisme « comme si elle leur faisait de l’ombre » mais bien, in fine, d’une responsabilité israélienne et, logiquement sous-entendue, des institutions juives qui répercutent la « propagande israélienne », dans la genèse de cet oubli.
Que la « propagande israélienne » instrumentalise ou non l’antisémitisme, ou que les acteurs les plus à droite des
communautés juives qualifient d’antisémite toute opinion un tant soit peu critique, est sans lien de cause à effet avec la question de l’antisémitisme .
Ceci appartient au registre de l’argument du « chantage à l’antisémitisme », qui est opposé de manière automatique par la gauche radicale pro-palestinienne à la dénonciation de l’antisémitisme décelable en son sein.
La conclusion du point 9 est du reste sans appel : « Cette division (entre racisme et antisémitisme)… place globalement les Juifs/ves du côté des dominants, en opposition aux
minorités dominées », ce qui, précise-t-on, est « insupportable »… « pour des Juifs de gauche ». Cette affirmation, dont on saisit tout aussi difficilement la logique, ne peut se comprendre que dans le cadre d’une vision comminatoire de la problématique abordée. Il faudrait en déduire que les historiens de l’antisémitisme comme phénomène historique ou
anthropologique spécifique, qui s’inscrit évidemment dans une histoire des racismes, ont agi, sciemment ou non, au bénéfice d’une « domination » juive.
Cette compréhension très particulière de l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme confond la nécessité évidente de mener un combat commun contre tous les racismes avec une exigence de nature idéologique qui place « les Juifs/ves » sous l’emprise d’une injonction permanente à ne pas se singulariser
et condamne ceux d’entre eux qui refuseraient de s’y plier à être « globalement du côté des dominants », et à partager un destin funeste dont les « Juifs de gauche » seraient épargnés.
Ce propos ne manque pas de résonner au diapason des thématiques complotistes faisant des Juifs le pivot d’un système de domination écrasant les « minorités », dont, rappelons-le, les Juifs font partie.
Compétition et surprotection
Toute revendication juive, qu’il s’agisse de la reconnaissance des spécificités de l’antisémitisme ou de la demande d’une protection différenciée liée aux risques réels d’attentats antisémites, est stigmatisée ainsi que le montre le passage peut-être le plus révélateur de ce texte programmatique. La quatorzième « ligne de force » expose que « L’UPJB se méfie de la sollicitude appuyée dont les Juifs/ves font l’objet de la part de certaines autorités » (lesquelles par ailleurs?). « Cette attention risque de se retourner contre les Juifs/ves si elle donne l’impression d’en faire une minorité surprotégée. » On retrouve ici sans surprise cette thématique d’une « compétition » entre communautés dont les Juifs porteraient in fine la responsabilité en ne remettant pas en cause cette « sollicitude » dont ils bénéficient.
A l’opposé, la réaction antisémite envisagée n’est aucunement remise en question et apparaît donc comme naturelle, légitime et acceptable.
Heureusement, « c’est notamment pour cette raison que l’UPJB refuse la présence permanente de policiers ou de militaires devant ses locaux. Elle plaide pour qu’une égale
sollicitude soit accordée à tous les groupes exposés au racisme… ».
Il faut cependant noter que ce refus n’est lui-même pas « permanent » et qu’une présence occasionnelle, sans doute nécessitée par des inquiétudes passagères, semble tolérée.
Les « lignes de force » ne mentionnent pas l’acceptation, par l’organisation qui les porte, d’un financement fédéral – qui plus est géré par l’entremise d’institutions juives « dominantes » – pour sécuriser son siège (portes et vitres blindées, caméras de surveillance), qui bénéficie en conséquence lui aussi d’une « surprotection » qui sera elle sans conséquence sur les sentiments des « dominés » à l’égard des Juifs.
Bien que le terme soit absent, la thèse soutenue par l’UJFP (Union juive française pour la paix), dont l’UPJB s’est rapprochée au cours de la dernière décennie, d’un supposé
« philosémitisme d’Etat », autrement dit, d’un favoritisme structurel et injustifié dont tant l’Etat que les récipiendaires seraient coupables, s’est, de toute évidence, imposée aux auteurs des « lignes de force ».
De toute éternité diasporique, les communautés juives ont pu traverser leur époque quand l’Etat a pris leur défense et assuré leur sécurité et elles n’ont jamais autant souffert que quand
l’Etat s’est retourné contre elles. Qualifier, explicitement ou non, de « philosémite » la protection des Juifs par l’Etat, aujourd’hui en tant que citoyens confrontés à un risque
spécifique, revient à péjorer celle-ci, à nier sa nécessité dans des circonstances particulières et, dans un mouvement circulaire, à reprocher aux Juifs de bénéficier d’un traitement
privilégié induisant lui-même un antisémitisme dont ils porteraient la responsabilité.
Il est, quoi qu’il en soit, légitime de se demander si les auteurs n’estiment pas qu’ils sont, en tant que « Juifs de gauche », à l’abri de toute attaque antisémite armée et cela, même si dans
un paradoxe inconscient, ils ont estimé nécessaire de se protéger eux aussi.
Le point 5 pose que la présence « de personnes juives dans les cercles du pouvoir, de l’économie ou de la culture » est « parfois mal acceptée par des fractions d’autres minorités
qui se sentent en compétition victimaire avec les Juifs/ves.. ».
Cette occurence supplémentaire de la thématique concurrentielle se distingue fondamentalement par l’écho singulier donné, dans un texte annonçant combattre les
racismes, à une thématique antisémite classique. « L’antisémitisme en particulier » serait donc appréhendé par « les Juifs de gauche » bruxellois sous l’aspect essentialiste d’une « non-acceptation » de la réussite sociale supposée, en tout cas affirmée ici, des Juifs. Que cette réussite soit réelle ou non n’importe pas, puisqu’aussi bien l’antisémitisme est un
échafaudage de fantasmes collectifs sur lesquels les faits n’ont strictement aucun impact. Il en est de même du « racisme en général » qui se passe de toute rationnalité, ce qui montre à
tout le moins que que les auteurs de ces « lignes de force », bien que prétendant interroger le phénomène raciste en y intégrant ce qu’ils décrivent comme sa variante antisémite, n’en sont pas moins incapables de discerner que leur appréhension de l’antisémitisme démonétise totalement leur combat « général » contre le racisme.
Le même type de « raisonnement » pourrait conduire à légitimer n’importe quel racisme.
Il est par ailleurs évident qu’ils ne se seraient pas autorisés une telle explication « sociale », digne de l’extrême droite raciste et antisémite, à l’égard de quelque autre minorité que ce soit.
Il est fait référence dans le même point aux « héritiers d’une vieille droite qui n’a jamais disparu » et pour lesquels, « les Juifs/ves constituent toujours une minorité inassimilable
qu’il s’agit d’éradiquer ». De toute évidence, le vocabulaire appliqué à l’antisémitisme diffère selon ses vecteurs et le rejet de l’antisémitisme de droite se fait lui sans aucune
complaisance.
On peut en tout cas conclure à l’omniprésence, sinon à l’obsession, de la « figure » de la concurrence ou de la compétition, imputée aux Juifs, et qui présente toutes les
caractéristiques d’une prophétie auto-réalisatrice.
La « compétition victimaire » étant ici agglutinée sans nuances à un antisémitisme social dont le dispositif est repris tel quel, les deux dimensions s’additionnent au détriment des Juifs.
Fait colonial et communautés
Le point 6 enfonce encore plus le maillet en soutenant que « le conflit israélo-palestinien creuse encore ce fossé », imputé de manière répétitive et systématique aux Juifs. Suit une
description critique d’Israël comme « fait colonial » ou en tout cas « perçu » comme tel.
L’essentiel vient ensuite : « Jouant sans retenue de sa supériorité militaire avec la bénédiction hypocrite des puissances occidentales, Israël a toujours pu compter sur la
solidarité de principe des institutions juives majoritaires entretenant en permanence la confusion entre l’ensemble des Juifs/ves et Israël. Cette confusion est peu propice au
rapprochement entre les Juifs/ves et les descendant-e-s de peuples anciennement colonisés qui s’identifient logiquement au peuple palestinien victime d’un autre type de colonisation… »
Idem au point 8 : « Ce souvenir des pays d’origine (il est question des « stéréotypes » et « discriminations légales » frappant les Juifs dans le monde arabo-musulman) se serait très probablement estompé au fil des générations s’il n’était quotidiennement ravivé par le conflit inégal entre Israël et le peuple palestinien et par le soutien politique que la plupart des
institutions juives apportent à cet Etat ».
La même rhétorique se déploie au point 15, cette fois-ci au bénéfice direct de l’UPJB, :
« Etant donné la nécessité de démentir l’opinion courante qui assimile en bloc les juifs/ves à l’Etat d’Israël, l’UPJB est particulièrement attentive à dénoncer les discriminations
institutionnelles qui visent la population palestinienne… Il est particulièrement insupportable qu’une telle politique soit mise en oeuvre en notre nom alors qu’elle insulte notre mémoire et
le combat des nôtres contre le nazisme. »
Le point 13 doit également être cité ici. Il offre la seule référence dans ce texte à l’antisémitisme de gauche, sans qu’il n’en soit pour autant reconnu comme tel. On y lit ces
lignes prudentes : « La gauche, dont l’UPJB se revendique, n’est pas vaccinée contre l’antisémitisme. Celui-ci n’est pas loin quand on impute indistinctement aux Juifs/ves la
responsabilité collective de la politique israélienne et qu’on les met en demeure de s’en démarquer ».
L’UPJB décrie explicitement le discours qu’elle tient et qui lui permet de construire sa vertueuse exceptionnalité.
Le texte glisse du conflit israélo-palestinien à la thématique de la colonisation – des « descendant-e-s de peuples anciennement colonisés » aux Palestiniens -, insiste sur la
« solidarité de principe des institutions juives majoritaires » pour en arriver à faire retour sur l’identité résistancialiste de l’UPJB et à établir un lien explicite entre Israël et le « nazisme » que « les nôtres » ont combattu.
Il y avait sans nul doute moyen d’affirmer le positionnement politique de l’organisation sans risquer un tel carambolage discursif.
Notons également qu’une lecture réductrice du projet sioniste sous l’angle unique du colonialisme interdit de fait toute acceptation de l’existence de l’Etat et justifie à son égard un
antisionisme « d’extermination » qui constitue une modalité de l’antisémitisme contemporain.
Le rôle identitaire que joue l’antisionisme obsessionnel au sein de la gauche radicale n’est, en toute logique, jamais évoqué. C’est pourtant sous la forme de cette vision du monde qui place
Israël au coeur du « mal » que l’antisémitisme s’exprime le plus souvent. De nombreux militants juifs ont quitté sous Corbyn le parti travailliste britannique parce qu’ils étaient
continuellement en butte à des injonctions à se désolidariser d’Israël – et non seulement de la politique des gouvernements israéliens, ce qui ne saurait par ailleurs être non plus exigé
d’eux – et pour avoir été accusés, parce que Juifs, de « sionisme ».
« Pas en notre nom »
Ne pas dissocier l’antisémitisme de la question palestinienne, réaffirmer de manière répétée le rôle que cette dernière jouerait dans sa fabrication, conduit sans conteste à légitimer et renforcer cet antisémitisme.
A titre de comparaison, il serait impensable que le combat contre l’islamophobie soit conditionné à la moindre injonction adressée aux communautés musulmanes. C’est pourtant à
un tel procédé que ce texte nous confronte. Plus fondamentalement, à l’opposé de l’argumentaire rassemblé dans ce texte, ni le racisme « en général », ni l’antisémitisme « en particulier » ne s’expliquent ou, pire, ne se justifient par la conduite, supposée, fantasmée ou même réelle, de leurs victimes.
On ne connaît par ailleurs aucun autre cas où la politique répréhensible d’un Etat aurait conduit à un racisme visant les communautés liées à cet Etat, ce qui démontre suffisamment
que ce texte programmatique appliqué à la question de l’antisémitisme un traitement singulier et différencié.
La non-dissociation induit nécessairement un discours portant sur la représentation des opinions juives, de manière à tenter de désamorcer, sans y parvenir, la dangerosité du propos.
Les passages cités des points 6, 8 et 13 réactivent en effet, de manière quelque peu confuse, plusieurs figures entremêlées du discours porté, au sein de la gauche antisioniste et, de
manière quasiment existentielle, par les organisations juives qui lui sont liées, sur la question israélo-palestinienne dans ses rapports avec le fait juif en Diaspora. Celles de la
« représentation juive », de « l’amalgame entre Juifs et israéliens » ainsi que celle du « pas en notre nom » (mentionné au point 15, déjà cité), dont aucune n’est fonctionnelle dans le cadre d’un combat contre « l’antisémitisme en particulier ».
En l’absence de corps électoral défini, il est en effet impossible de construire une « représentation démocratique » des Juifs. Les deux organisations fédératives juives belges, francophone et néerlandophone, sont précisément des regroupements d’associations. La preuve par l’absurde qu’elles ne sont pas
considérées comme particulièrement « représentatives » réside dans l’attention accordée par les media belges aux thèses de l’UPJB, attention dont se plaignent d’ailleurs des secteurs
de la communauté juive (en mai 2018, l’interview d’un membre de l’UPJB intitulée « L’Union des Progressistes Juifs de Belgique déplore un manque de pression sur
Israël » a été vue sur le site de la RTBF plus de 100.000 fois . L’interviewé a qualifié l’accusation d’antisémitisme, en indiquant de ses doigts que ce terme devait être mis entre
guillemets, d’ « arme » de la droite israélienne).
La question de la représentation est fausse parce que seule importe réellement, les « lignes de force » le reconnaissent, l’existence d’un consensus communautaire qui se décline de
différentes manières, parfois violemment opposées, en faveur d’Israël et s’incarne dans une adhésion identitaire massive au « sionisme » . Ce fait, plus sociologique que politique au sens
strict, doit être pris en compte dans le cadre de toute réflexion portant sur les Juifs de Belgique et d’ailleurs, sur leurs opinions et affects ainsi que sur les menaces qui pèsent sur
eux et obèrent, du moins à leurs yeux, leur avenir.
L’argument de « l’amalgame », qui énonce que l’affirmation d’une dissociation entre Juifs et Israéliens et/ou « sionistes » immuniserait contre l’antisémitisme, représente une impasse. Il nie les affects mentionnés ci-dessus et il autorise implicitement la haine à l’égard des « non-dissociés », pourtant largement majoritaires.
Poser l’antisémitisme comme réaction au soutien communautaire conduit à stigmatiser la communauté juive et à lui faire porter la responsabilité initiale d’un antisémitisme que ce raisonnement légitime par l’effet du syllogisme suivant :
– qui soutient Israël mérite la haine antisémite
– des Juifs soutiennent Israël (signe du malaise provoqué » par cette situation, le fait qu’ils sont majoritaires est tout autant reconnu que contesté)
– ceux-là méritent la haine antisémite
Les « lignes de force », qui ne craignent pas d’endosser explicitement des éléments de réthorique antisémite, mènent en conséquence un procès à charge des communautés juives et
de leurs affiliés.
Après qu’aient été établis comme critères discriminants la catégorisation de l’antisémitisme comme variante du racisme « en général » – ce qui autorise à soutenir que d’autres
populations ont pris, dans la psyché raciste, la place des Juifs désormais stigmatisés comme « dominants » – ainsi que la subordination du combat contre l’antisémitisme à la question de la Palestine, leur fonction première consiste, dans le cadre d’un processus de légitimation réciproque en fonction depuis de nombreuses années, à réaffirmer le rôle pivot de l’UPJB au
sein de la gauche « anti-impérialiste » et antisioniste.
A la gauche antisioniste/antisémite sont livrés un discours sur mesure et une justification d’ordre « ethnique » (« ce sont des Juifs qui le disent ») qui rend omniprésentes les références
à ce type d’organisations dans toute discussion portant sur l’antisémitisme de gauche. Pour sa part, l’UPJB (et ailleurs, des organisations au discours équivalent) assure sa reconnaissance
en tant qu’organisation-modèle de Juifs idéaux, « de Juifs comme il convient qu’ils soient », se pensant suffisamment à l’abri de tout antisémitisme pour non seulement pouvoir proclamer se passer, en apparence, de protection régalienne mais également pour se permettre de stigmatiser ceux qui estiment devoir en bénéficier.
Ce dispositif, qui fait bénéficier « les Juifs de gauche », tels que définis par ce texte, d’un statut privilégié et qui condamne à un antisémitisme mérité ceux qui ne répondent pas aux
critères établis représente un rouage essentiel de la machinerie antisémite de gauche.